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Olivier Grenson ("La Douceur de l’Enfer") : « J’écris mes propres histoires en les dessinant »

Par Charles-Louis Detournay le 5 octobre 2013                      Lien  
Cette rentrée sera marquée par le grand retour de [Niklos Koda->art8058]. À la veille de cette sortie et de l'inauguration de l'exposition qui lui est consacrée au Centre Belge de la BD à Bruxelles, nous revenons sur la première histoire scénarisée et dessinée par Oliver Grenson, un tournant décisif de sa carrière, également récompensée comme meilleur album 2012 aux [Prix Diagonale->art5038].

À la lecture de votre diptyque, on sent que vous installez votre univers dans le premier tome, alors que le second regroupe l’axe principal de votre récit, sur lequel vous vous êtes sans doute concentré dans votre écriture...

Olivier Grenson ("La Douceur de l'Enfer") : « J'écris mes propres histoires en les dessinant »
Cet album reprend les premiers travaux d’Olivier Grenson

Je me demandais si cela allait se sentir… Si ce n’est pas la première fois que je me lançais dans l’écriture d’un projet, c’est effectivement le premier projet qui a été jusqu’à sa conclusion. En réalité, j’ai commencé à écrire La Douceur de l’enfer pour moi-même, et afin de vérifier si je pouvais porter un récit jusqu’au bout. Auparavant, j’avais déjà lancé pas mal de projets mais je m’étais interrompu, cassé dans mon élan par la masse de travail à réaliser, tandis que je devais continuer ce qui était déjà en cours, Niklos Koda particulièrement.

Vous aviez effectivement déjà entamé quelques scénarios du temps de Carland Cross. Mais vous aviez craint la quantité de travail à accomplir ? Ou un manque de maturité ?

Je resterais plus nuancé : je pense surtout que ce n’était pas le moment. Je savais ce que je voulais dire, mais j’ignorais comment exprimer ce que je ressentais. J’avais 13 ans lorsque j’ai écrit et dessiné la première histoire que j’ai réalisée, un humble mélange de Blueberry et Lucky Luke, et j’en ai enchaîné deux autres par la suite. Je photocopiais cela et je le vendais à mes amis d’école. Cette envie d’écrire était donc bien présente. Mais lorsque le projet que vous présentez est refusé chez les éditeurs, vous perdez confiance. Puis le temps passe, et la maturité vous redonne confiance tout en aidant à mieux exprimer vos idées.

Ce voyage en Corée a été un déclencheur ?

Le voyage en Corée a été le déclic pour recommencer à écrire, car j’ai découvert beaucoup de choses à raconter, que je n’avais jamais lues : la Corée du Nord, un pays énigmatique totalement fermé. On se demande donc ce qui peut bien s’y passer, imaginer ce qu’on pourrait en raconter dans un récit. Ayant toujours été passionné d’Histoire, de géographie et de géopolitique, cela m’intéressait d’évoquer également ces points en lien avec la Corée.

Le moteur du récit a donc été d’évoquer cette guerre, une autre thématique qui m’attire. Puis, je me suis rendu compte qu’un récit uniquement centré sur la Guerre de Corée et portée seulement par des Coréens n’intéresserait sans doute pas grand monde. J’explique donc dans le dossier de l’intégrale que j’avais créé d’abord le personnage de Kim, vivant au sud alors que sa sœur résidait dans le nord. Puis, je me suis partiellement ravisé en ajoutant Billy Summer, plus proche de moi et qui permettait de dégager d’autres thématiques que celles de la Corée et de la guerre.

L’introduction de Billy est également lune porte d’entrée vers l’onirisme, que vous placez d’ailleurs dès les premières pages du récit. Est-ce une façon de donner du relief et de la gravité à votre personnage ? Vitre héros porte d’ailleurs sa propre blessure et tente de se forcer à être heureux...

Exactement ! J’ai écrit mon histoire à rebours, à partir du soldat en Corée du Nord. Pour résumer, j’ai donc voulu créer un contexte crédible d’un américain enfermé dans un pays tel que celui-là. J’ai alors voulu évoquer les traumatismes de la guerre, et la façon dont on peut se relever après avoir côtoyé et donné la mort aussi régulièrement. J’ai alors voulu donner un écho à cette situation, avec le traumatisme d’une personne ‘normale’, comme vous et moi, aux prises avec un accident de la vie quotidienne. On débouche à une démarche parallèle à la première : comment se relève-t-on du traumatisme d’un incendie qui a causé la mort de ses parents ?

Votre présentation se focalise à la fois sur le mutisme dans lequel les sujets se terrent, puis sur la délivrance d’en parler, à la fois avec quelqu’un de sa famille, mais qui se révèle aussi être un inconnu !

Oui, même si je l’évoque peu, on peut voir cela comme la thérapie de la parole contre l’oubli. Cacher les choses ne permet pas les oublier comme on pourrait le croire, au contraire, cela les préserve et nourrit le traumatisme. Billy se lance à cœur perdu dans la construction d’une autre famille, n’importe comment. Il croit qu’il est amoureux, mais cette relation biaisée se déroule très mal. C’est effectivement lié à chacun d’entre nous, le fait de trop s’investir, qui peut conduire à ces dérives. J’ai donc voulu faire tourner mon récit autour de la rencontre, presque un télescopage. C’est d’ailleurs la magie de l’écriture : installer des pistes, qui finalement vous entraînent dans des directions inattendues. Les symboles se recoupent et, lorsque qu’on retrouve les deux personnages autour de cette table, elle représente d’une certaine façon cette frontière qui les empêche aussi de communiquer. Il serait compliqué de tout évoquer sans avoir lu le livre, mais en résumé, on est en face de deux destinées et deux façons de réagir face au traumatisme, mais avec une solution commune pour continuer à vivre : l’amour.

Puis il y a aussi cette présence insidieuse du secret, qui empoisonne tout…

C’est un jeu de puzzle, car toutes les pièces s’emboîtent les unes dans les autres. Mon objectif était d’embarquer le lecteur dans des méandres et des pistes différentes, tout en restant cohérent jusqu’au bout en le ramenant finalement au même sujet.

J’ai placé cette volonté de jouer avec le lecteur depuis le début de mon récit, avec cette allumette signifiant que le spectacle va commencer, puis on voit le dessin d’enfant de Billy sur la page, et encore Billy qui emmène Émilie en lui bandant les yeux et lui murmurant « Laisse-toi faire » : c’est bien entendu ma façon à moi de poser les jalons de l’histoire tout en communiquant avec le lecteur.

Puis j’ai continué à entretenir ce jeu, alors que le ‘héros’ s’adresse à lui à deux nouvelles reprises, plus directement. Enfin, je désirais également que le lecteur puisse continuer l’histoire, après avoir tourné la dernière page de l’album. Comment amener le lecteur à se projeter et à se ressentir ses questions personnelles du personnage ? C’est parfois tout l’intérêt de quelques non-dits…

Entre l’écriture et le dessin, il reste le difficile passage du découpage. Comment vous êtes-vous senti dans cette étape : stressé, ou influencé par vos expériences avec Jean Dufaux et Denis Lapière ?

L’intégrale en grand format noire et blanche

C’est le moment où je me sens le mieux et avec lequel je prends le plus de plaisir ! Je n’aime pas comparer BD et cinéma, car la bande dessinée possède ses propres spécificités, néanmoins j’aime appeler ‘montage’ cette étape de découpage, car je vais réellement agencer les cases les unes avec les autres, en intercalant ou décalant parfois une séquence pour donner l’orientation voulue à mon récit. Ce sont des manœuvres que je ne peux pas réaliser lorsque je travaille avec un scénariste, de crainte de faire s’écrouler toute la structure du récit conçu par un autre. Lorsque je suis uniquement aux manettes, je n’ai pas cette succession tout d’abord de l’écriture, puis du découpage et du dessin. J’écris pendant que je dessine, et réciproquement. Et je réalise le montage tout en racontant l’histoire ! Même si je sais globalement comment le récit se déroule, je peux choisir d’inclure ou d’exclure de nouvelles pistes en cours de route. Je fais donc face constamment à des choix, et c’est ce qui construit mon histoire. Comme dans la vie, où nos objectifs personnels se mêlent aux personnes que l’on rencontre !

Cela signifie que vous avez déplacé des séquences du récit, pour mieux le charpenter ?

Oui, les scènes oniriques pouvaient se placer à différents moments du récit. L’incendie qui constitue le climax de l’album se déroulait initialement beaucoup plus tôt. Concernant la rencontre, point culminant du second tome, je n’avais pas d’idée précise sur la façon dont ils allaient se quitter. Il y a même eu plusieurs versions. Ces choix ont donc donné la densité du récit, car ils en enchaînent d’autres. Et cela m’a procuré un immense plaisir.

Est-ce que vous vous sentez plus auteur que vous ne l’étiez avant de réaliser La Douceur de l’Enfer ?

Je ressentais depuis longtemps cette envie tapie en moi. J’avais des choses à raconter et je voulais les raconter à ma manière. En travaillant avec un scénariste, je me réapproprie son histoire et je la raconte du mieux possible, mais ce n’est pas pareil. Puis se laisser embarquer par sa propre histoire est une sensation différente et incroyable que je voulais éprouver. Quant à savoir si je me sens plus ‘auteur’ qu’avant… ? Je me sens avant tout créateur, avec l’envie de raconter des histoires ! Est-on artiste, artisan, auteur complet ou incomplet ? Cela m’importe peu, mais c’était un cap important pour moi, que je devais franchir à un moment donné. Je demeure un auteur assez lent, qui prend le temps de mettre les choses en place. J’avais déjà travaillé sur d’autres projets, mais je ressentais que celui-là était le bon, au bon moment. D’autres histoires suivront, mais je ne veux pas forcer les choses, même si j’ai déjà écrit quelques pages. Pourtant, les mots valent moins pour moi que les images qu’ils évoquent. A un certain moment, je me mets à écrire en dessinant. C’est pour cela que la bande dessinée est un médium qui me convient particulièrement.

Sachant que vous aviez réalisé le diptyque de La Femme-Accident chez Aire Libre, comment s’est défini le choix de l’éditeur, pour autant qu’on ait le choix ?

Grâce à Niklos Koda, j’ai construit une relation forte avec Le Lombard. Lorsque j’ai publié le diptyque précédent chez Dupuis, Le Lombard était un peu attristé que cela ne fasse chez eux. Pour autant, c’était logique vu les liens entre Dupuis et Denis [Lapière]. Mais je leur ai répondu que je travaillais sur un autre projet que je leur présenterais en priorité. Ils ont tout de suite accroché au synopsis. Et comme je devais enchaîner par la suite avec Koda, c’était aussi plus confortable de rester auprès du même éditeur.

On ressent tout de même dans la préface de l’album une gratitude envers Le Lombard de patienter pour la suite de Niklos Koda ?

Oui, au départ, je devais reprendre Koda juste après La Femme-Accident, mais cela s’est donc enchaîné autrement, car je ressentais que c’était le bon moment pour écrire cette histoire et la présenter. Je voulais donc remercier mon éditeur de leur compréhension pour ce délai. Ainsi qu’à mon scénariste Jean Dufaux !

La Douceur de l’Enfer possède sa propre portée psychologique. Est-ce que les autres histoires vous portez pourraient tourner autour de ce même vecteur ?

Le tome 11 de Niklos Koda sort ce 11 octobre

Des personnes m’ont même évoqué un contexte psychanalytique. Cela n’était pas volontaire. Peut-être que cette connotation ressort des thématiques du récit axées sur le traumatisme et la transmission. Dans ce que j’écris actuellement, je m’intéresse à cette filiation, ce qu’on partage de génération en génération. Malgré le désir que j’avais d’avoir un enfant, cela n’a pu se faire. Il y a sans doute un lien entre ma vie, les questions que je me pose, et ce que je désire raconter. Je suis persuadé qu’on reçoit quelque chose de nos ancêtres, un bagage ou/et un fardeau, et on doit en faire quelque chose. Cela se retrouve sans doute autant dans La Douceur de l’Enfer que dans ce que j’écris actuellement. La personne qui reçoit, donne d’ailleurs quelque chose en échange. On n’y pense pas toujours lorsqu’on est adolescent, mais ce relais et ces connexions prennent plus de sens en grandissant en maturité. Ces questions de la vie, de la mort et de la transmission sous-tendent donc mes réflexions. Je veux donc parler de l’humain, de la vie, et c’est impossible d’évoquer ce vaste sujet sans parler de l’amour.

Qui a eu l’idée de cette intégrale noir et blanche en grand format ?

Dans la conjoncture actuelle, Le Lombard voulait défendre au mieux ce diptyque. J’ai donc proposé de regrouper en primeur toutes les pages avant la sortie du second tome en couleur, mais j’ai été étonné qu’ils réalisent un si bel objet, tout en le proposant à un prix vraiment très raisonnable. Je n’avais pas évoqué de tirage spécifique, ils se sont donc chargés de le limiter à mille exemplaires, mais j’étais persuadé que le noir et blanc se justifiait. Par exemple, les flammes prennent une autre dimension avec cette mouture, et le ressenti s’en trouve modifié.

C’est toujours compliqué de se projeter, mais de quoi sera alors composé votre futur ? De Koda bien entendu, mais encore ?

Il y aura donc un cycle de Niklos Koda composé de trois-quatre albums. Puis, je travaille avec un scénariste sur un portrait de femme, tout en participant à ma manière à la construction du récit, ce qui me permet de beaucoup m’impliquer dans cette histoire. Puis il y a également ce que je suis en train d’écrire actuellement, mais sans précipitation. J’aime retravailler sur Koda car c’est un personnage que j’apprécie beaucoup. Nous développons sa personnalité d’album en album, et j’apprécie prolonger ma riche collaboration avec Jean Dufaux. Puis je préfère prendre du plaisir sur Koda en pensant à mon scénario, plutôt que de précipiter un récit qui ne serait pas assez mature pour prendre corps.

Le tome 11 sort dans quelques jours

Quelques prémices sur ce nouveau cycle de Niklos Koda ?

On va bien entendu continuer de travailler sur la magie, et surtout sur ces métaphores très singulières dont Jean possède le secret. C’est un scénariste vraiment à part, et c’est ce qui me pousse à prolonger la collaboration avec lui. Parfois, il perd le lecteur, mais il le rattrape alors dans l’album suivant. Il faut donc lui faire confiance sur la longueur.

Des lecteurs m’ont confié découvrir la série d’une autre manière lorsqu’ils lisent cinq-six albums d’affilée. On va donc se recentrer sur ce qui a déjà été mis en place, à savoir ses doutes, mais également le mal qui tente de s’emparer de sa vie, contrebalancé par ses efforts pour s’en sortir. On va vraiment repartir des retrouvailles qui clôturent le cycle précédent, et du livre dont on a compris qu’il représentait l’élément central de toute la série. Le livre est donc l’objet de toutes les convoitises, y compris celles des groupes bien connus dans la littérature pour leur goût pour l’ésotérisme. Le livre va remettre au centre les cartes de tarot, et toute l’imagerie propre à Koda.

C’est pour cela que ce tome 11 va relancer la série, car on rassemble toutes des petites graines plantées auparavant et qui vont éclore pour prendre une consistance plus globale. Les dernières pages que j’ai lues m’ont vraiment coupé le souffle, tout en permettant de développer le graphisme des cartes de tarot qui prennent une place prépondérante dans le récit. Cela promet !

Work in progress du tome 1é, à paraître en avril 2014
(c) Grenson

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

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Lire les interviews :
- Jean Dufaux : « Mes lignes scénaristiques ne sont pas droites, elles sont souvent fracturées. » (Déc 2012)
- O. Grenson ("La Douceur de l’enfer") : "L’écriture a quelque chose de très intuitif !"
- O. Grenson : "Julie a traversé de nombreux accidents de la vie, mais reste solaire !" (Janvier 2010, avec D. Lapière).
- O. Grenson : "J’avais envie depuis longtemps de travailler la couleur" (Mai 2008)
- O. Grenson : "Dufaux parvient à me garder dans une motivation constante, de la première planche à la dernière" (Janvier 2007)

Lire les chroniques de
- La Douceur de l’Enfer T1
- La Femme Accident T2 et T1.
- Niklos Koda T10, T9 et T7.

Lien vers le site et le blog de l’auteur.

Olivier Grenson fera l’objet d’une exposition qui lui sera entièrement consacrée au Centre Belge de la Bande Dessinée, du 22 octobre 2013 au 19 janvier 2014. Toutes les informations sur le site du CBBD


Illustrations : (c) Grenson, le Lombard

 
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