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Patrice Pellerin : « je dessine toujours pour une seule personne ! »

Par Charles-Louis Detournay le 24 avril 2009                      Lien  
La sortie d'un album de {L'Épervier} est toujours un évènement, même si le public a pu patienter grâce aux fascicules, mi-albums mi-documentaires proposés par l'éditeur. Pour nous, son auteur revient sur les particularités de ce nouveau cycle, et la documentation qu'il doit rassembler pour maintenir le niveau d'exigence de la série.

C’est votre premier Épervier qui sort chez Soleil, ce changement d’éditeur faisant suite à l’affaire Dupuis.

C’est principalement l’éviction de Claude Gendrot, avec qui je partageais depuis 16 ans une certaine conception de la bande dessinée, qui a provoqué ce coup de colère. La démission de Corinne Bertrand me laissait sans aucun contact chez Dupuis, alors que mes connaissances étaient toutes passées chez Soleil [1]. J’avais donc pensé à Futuro pour m’éditer, mais Claude m’a dit que L’Épervier était plus une série ‘grand public’ qu’une BD d’auteur, et comme venait de se créer Quadrants Solaires devenu Quadrants, avec les personnes de contact que j’avais chez Dupuis, tout se combinait très bien.

Patrice Pellerin : « je dessine toujours pour une seule personne ! »
Un nouveau cycle fort attendu !

Comme vous entamez un nouveau cycle, on aurait pu se diriger vers pas mal de destinations, pourquoi le Canada ?

J’aurais effectivement pu faire partir L’Épervier dans pas mal de directions différentes, mais ce sont des historiens canadiens m’envoyant de la documentation qui m’ont orienté vers cette belle contrée. Puis, dessiner la neige et les résineux, cela changeait des paysages guyanais. Lors du festival de Gatineau, j’avais donné mes coordonnées à différents fans de la série, et j’ai reçu des mails, des livres, des CD-rom bourrés de documentations, des internautes se proposant même d’aller visiter des lieux pour faire des photos et me les envoyer.

Pas mal d’auteurs rechignent à dédicacer, se plaignant de voir toujours les mêmes têtes, mais pour votre part, cela vous a profité !

Bien entendu, et mis à part le contact de mon public que je recherche, la moitié des dédicaces que je réalise sont pour des férus de BD qui ne connaissent pourtant pas L’Épervier. Ils en ont souvent entendu parler, mais n’ont jamais eu l’occasion de le découvrir, et ils profitent alors de cette opportunité pour entamer la série. C’est pour cela que je dis toujours aux libraires de recommander des premiers tomes, c’est ce qui part le plus en dédicace ! Pour Angoulême, c’est ce tome spécial en noir et blanc qui m’a permis d’aller voir mon public, sinon, j’aurais été finir mes couleurs !

Mis-à-part les lecteurs, comment vous êtes-vous documenté sur le Canada ?

Le plus grand spécialiste des fortifications canadiennes, André Charbonneau, est venu chez moi pour me fournir les détails nécessaires. Les Canadiens sont ravis que je traite cette période, car cela n’avait pas encore été fait en BD, semblerait-il, et parce que c’est en plein dans la présence française.

Pourtant, de prime abord, on pourrait croire que d’autres dessinateurs ont parlé de cette période historique ?

En réalité, pas mal de mes collègues, comme JF Charles, ont évoqué la fin du Canada, un épisode plutôt sombre. Comme il paraît que je fais quelques efforts du point de vue documentaire (rires), cela réjouit donc nos amis Canadiens qu’on explore et donne une autre vision de leurs contrées. Effectivement, j’aime faire de la reconstitution historique, et les historiens adorent qu’on reconstitue leurs univers et les lieux qu’ils affectionnent.

Est-ce que la minutie qui vous caractérise n’est pas une arme à double tranchant ? Lorsqu’on va positionner tel détail, on ne peut qu’aller dans une direction encore plus précise, et donc s’obliger encore plus de recherches ?

Plus ca va, plus j’ai le souci du détail car j’accumule de la documentation et les connaissances sur le sujet. Mais effectivement, je n’oublie jamais que c’est du feuilleton, que c’est un peu comme Indiana Jones : vous vous retrouvez devant un divertissement d’aventures plaisant, et c’est bien le but premier, mais tous les costumes et les représentations sont pourtant authentiques. Je fais pareil avec L’Épervier, même si j’ajoute des petites explications historiques.

Mais tout-de-même, il y a une minutie, voire une maniaquerie, à refaire une case, car la garde-fou n’est pas à la bonne hauteur par rapport à la réalité historique.

On peut trouver bizarre de se casser la tête sur un détail que personne ne va voir. Mais, en réalité, je travaille toujours pour une seule personne, celle qui connait le mieux la période et le lieu décrits. Cela permet de hausser mon degré d’exigence. Grâce à cette personne que je veux respecter, j’apprends également, et lorsque j’ai assimilé ce détail, je peux aller beaucoup plus vite pour les cases suivantes, tout en respectant le cadre historique et mon public. De plus, cet excès de précision me donne des contacts avec des gens, spécialisés dans leur domaine. Je n’y pensais pas au départ, mais en dessinant Versailles, j’ai recherché des informations, puis ce sont des historiens du château qui m’ont rappelé pour me fournir des précisions utiles. Grâce à eux, je fais une exposition dans Versailles même. Fabuleux ! Grâce à ces personnes, je peux donc faire des choses que je n’aurais jamais pu faire seul.

Les albums se succédant, le public collabore à votre œuvre en fournissant les détails qui vous utiles …

Oui, mais bien entendu, cette précision est aussi extrêmement piégeante. Lors d’une conférence devant un parterre de spécialistes, un géologue m’a fait remarquer que les couches de sédimentation dans les falaises de Morgat étaient bien en oblique, mais dans l’autre sens ! Bien entendu, la salle et moi-même étions morts de rire. Lorsqu’on dessine rapidement, personne ne fera l’effort de regarder ou relever ce point de détail, mais comme on connaît le degré d’exactitude que j’essaye de placer dans mes albums, cela devient une gageure constante. Ainsi, les forêts guyaniennes que je voulais dessiner ne collaient pas à la réalité, des spécialistes m’ont fait remarquer qu’il n’y avait de branches basses et de feuillages à hauteur humaine. D’où cette masse de racines que j’ai alors utilisée pour cette séquence. Ce sont des contraintes utiles au récit, car, même si on ne s’en rend pas toujours compte à la lecture, chaque page est originale car elle recèle un détail ou une vue qui n’a jamais été dessiné.

Et vous disiez : « Ce qui m’intéresse, c’est reproduire des choses qui n’ont jamais été dessinées », vous sentez un explorateur de la bande dessinée historique ?

Oui, j’aime ce souci d’exactitude. De nouveau, pour les costumes, les armes ou les chaussures, je trouve continuellement de nouveaux détails qui me permettent d’innover dans le genre. Dans ce dernier album, on retrouve pas mal de choses qui n’ont jamais été dessinées : les écuries et divers ornements de Versailles, des quartiers et vues du port de Brest, l’intérieur d’un moulin-bateau. Comme je travaille sur une époque qui n’avait été dessinée, même en France, j’utilise des plans pour me donner une idée des bâtiments qui ont été rasés ; je vais aller observer leurs façades dans le coin de vieux tableaux, …

La reconnaissance de la série vous permet-elle de pousser des portes qui resteraient fermées pour d’autres ?

Difficile à dire, mais comme je joue sur une réelle collaboration, il y a un grand plaisir et une plus-value à me laisser voir et utiliser certains documents, car je vais pouvoir les dessiner, ce qui sera souvent la première fois, et l’évocation historique possèdera donc un nouvel outil. De plus, comme je dois aller dessiner de tous petits détails, je vais parfois poser des questions, révélant des aspects qu’ils n’avaient pas perçus. L’imagination de l’auteur permet aussi de proposer certaines pistes, pour combler certains trous historiques, dans l’utilisation d’une pièce par exemple.

Outre l’album qui sort, les Rendez-vous de L’Épervier ont connu également un beau succès. Comment vous est venue cette idée ?

Le concept est né sur la Grand Place de Bruxelles, avec Corinne Bertrand, de Denis Bajram et Valérie Mangin. C’était la première fois qu’on se rencontrait et, en discutant, j’évoquais le temps que je prenais entre deux tomes, et qu’il faudrait que je fasse des albums plus court. Denis m’a pris au mot, afin de faire patienter le public. Puis, cela permettait de rappeler que la série avait changé d’éditeur, mais qu’elle continuait à vivre et à bouger.

Chaque fin de fascicule intervenait à un moment privilégié du récit, garantissant le suspens. Aviez-vous écrit ainsi votre scénario ou est l’effet du hasard ?

C’était totalement fortuit ! Je n’ai pas changé une ligne à mon scénario initial, mais pour le second tome de ce cycle, que je suis en train d’écrire, je me suis tout de même arrangé pour que la fin de la page 16 intervienne à un bon moment. Ce sera intéressant, si on garde la même maquette, mais cela permet également de me structurer dans mon écriture. Cela vient des leçons de Charlier avec qui j’ai eu la chance de travailler [2].

Au coeur du moulin-bateau, le premier Rendez-vous de l’Epervier se termine en plein suspense !

Lors du second tome, les Révoltés de la Jamaïque, il m’a laissé prendre des libertés avec son découpage en rajoutant parfois de l’espace pour aérer les pages, mais je me suis rendu compte qu’on pouvait pratiquement couper sa page à n’importe quelle case ! Il maîtrisait sa narration, extrêmement rythmée, en posant sans arrêt des questions. À ses débuts, Charlier savait qu’il pouvait être pré-publié par page ou en strips, et grâce à sa connaissance de la BD américaine, il a assimilé ce processus. Je pense en avoir hérité, car j’essaye de placer un rebond permanent.

Si votre album est paru fin mars, on attend tout de même le troisième fascicule !

Le coffret, reprenant les trois fascicules, vient de sortir.

Je ne suis pas le plus ponctuel des auteurs (rires). Le troisième tome arrive, ainsi qu’un coffret qui reprendra les trois Rendez-vous. Nous avons gardé un millier des deux premiers volumes pour proposer des coffrets pleins, à ceux qui voudraient rattraper leur retard. Pour le prochain album, on va prolonger le concept, mais en modifiant sans doute la maquette.

Peut-on déjà avoir un avant-goût de la suite des aventures de L’Épervier ?

Le cycle comprendra six ou sept albums, et chacun d’entre eux comprendra trois éléments : une partie au Québec, une à Versailles et la dernière en Bretagne. À la différence du premier cycle, nous ne serons pas uniquement dans un style de paysage, comme certains tomes ne se déroulant qu’en mer ou en Guyane. Soyons clair, si cela donne du rythme au récit, ça permet aussi de moins m’ennuyer en dessinant les albums. Des personnages secondaires vont prendre de l’importance afin de leur vivre leurs propres aventures, loin de L’Épervier. J’essaye de rester cohérent tout en tentant de piéger, de surprendre le lecteur.

S’il semble logique de présenter Versailles et le Canada, pourquoi maintenir l’action également en Bretagne ?

Je me suis rendu compte que la Bretagne faisait partie de l’univers de L’Épervier. De plus, cela reste une série maritime, mais en l’envoyant au Canada, il va vivre la période d’hivernage pendant laquelle les bateaux resteront à quai. Or, ce n’est pas à Versailles que je pourrais en placer ! Il me reste alors les flash-backs, ainsi que la Bretagne ! Je voudrais aussi aborder l’aspect fluvial de Paris ; j’aime mettre de l’eau dans tous mes tableaux.

Concernant l’aspect plus romantique du récit, vous faites intervenir la Comtesse qui empêche de tuer Yann, alors que les autres attaques ne prévoyaient pas de lui laisser la vie sauve !?!

Effectivement, la Comtesse a autre chose en tête. En réalité, dans cet album introductif du cycle, aucun des personnages ne joue le rôle de sa réelle personnalité. C’est d’ailleurs la complexité de ce scénario, L’Épervier part dix mois au Canada, et comme les communications n’ont rien à voir avec ce que l’on connaît aujourd’hui, il n’aura pas de nouvelles de la France et ne pourra en donner. Cela pourrait donner une ambiance très statique. Je vais donc jouer sur des personnages tout blanc, tout noir, voire gris qui vont peut-être changer de camp et de style au fur et à mesure du cycle, afin de dynamiser le scénario. Ce n’est pas toujours facile à construire, mais c’est justement ce qui est amusant ! J’ai donc placé des éléments pour rendre crédibles des choses qui ne le sont sans doute pas du tout !

Vous débutez d’ailleurs l’album en annonçant qu’on ne dit pas tout à Yann, une façon de faire planer déjà le doute chez le lecteur !

C’est la difficulté de ce type de scénario : On a toujours du mal à savoir si tel suspens trouvera écho chez le lecteur. J’admire les scénaristes capables de créer du stress chez leur public et je voudrais pouvoir réaliser des histoires crispantes où le lecteur s’étonnerait de s’être fait avoir pour telle ou telle situation. J’espère que cela sera le cas ! (rires)

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Les illustrations sont © Pellerin/Soleil.

[1Futuropolis où opère Claude Gendrot est une joint-venture entre Soleil et Gallimard.

[2Patrice Pellerin a réalisé deux Barbe-Rouge avec Jean-Michel Charlier. Il avait commencé une aventure mettant en scène Éric, le fils de Barbe-Rouge lorsque Charlier décède. Quelques temps plus tard, ne pouvant continuer avec ce personnage, il lui rajoute une cicatrice, et c’est ainsi que nait L’Épervier.

 
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