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"Paiement accepté" : la vie en Technicolor selon Ugo Bienvenu

Par Frédéric HOJLO le 30 mai 2017                      Lien  
Œuvrant principalement dans le cinéma d'animation et l'illustration, Ugo Bienvenu en est "seulement" à sa seconde bande dessinée. Après une adaptation réussie, il s'est lancé dans un travail plus personnel et ambitieux, s'affirmant comme auteur complet, ayant assimilé de multiples références, au profit d'une vision toute personnelle de l'art. "Paiement accepté" suscite en effet, en plus d'un grand plaisir de lecture, maintes réflexions à saisir au vol.

"L’album est l’objet qui me fascine le plus avec la peinture et le roman. J’avais une inhibition par rapport à la bande dessinée." Ainsi s’exprimait Ugo Bienvenu en 2014 pour ActuaBD. Le moins que l’on puisse écrire est que les barrières de cette inhibition semblent bel et bien rompues. Avec Paiement accepté, Ugo Bienvenu réalise un album de bout en bout : scénario, dessin, couleurs et même teaser. Or il fait preuve d’une étonnante maîtrise pour un second album de presque 140 pages !

Il est beaucoup question, dans ce livre, de cinéma. Nous nous doutons qu’il s’agit là d’une des grandes passions du dessinateur, qui exerce notamment pour l’animation. Mais d’autres thèmes sont sous-jacents, notamment parce qu’Ugo Bienvenu déroule son récit dans un futur proche et qu’il s’attache à décrire finement la psychologie de ses principaux personnages. D’une histoire finalement plutôt commune, sinon banale, il tire ainsi un ouvrage aux échos inattendus et, ce qui ne gâche rien, à l’esthétique des plus séduisantes.

"Paiement accepté" : la vie en Technicolor selon Ugo Bienvenu
Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017
Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017
Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017

L’action se situe en 2058. Science-fiction ? Anticipation plutôt. Ugo Bienvenu extrapole à partir de données déjà existantes, donnant au contexte de son histoire densité et vraisemblance. Les nouvelles technologies employées dans les transports (magnétisme), les communications (hologrammes) ou encore la chirurgie (électronique et nano-technologies) sont d’autant plus crédibles qu’elles sont déjà, en tout cas partiellement, en usage aujourd’hui. Le rappel de quelques supposés invariants économiques et culturels - dans la façon de financer un film par exemple - montre en outre qu’il n’y aurait pas d’ici le milieu du XXIè siècle de grande catastrophe aussi destructrice qu’inéluctable. Le dessinateur achève de brouiller les pistes en donnant à certains de ses personnages des visages connus, comme celui de son éditeur Jean-Luc Fromental.

En 2058 donc, un réalisateur réputé et dont la valeur - pécuniaire à tout le moins - n’est plus à prouver prépare son nouveau film. Cela doit être l’oeuvre de sa vie, la plus importante sinon la dernière. Il la conçoit comme un aboutissement aussi bien professionnel que personnel, qui doit laisser transparaître sa vision du cinéma et sa philosophie intime. Film original, risqué, difficile, qui sera forcément un chef d’oeuvre, mais qui pourrait très bien ne pas voir le jour, faute de financement.

Son ami et producteur, que tout le monde appelle "Junior", le soutient malgré tout et lui permet de concrétiser son projet. Ce personnage clé, à la fois traître et fidèle, économe et généreux, jouisseur et manipulateur, est le portrait craché de Donald Trump. Et bon sang - ou plutôt bonne coiffure - ne saurait mentir : c’est au propre fils du Président des Etats-Unis d’Amérique que nous avons à faire ! Toujours est-il que celui-ci parvient à rassembler le financement nécessaire au tournage du film de son ami. Jusqu’à ce qu’un accident vienne contrecarrer la bonne marche du projet, comme un rappel de la contingence à laquelle nous sommes tous soumis, grand réalisateur ou petit scribouillard, puissants de ce monde ou petites gens anonymes.

Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017
Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017

Cette trame de départ permet à Ugo Bienvenu de développer une histoire où le dénouement importe moins que l’évolution des personnages principaux, en particulier du premier d’entre eux, le réalisateur Charles Bernet. Celui-ci n’est pas particulièrement sympathique. Nous comprenons qu’il a derrière lui une filmographie intéressante, mais nous n’en connaissons rien. Il est riche, têtu voire tenace, autocentré et sans doute égocentrique, dur avec son entourage et sûr de sa valeur. Mais il lui arrive aussi de douter, d’être pris d’une colère presque enfantine et nous devinons en lui une faille. Cette faille, c’est celle qui existe probablement chez tout créateur : la crainte que sa création ne soit vaine, qu’elle passe à côté de l’essentiel (mais quel est-il ?) et finalement ne soit qu’une vague trace que le temps effacera.

La narration d’Ugo Bienvenu donne sa part aux ellipses et aux changements de rythmes - les dialogues ont ainsi leur importance mais n’envahissent pas pour autant le corps de l’ouvrage. Elle demeure cependant relativement classique, comme l’est son dessin réaliste, au trait fin tantôt souple, par exemple dans la représentation des corps, tantôt dur, comme celui d’un architecte. Il semble ainsi puiser dans des sources anciennes - Raymond Poïvet, Paul Gillon - mais aussi plus modernes - Jean-Claude Forest, le Blutch de Vitesse Moderne et Lune l’envers. Blutch n’a-t-il pas lui aussi, d’ailleurs, tenté d’en "finir avec le cinéma" ?

Ce style d’Ugo Bienvenu, qui évoque aussi le design et l’architecture des sixties et des seventies, convient parfaitement à son récit. L’utilisation de couleurs "pop" et la sagesse du trait n’empêchent pas quelques envolées plus spectaculaires, notamment lors de la figuration de l’accident marquant un des tournants du livre. Elles masquent pourtant une réflexion plus profonde qu’il n’y paraît au premier abord, mais dont les échos résonnent une fois l’ouvrage refermé. Outre la contingence déjà évoquée et à laquelle nous sommes tous confrontés, outre le fait que le fil de notre devenir soit si ténu, Ugo Bienvenu nous interroge sur la place et la dimension de la création dans la vie d’un artiste, quel qu’il soit.

L’histoire vécue par Charles Bernet - s’agit-il d’un avatar ou d’un héritier d’Ugo Bienvenu ? - nous amène à soulever quelques questions nécessaires. Le dessinateur n’y répond pas clairement, mais la dernière partie de son livre donne des pistes de réflexion. Dans quelle mesure une oeuvre appartient-elle à son créateur ? A quel moment et à quelles conditions lui échappe-t-elle ?

Alors que Charles Bernet croit réaliser le film majeur de sa carrière, il n’en est jamais l’unique auteur. Dès la pré-production, il doit tenir compte des contraintes matérielles et d’un financement collectif. Pendant le tournage, il s’appuie lui-même sur le jeu de ses acteurs pour créer, provoquant leurs réactions, n’hésitant pas à les modeler, oubliant ainsi que les comédiens participent de l’oeuvre finale à part entière. Enfin, à la suite de son accident, il se considère comme dépossédé de son film - et donc trahi.

Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017

Ugo Bienvenu semble donc suggérer que l’oeuvre aurait sa vie propre et que celui que nous considérons comme son auteur n’est que l’un des accoucheurs, certes le principal, mais jamais l’unique. Tant par le destin du film de Charles Bernet que par son livre lui-même, dont la fin n’a rien de retentissant, il semble dire aussi, c’est du moins ce que nous estimons, que ce n’est pas tant l’oeuvre qui compte que le geste. L’oeuvre-objet a de multiples parentés et reste soumise à un contexte. L’oeuvre-geste n’a qu’un seul auteur et se place comme hors du temps, car forcément éphémère. Ecrire, dessiner, filmer : c’est finalement ce à quoi nous engage Ugo Bienvenu, une fois son ouvrage refermé.

PaiementAccepte-teaser from Bienvenu Ugo on Vimeo.

Paiement accepté © Ugo Bienvenu / Denoël Graphic 2017

Voir en ligne : Le site de l’auteur

(par Frédéric HOJLO)

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Code EAN : 9782918645382

21,3 x 25,6 cm - 144 pages couleurs - couverture cartonnée - parution le 18 mai 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.

Consulter le site de l’auteur & son fil tumblr. Visionner son teaser pour le livre Paiement accepté.

A lire également sur ActuaBD :
- David Vann : "La bande dessinée est une forme de littérature qui peut avoir les mêmes ambitions que le roman."
- Jean-Luc Fromental (Denoël Graphic) : "La bande dessinée est en train de "poldériser" le roman."

 
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