Vos précédentes séries étaient consacrées au fantastique, puis à un mélange de science-fiction et d’anticipation. Qu’est-ce qui vous a porté vers l’historique de la Seconde Guerre mondiale ?
J’ai toujours eu deux passions bien distinctes : la science-fiction et la guerre 1940-45. Je suis tombé dedans étant tout petit, en débutant avec des maquettes, alternant les avions de guerre avec l’Enterprise [1]. Vers 15-16 ans, j’ai ressenti le besoin de comprendre le contexte dans lequel avaient évolué ces machines de guerre volantes. Comme beaucoup, j’ai débuté avec les avions alliés (américains et anglais), avant de me rendre compte que le matériel technique des Allemands était réellement innovant. Je ne suis bien entendu pas attiré par la mort ou la destruction de masse, mais les performances des machines me passionnent. Puis les chars et les différents véhicules militaires sont venus compléter cette passion, avant que je ne m’immerge dans le contexte géopolitique de l’époque et des batailles.
Après plus de dix ans de bande dessinée, vous n’aviez pas encore pu développer cette passion que vous appréciez depuis près de trente ans ?
Trouver d’un éditeur n’est pas toujours aisé et placer un projet qui vous est cher est parfois encore plus difficile. Après avoir illustré les scénarios des autres, j’ai eu la chance de tomber sur Paquet qui était réellement intéressé par le sujet. En réalité, je travaille sur un projet de ce type depuis cinq ans, et à la fin de M.99, ma série précédente chez Joker, j’ai travaillé plusieurs planches basées sur des récits authentiques de soldats pour aller à la rencontre des éditeurs. Je voulais avant tout retranscrire l’ambiance que les combattants mettaient dans leurs mémoires. Et Paquet a été rapidement emballé par le ton du récit et sa mise en scène.
Avec la collection Cockpit, Paquet semble effectivement l’éditeur qui aurait pu mettre le mieux en avant les formidables machines que vous dessinez. Le lecteur connait sans doute Le Grand Duc, mais bien d’autres séries et auteurs de Paquet évoluent dans ce genre…
Oui, les dessinateurs de Paquet sont réellement passionnés par ce qu’ils font, et cela se sent très rapidement. Mine de rien, la Seconde Guerre mondiale est un sujet assez pointu, et les contacts que j’ai eus avec les auteurs, Romain Hugault ou Michel Koeniguer pour ne citer qu’eux, m’ont prouvé que je rentrais vraiment dans un groupe de spécialistes.
Vous évoquiez l’aspect authentique de votre scénario de L’Armée de l’ombre. Il est vrai que lorsqu’on pense à un récit de guerre, on imagine souvent un héros implacable qui traverse les batailles en dégommant les ennemis, et s’en tire avec une balle dans l’épaule, après avoir basculé une ou deux belles résistantes sensées l’aider…
Effectivement, mon récit est bien éloigné de ces poncifs. Quoiqu’il en soit, le sujet demeure sensible, car je plonge le lecteur dans le quotidien d’un soldat allemand, sur le Front de l’Est. Je ne veux pas qu’on parte un nouveau jugement sur un camp ou l’autre, je voulais surtout aborder l’aspect humain d’un jeune homme qui n’avait rien demandé et qui se trouve au cœur d’un chaudron maléfique, se demandant comme survivre. Souvent, on entend dans les films que les alliés combattent des nazis, englobant sous cette appellation tout le peuple allemand. La plupart des soldats de la Wehrmacht n’étaient pas des nazis, c’étaient juste des jeunes gens qui croyaient défendre leur peuple et leur famille contre les "communistes bolcheviques". Je me suis souvent demandé comment j’aurais réagi à leur place, « si j’étais né en 17 à Leidenstadt » comme dit la chanson.
En réalité, de cette génération sacrifiée, ce jeune homme aurait pu être belge, italien, français, japonais,... In fine, quelle importance ? Pour peu qu’on parvienne à comprendre ce que pouvait être le quotidien de ce conflit, pas uniquement les batailles, mais réellement ce qu’on pouvait ressentir au jour le jour, et tenter de survivre à l’enfer dans lequel il se retrouve. On n’a souvent parlé du nazisme et des atrocités commises. Personne ne le nie, mais ce n’est pas le sujet de L’Armée de l’ombre, qui se veut avant tout humain et apolitique.
Même dans cet aspect humain, vous passez outre la succession plus classique des batailles du front, comme dans Band of Brothers, pour mettre en lumière les difficultés d’un soldat pour rejoindre un front distant de 2000 km, ainsi que dans des tâches quotidiennes rarement évoquées...
En lisant les récits d’époque, on se rend compte qu’il était déjà fort difficile d’aller d’un endroit à un autre au milieu de l’hiver russe. D’où le titre de ce premier tome, qui explique comment les Allemands étaient si peu préparés à ces conditions extrêmes et avaient déjà dû affronter de terribles épreuves, avant même de rejoindre le front : voyager par -40°C dans des steppes désertes et infinies, où s’endormir sans abri cause irrévocablement la mort. Les témoignages sont sidérants. D’ailleurs, l’ennemi apparaissait au second plan pour eux lors de cet hiver, il fallait avant tout survivre ! Ce premier tome met donc tout cela en avant, puis on parvient sur le front en lui-même, avec les obus russes qui ramènent la guerre en premier plan, sans que les conditions climatiques ne soient meilleures.
Vous présentez cette ‘génération sacrifiée’ comme surprise lors des premiers conflits, comme s’ils n’étaient pas préparés à ce qu’était réellement la guerre…
Mais c’était le cas, ces jeunes gens, quelle que soit leur nationalité, montaient au front la fleur au fusil, portés par la propagande. N’ayant pas tous les moyens de communication que l’on connaît aujourd’hui, ils ne savaient pas ce qu’était la guerre. Les médias, acquis au pouvoir en place, colportaient des récits héroïques du conducteur de char à l’intrépide aviateur, des chasseurs de sous-marins aux soldats hardis, etc. Et d’un coup, passer de cette glorification de la guerre à sa réalité, c’était un choc psychologique insoutenable.
Je suppose qu’il vous alors fallu beaucoup vous documenter afin de traiter de ce qui avait peu été mis en lumière auparavant ?
J’ai beaucoup lu et j’ai pu profiter de la masse de documentation que j’avais amassée pendant des années. J’ai toujours voulu synthétiser toutes ces recherches dans un récit, en respectant au plus près l’authenticité. C’est d’ailleurs très important, car ce genre d’albums est passé au crible par les nombreux spécialistes, du point-de-vue des véhicules utilisés, des uniformes, et du contexte géopolitique. Et leur verdict est souvent sans appel.
Outre les grandes plaines et les mouvements des armées, on est impressionné par le réalisme que vous donnez aux villes dévastées par les obus. C’est triste à dire, mais on s’y croirait, ce qui renforce le sentiment dégagé par votre récit !
J’ai travaillé sur des appuis photographiques, mais comme la plupart des villes de ce coin ont finalement été presque complètement rasées, il m’a fallu reprendre des photos d’autres conflits pour comprendre comment tombait une maison, selon que tel ou tel mur avait éclaté. Il faut donc comprendre un minimum l’architecture, savoir comment une maison à été construite, pour comprendre comment elle va s’écrouler, quelle partie du toit va rester, quelle poutre va dépasser et quelle partie va s’effondrer...
Autre grand atout de votre album, ce sont les couleurs que vous avez voulu réaliser vous-même. Elles permettent réellement au lecteur de ressentir les sensations de froid et d’oppression qui affectent les soldats !
Il me fallait effectivement transposer tous les signes de froid au travers du corps des soldats : yeux qui pleure, nez qui coule, mains qui gèlent, etc. Quand j’ai lu les nombres d’amputations causées par le froid, les engelures et autres problèmes dûs au gel, je me suis dit qu’il fallait absolument faire passer cette information au lecteur. J’ai donc travaillé les rougeurs sur fond du teint blafard, car le soleil n’apparaît presque plus, j’ai travaillé la buée sortant des bouches, et surtout la poussière de neige qui envahit tout. Par rapport à mes précédentes séries, j’ai voulu travailler mes cases presque à la manière d’un tableau, d’une illustration sortie de son contexte.
Quand on regarde vos originaux, on est étonné de voir qu’une foule de détails ne sont rajoutés qu’à la mise en couleur ! Des arbres, des explosions, la neige, …
Oui, la couleur fait vraiment partie de la narration, en particulier pour cette sensation de froid. Dans mes récits précédents, la couleur aurait pu être réalisée par des coloristes, qui auraient sans doute fait mieux que moi, mais comme vous le faites remarquer, ce n’est pas possible pour L’Armée de l’ombre, car je rajoute beaucoup d’éléments à cette étape. Pas mal de cases originales ne comportent pas de décors, que des personnages sur un fond blanc, car je savais que j’allais m’attaquer à mes arrière-plans lors de la réalisation de la couleur. Je sais que cela peut surprendre (voire choquer certains), mais lorsqu’on a tous les éléments en sa possession, c’est plus facile de trouver le chemin qui donnera le meilleur rendu de la planche au final. Par exemple, il en est de même pour les explosions, que je ne travaille qu’à la couleur. Au mieux, je n’identifie leur lieu exact sur la case que par un léger trait de crayon.
Mais cela doit vous prendre un temps fou pour faire les couleurs !
Lorsque le scénario et le story-board sont finis, je réalise normalement une planche en quatre jours. Le premier pour le dessin au crayon, le deuxième pour l’encrage, le troisième pour la mise en couleurs, puis la dernière pour parachever l’ensemble, faire des corrections et placer les bulles. En plus de cela, ce qui prend plus de temps dans la couleur, ce sont les ambiances des séquences de planches. Selon que je me situe à un moment où l’autre de la journée, de la nuit, et en fonction de l’éclairage et les conditions climatiques, je dois trouver les codes de couleurs qui donneront le meilleur rendu, puis je l’applique aux trois-quatre planches qui sont dans la même unité de temps.
Pas toujours facile d’avoir du recul lorsqu’on travaille seul. Concernant l’équipe de Paquet, avez-vous obtenu un support de leur part ?
Tout-à-fait, j’étais en contact avec Pol Beauté qui me faisait part de ses remarques au fur et à mesure que je rendais les planches. Puis, je me suis rendu compte que mon travail circulait auprès de l’équipe éditoriale et de certains auteurs, et que Pol synthétisait toutes les critiques afin de m’en faire part. J’ai donc ressenti cet esprit d’équipe, et surtout un élan très constructif. « Rajoute du froid, car cela se sent moins dans cette planche. Mets de la buée, rajoute des flocons qui volent, etc. »
Canal BD ne s’y est pas trompé, car ils ont choisi ce premier tome de L’Armée de l’ombre pour une édition spéciale…
Oui, il s’agit d’un dos toilé avec une couverture différente. À l’intérieur, on retrouvera le récit original, mais également un dossier complémentaire de huit pages. J’ai mis des crayonnés de char et d’avions qui n’apparaissent pas nécessairement dans l’album, mais aussi un explicatif complet du passage du noir et blanc à la couleur, l’illustration de ce que nous venons d’évoquer. Le tout avec un ex-libris.
Combien de tomes composeront votre série ?
Dès le départ, j’avais découpé le récit en quatre tomes, mais dans une période difficile comme celle que nous traversons, j’avais craint que cela ne soit pas possible. Les premières réponses que j’avais reçues étaient très claires : on ne fait plus de séries de quatre volumes. Une fois de plus, Paquet a immédiatement compris l’esprit que je voulais mettre dans l’album, et ils ont accepté d’emblée de réaliser les quatre opus.
Sans trop en dévoiler au lecteur, que vont comporter les autres albums, après cette immersion dans le froid, et ces premiers contacts avec les combats et l’ennemi ?
Je veux faire monter progressivement la sauce. Chaque album comportera donc plus de combats et d’âpreté. Mais je veux aussi proposer quelques moments de détente, car trop de drames tuent le drame. Après ce premier tome d’introduction du contexte du récit, le deuxième tome nous lancera dans la bataille. Je n’invente rien ! Ceux qui connaissent l’Histoire savent que je vais aborder la bataille de Koursk, la dernière grande offensive allemande sur le Front de l’Est, avant le début d’une retraite qui ne se terminera qu’en Allemagne, avec la défaite.
(par Charles-Louis Detournay)
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