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Olivier Ihl (sociologue) : "Le dessin touche au-delà des mots."

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 29 mars 2016                      Lien  
Olivier Ihl est l'un des principaux représentants de l'école de la sociologie historique du politique. Sa spécialité est la mise en scène du politique, notamment les commémorations républicaines, les rituels de commensalité, le protocole politique ou la socio-histoire des récompenses et des distinctions, etc. Nous l'avons interrogé sur ces commémorations qui, de Paris à Bruxelles, font image, et leur signification. Tant qu'on y est, nous avons interrogé ce spécialiste des décorations républicaines sur les médailles accordées aux auteurs de bande dessinée...

On a l’impression qu’à la suite des attentats, des symboliques s’affrontent entre l’Orient et l’Occident. Est-ce une "guerre de civilisation" totalement nouvelle ?

Il faut se méfier de la formule : elle est inspirée de Samuel Huntington mais c’est une expression-valise. Elle charrie beaucoup d’idées reçues. Pire, elle conforte d’abord des stéréotypes. Ni la géopolitique des alliances au Moyen Orient, ni les caractéristiques socio-démographiques des populations en Europe ne soutiennent une telle idée : celle d’une confrontation entre des « civilisations ». C’est en fait un slogan. De Slug Horn : un cri de guerre. Que certains groupes radicalisés, ici comme en Syrie ou en Irak, puissent s’en réclamer pour se donner un rôle de porte-drapeau ou ennoblir leur haine des autres ne doit pas nous abuser. Ces attentats ont bien d’autres explications que l’opposition irréconciliable de deux symboliques politiques. L’image est utilisée pour mobiliser. Elle cache toutefois des réalités plus prosaïques : effondrement de certains États, nouvelles entreprises de conquête territoriale, redéfinition des zones d’influence, stratégies d’exportation de la peur et de prise en otage des opinions publiques...

Olivier Ihl (sociologue) : "Le dessin touche au-delà des mots."
Mausolée improvisé sur la Istiklal Caddesi à Istanbul, suite à l’attaque de mars 2016.
Photo : D. Pasamonik (L’Agence BD)

Au fond, chaque partie a sa "storytelling", un scénario qui justifie la guerre...

Parler de guerre, comme le font les autorités françaises ou belges, est, selon moi, une erreur. La définition de la guerre obéit à des règles juridiquement définies. Et, à défaut, elle s’appuie sur des conventions tacitement admises. Le droit international public à depuis longtemps codifié ce qui est licite ou légitime dans ces types d’affrontement armés. Rien de tel ici. Ces actions de terrorisme mettent bien en jeu une stratégie mais personne ne connaît l’issue du scénario. Et aucun accord ne préside au déchaînement des violences. Comment alors prévoir le nombre de pages qu’il faudra pour que le mot "Fin" apparaisse dans la dernière case ? Ainsi va la politique : on voudrait y voir un récit ou une pièce de théâtre mais, sur cette scène, le chef-machiniste ou le chef de troupe ne croise jamais l’auteur... L’interprétation des acteurs dans leur personnage, le rapport entre fiction et réalité, le rôle agissant des spectateurs : sait-on seulement qui détient la vérité dans cette représentation où le sang, hélas, coule pour de vrai ?...

Qu’est-ce qui vous a frappé dans les commémorations qui ont suivi le massacre de Charlie Hebdo et comment son sens a-t-il évolué depuis novembre 2015 et aujourd’hui, suite aux attentats de Bruxelles ?

Le geste du deuil a pris, au lendemain de chaque drame, un tour éloquent. Cela m’a marqué. Place de la République ou Place de la Bourse, la sidération s’est muée en dévotion. D’où des mausolées spontanément organisés. On y observe le souci de ritualiser l’hommage par des bougies allumées, des dépôts de fleurs, des écrits intimes, des photos et graffitis dédicatoires... Tout un enchevêtrement de signes et de traces qui disent le sentiment de perte. L’analyse que proposait le sociologue français Émile Durkheim des rites piaculaires y retrouve une grande actualité. Lorsqu’une catastrophe frappe une communauté humaine, rien n’importe plus que de signifier publiquement combien chaque disparition est une mort : un passage où le défunt est accompagné par les vivants, des vivants qui promettent de garder souvenir, sinon même de faire mémoire, de cet arrachement.

Hommage à la Belgique par Lolmède
DR

Le dessin est semble-t-il devenu, grâce aux réseaux sociaux, l’un des principaux vecteurs de l’émotion, plus qu’avant.

Oui, car le dessin schématise. Il touche au delà des mots qui, on le sait, peuvent manquer ou même mentir. La représentation visuelle a pris une telle place dans nos vies qu’elle s’en trouve immédiatement qualifiée. Et déjà pour incorporer émotions et informations au sentiment du deuil. Quelques lignes, une ou deux touches de couleur, une ombre, parfois de simples hachures ou des modulations de lumière : cela suffit pour inciser du sens dans nos esprits. Et faire raccourci vers des conventions de représentation qui amusent ou attristent, réjouissent ou accablent...

Hommage à la Belgique par Moricet
DR

L’image du petit Aylan, photo qui a fait le tour du monde, puis devenue caricature a fait scandale.

Je me rappelle. Sur l’image, un petit garçon au t-shirt rouge et short bleu, face contre terre. Les vagues l’avaient rejeté sur le rivage. Une « humanité échouée » répétaient à l’envi les éditorialistes. Son corps gisait aux pieds d’un policier qui s’apprêtait à faire les premières constatations. La veille, je crois, alors que la lumière du jour enveloppait la plage d’Ali Hoca Burnu, une photographe turque avait découvert le corps, Là, comme cela, au cours d’un tour de routine. Elle ne s’attendait pas à ce que son cliché fasse le « buzz » sur les réseaux sociaux ni la une de journaux du monde entier. Pourquoi une telle émotion ?

C’est difficile de le savoir. Dans cette petite ville balnéaire et touristique de Bodrum, à l’Ouest de la Turquie, les réfugiés affluaient depuis plusieurs mois. Leur espoir ? Traverser le bout de mer qui les sépare de l’île grecque de Kos. Sauf que les noyades sur ces embarcations de fortune se sont multipliées, tout cela dans l’indifférence d’une Europe occupée à s’ériger en forteresse. Des photographes sont venus pour capter des vues susceptibles d’intéresser la rédaction des journaux. La force de l’image ? Si tenté qu’on puisse la singulariser, elle tient à l’innocence qui s’en dégage. Le thème de l’agneau des Évangiles a été évoqué. Pour les Chrétiens, ne l’oublions pas : Dieu est entré dans l’histoire par l’effraction d’une image, celle du visage de son fils.

Sur cette plage de sable blanc, une autre histoire a fait irruption. Celle de la pureté d’un enfant « expiant » les fautes des hommes. Notre culture visuelle, celle héritée d’une longue tradition, a fait de la capacité de voir par le cœur une qualité de discernement. Nous en sommes depuis persuadés. Cette qualité pourrait rendre témoignage de la vérité du visible. Et pour une raison simple : parce que beaucoup continuent de croire que l’image enseigne. De là ses pouvoirs : pour mouvoir et émouvoir.

Hommage à la Belgique par Rodier

La caricature a-t-elle toujours joué ce rôle ?

Cette technique graphique a mauvaise réputation. Parce qu’elle se fonde sur la déformation et l’outrance. Dans mon livre sur Louis Marie Bosredon. Une histoire de la représentation (à paraître en septembre aux Prairies ordinaires), j’ai voulu montrer qu’un artiste-ouvrier pouvait découvrir le monde à travers elle. Et faire de la force mobilisée dans ce type d’image le compagnon d’une vie. Dans le Paris du milieu du 19e siècle, la reproduction graphique est désormais démultipliée. Et le suffrage universel bouleverse les règles de la représentation. Chaque caricature peut dorénavant être vue par des dizaines de milliers de personnes. L’image bascule du même coup dans un nouveau registre où déformer, c’est réformer, sinon informer. Je le montre : l’espace public va en sortir recomposé. La question de la ressemblance : que montre l’image ?, cède le pas devant celle de la similitude : qui la regarde ?

L’inflation que va connaître ce genre graphique pèsera sur le rapport à l’image : chacun va désormais tenter de joindre ce qui semble à ce qui rassemble. Ici pour soulager la misère, là pour briser les préjugés, ailleurs pour s’emparer du visible ou conquérir les esprits. Jamais je n’ai mieux compris pourquoi faire voir, c’est finalement construire une opinion. Si la similitude conduit à sacraliser l’image qu’elle soit dessinée ou photographique, sa signification première, elle, continue d’opérer. Retrouver en elle la parole qui y est enfouie, celle que les mots désagrègent ou particularisent, est une invitation pour chacun. Pas besoin de science ni d’opinion pour cela, juste les yeux de la culture et du cœur.

Dessin de Peyo partagé sur les réseaux sociaux au lendemain des attentats.
© IMPS / Peyo

Que pensez-vous de l’acceptation ou du refus par certains auteurs de recevoir la médaille de Chevalier des Arts et des Lettres ou la Légion d’Honneur ?

Me revient une formule de Sénèque : « C’est une usure honteuse de porter un bienfait en avance ». Chacun est libre de motiver la décision de recevoir ou non une décoration. La Légion d’Honneur, acceptée par Wolinski et Uderzo mais refusée par Tardi  ? Le prix de la médaille ne tient pas seulement aux quelques dizaines d’euros qu’il faut finalement débourser pour l’acquérir. Car il y a l’attachement aux « prérogatives d’honneur ». Il favorise un sentiment du devoir souvent appréhendé comme une vocation au mérite. Les mauvaises langues parleront d’un esclavage sans maître… En tout cas, cette déférence honorifique est un incroyable instrument d’émulation. Elle transforme les honneurs en technique de gouvernement.

Dans une société où la grandeur sociale passe de plus en plus par la fortune ou la médiatisation, la distinction par la médaille ou le ruban a toutefois plus de mal à se suffire à elle-même. D’autant que la sociologie des décorés le montre : de tels signes de notoriété récompensent davantage le rang occupé dans la société que le mérite.

J’ai fini par comprendre pour ma part que l’octroi d’une décoration d’État est pour beaucoup en France le gage d’une forme accomplie sinon convoitée, de rédemption. Elle fait alors entrer dans des « ordres » au sein desquels s’entretient la flamme d’une sociabilité élitaire. Consacrer la « valeur » d’un individu en comparant et hiérarchisant son talent ou sa bravoure ? C’est une façon de croire à l’existence d’un jugement dernier. Mieux : d’accréditer la croyance en un tribunal de l’histoire, sorte de sanctification laïque mais qui, elle aussi, apporte comme une absolution, en un mot, permet de sauver son âme. C’est pourquoi je vous retourne maintenant la question : à quand une bande dessinée qui ferait voir ce carrousel des signes de grandeur et de petitesse ?

Propos recueillis par Didier Pasamonik

Le beffroi de l’Hôtel de Ville d’Angoulême s’habille aux couleurs de la Belgique
Photo DR

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN :

Quelques ouvrages d’Olivier Ihl :
Son dernier ouvrage :

- La barricade renversée. Histoire d’une photographie Paris 1848, Les éditions du Croquant, 2016

et aussi :
- L’Acte de vote (avec Yves Déloye), Paris, Presses de Sciences Po, 2008.
- Le Mérite et la République. Essai sur la société des émules, Paris, Gallimard, 2007. Un large cahier iconographique est publié sur le site de l’auteur.
- La Fête républicaine, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1996.

Photo en médaillon : D. Pasamonik (L’Agence BD).

 
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