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Paul Teng, Christophe Alvès, François Corteggianni & Marc Jailloux ("Alix, Jhen, Lefranc") : "Il faut rester cohérent avec l’esprit de Jacques Martin"

Par Charles-Louis Detournay le 9 novembre 2015                      Lien  
La sortie conjointe des albums de Lefranc, Alix et Jhen nous permet de réaliser un "speed-dating" avec deux auteurs réguliers de l'écurie Martin (Jailloux et Corteggiani), ainsi que deux nouveaux dessinateurs, Christophe Alvès et Paul Teng (en médaillon).

Paul Teng (Jhen) : "J’ai une vision plus rude du Moyen Âge que Martin et Pleyers."

Comment êtes-vous arrivé dans l’équipe Martin ?

Paul Teng : Casterman m’avait déjà sollicité il y a quelques années, mais j’étais trop occupé à l’époque. Puis ils sont revenus plus récemment, et comme le scénario m’a plu, je me suis lancé dans l’aventure. Mais ma condition était de proposer ma propre vision de Jhen sans devoir reprendre le dessin d’un autre auteur. Attention, je n’ai rien à redire aux précédents dessinateurs de la série, dont Jean Pleyers et son sens de la minutie, mais j’ai besoin de me sentir libre en dessinant, même si je possède mes influences, comme tout le monde.

Paul Teng, Christophe Alvès, François Corteggianni & Marc Jailloux ("Alix, Jhen, Lefranc") : "Il faut rester cohérent avec l'esprit de Jacques Martin"Vous avez donc approché Jhen comme vous l’aviez fait pour Shane ou L’Ordre Impair ?

Paul Teng : Dans le traitement graphique, je n’ai fait qu’appliquer mon propre style. je possède un trait plus nerveux que les autres que mes prédécesseurs. Je me considère comme un dessinateur classique, j’ai donc adopté le style de découpage et de dessin que dans mes précédents séries.

Votre traitement renforce le réalisme de la série, ce qui renforce quelques scènes plus violentes. Vouliez-vous entraîner Jhen dans une phase plus adulte ?
Paul Teng : Je me rappelle avoir été à la fois ébloui et interloqué par la série Jhen que j’ai découverte dans Tintin : un sens du détail, et en même temps, on traitait de meurtres d’enfants ! Cela restait très suggéré, mais les lecteurs ont évolué, avec les images qui nous assaillent en permanence. Je me suis glissé dans les tendances actuelles, que cela soit au cinéma ou à la télévision, afin de ne pas livrer une vision édulcorée. J’ai peut-être une vision plus rude du Moyen Âge que Martin et Pleyers.

Comprenez-vous qu’il faille respecter certains canons pour intégrer l’équipe Jacques Martin ?

Paul Teng : Tout-à-fait, c’est une collection régie par certaines règles. On ne peut aliéner les lecteurs avec des histoires d’un autre type ou des personnages qui correspondent plus à ce qu’ils ont vécu précédemment : il faut rester cohérent avec l’esprit de Jacques Martin ! Nous avons donc respecté Jhen, ce héros classique qui peut visiter bien des lieux différents. Pour autant, les scénaristes lui ont adjoint cette force de la nature qu’est Venceslas. Cette amitié renforce non seulement les liens entre le lecteur et le héros, mais permet aussi d’échanger leurs idées et sentiments sur ce qu’ils vivent.

Auriez-vous néanmoins envie de faire envie le personnage, avec l’accord du Comité Martin ?

Paul Teng : Jhen est effectivement un personnage dont on connaît peu de choses. Casterman souhaite que le héros revienne en France et pour ma part, j’aimerais qu’on lui donne plus de profondeur : a-t-il des parents, une famille ? Qui était son maître-architecte ? Est-ce qu’un enfant serait né de ses précédentes relations ? Jhen est une série avec beaucoup de possibilités, actuellement inexplorées ! Et les scénaristes sont désireux d’aller dans cette direction.

Vous expliquez avoir accepté de dessiner Jhen sur base du scénario. Qu’est-ce qui vous a conquis ?

Paul Teng : J’avoue que je ne connaissais rien de cette région, ni sur l’invasion ottomane, ni sur les bases allemandes au sein de la population. J’avais un grand intérêt à découvrir et à me documenter sur ces sujets.

De g à d : Christophe Alvès et François Corteggiani
Photo : CL Detournay

Christophe Alvès & François Corteggiani (Lefranc) : "Nous ne voulons pas singer, car faire du sous-Martin n’a aucun intérêt !"

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Christophe Alvès : J’avais travaillé pour Pif Gadget, dont François était le rédacteur-en-chef. Quelques années plus tard, j’avais spontanément réalisé une planche de Blake & Mortimer, que j’avais montrée à François, et il l’avait fortement appréciée ! Depuis lors, nous avons commencé notre collaboration. Comme son scénario de Lefranc était déjà bouclé, j’ai fait un essai... concluant !

Lorsqu’on regarde votre style dans Maigret ou votre Harry Dickson, vous êtes assez éloignés de cette ligne claire classique. Pourquoi vous êtes dirigé sur ce terrain ?

François Corteggiani : C’est un passionné de Tintin !

Christophe Alvès : Oui, passionné d’Hergé, de Jacobs, puis plus tard de Martin, mais pour moi, ils font tous partie de la même école. Peut-être est-ce lié à mon expérience de la publicité, mais j’essaie toujours d’adapter mon dessin en fonction du propos. J’ai donc essayé de coller au maximum au style de Jacques Martin.

Avez-vous été voir ce que vos prédécesseurs avaient réalisé : Bob de Moor, l’incontournable Chaillet, Carin, Taymans, Maury, Régric ?

Christophe Alvès : Non, j’ai fait l’impasse afin de revenir la source. Je me suis donc focalisé sur L’Ouragan de feu et Le Mystère Borg, avec une prédilection pour le premier car on ne se retrouve pas encore dans un réalisme pur et dur. Pour les personnages, j’ai agrandi une planche de discussion entre Lefranc et Borg afin de décortiquer le style de Martin. Je ne voulais pas le singer, car faire du sous-Martin n’a aucun intérêt ! J’ai aussi voulu laisser parler mon trait personnel, car cela n’a pas d’intérêt de tenter de copier à tout prix. Il faut effectivement pouvoir tenir sur la longueur d’un album.

Il faut donc acquérir une gestuelle pour adopter un style dans la lignée de Jacques Martin ?

Christophe Alvès : Oui, par exemple les lignes de Martin ne sont jamais vraiment droites, ni courbes. J’ai voulu trouver cet entre-deux fait de déliés et des pleins. J’ai essayé de retrouver cette façon de dessiner, puis de l’incorporer à mon propre style afin de l’adapter tout au long de l’album.

Et pour votre premier Lefranc, François Corteggiani vous fait un sale coup : voilà qu’Axel Borg rase sa barbe !

Christophe Alvès : C’était effectivement prévu ainsi dans le scénario originel. Problème : quel visage se cache sous la barbe ? Heureusement, que la réponse se retrouvait dans un des premiers albums : on voit Borg glabre dans deux-trois cases. J’ai donc travaillé la cohérence, ainsi que je l’ai fait en reprenant Von Graf du Maître de l’Atome pour l’incorporer au style Martin.

Le Comité Martin va-t-il continuer l’alternance des équipes afin de respecter plus ou moins l’annualité ?

François Corteggiani : Vous soulevez tout de même un problème à propos des différentes équipes : il n’y a pas de concertation entre les différentes histoires. Chez Alix, la mort de Galva pouvait handicaper une autre équipe qui comptait utiliser ce personnage. Je pense qu’il vaut donc mieux n’avoir qu’une seule équipe par série ! Ce serait également plus cohérent pour le lecteur.

Christophe Alvès : Nous n’avons d’information à ce sujet concernant une autre équipe sur Lefranc. Pour notre part, le scénario de François a été présenté, et on a entendu que le Comité était satisfait du graphisme de Mission Antarctique. Nous sommes donc prêts à continuer !

Marc Jailloux (Alix) : "Je veux maintenir une grande lisibilité dans mon récit"

Marc Jailloux, Après la direction de l’est pour La Dernière Conquête, puis le nord-ouest pour Britannia, vous avez donc opté pour le sud et la Numibie. Est-ce une volonté de varier les décors et les ambiances ?

Marc Jailloux : Mon scénariste Mathieu Bréda et moi avons envie de nous surprendre en permanence. Et notre idée pour Par-delà le Styx était de montrer Alix au dos d’un éléphant de bataille, car cela n’avait jamais été dessiné dans Alix. Nous avons donc choisi de nous baser sur la bataille de Thapsus, un affrontement très important entre César et les derniers partisans pompéens, ce qui marque d’ailleurs presque la fin de la république romaine. Sans oublier les personnages historiques que sont Caton, Scipion, Juba 1er, etc. Mais nous voulions trouver un bon motif pour entamer ce voyage vers l’Afrique : Héraklion qui ne se porte pas au mieux...

Ce mal-être du jeune Héraklion renvoie d’ailleurs Alix à ce qu’il a lui-même traversé, jeune Gaulois adopté par un Romain ?

Marc Jailloux : Nous avons réfléchi quel personnage connu des lecteurs pourrait ramener Alix vers l’Afrique. Qui mieux qu’Astyanax qui a disparu à la fin du Dieu sauvage ? On s’est imaginé qu’après la mort de la reine Andréa, il doit trouver un nouveau travail et s’engager auprès des partisans pompéens. Bien entendu, il était intéressant de traiter du passé d’Alix au travers du parcours d’Héraklion. N’oublions pas qu’Alix a été impliqué dans le décès de sa mère et qu’Horatius est aussi décédé dans Le Cheval de Troie. Il fallait qu’Alix possède d’autres motifs de guérir Héraklion, et donc la culpabilité d’avoir découvert la reine Andrea dans Le Dernier Spartiate ! Cette volonté de résoudre les problèmes de ce jeune garçon fait aussi écho à ses propres problèmes du passé.

Vous mettez d’ailleurs volontairement ces démarches personnelles en avant, et vous faites passer d’autres éléments au second plan, telle que la bataille de Thapsus, elle-même presque éclipsée.

Marc Jailloux : La bataille n’est pas importante à nos yeux. Nous préférions rester focalisés sur les liens entre Héraklion et ce qu’il reste de son passé, à savoir Astyanax. Nous voulons rester près des personnages et les questions que se pose Alix. Sans doute se les posait-ils auparavant, mais ce n’était pas explicité. Ainsi, j’ai voulu étirer les cases de son passage dans le désert, pour montrer comment le temps se ralentit pour lui. Nous voulions proposer une histoire très différente des précédentes, comme cela a été le cas pour mes autres albums d’Alix. Toujours une grande aventure : ici, on part de Rome où l’on représente des bâtiments inédits dans la série, jusqu’à rejoindre des villes pour lesquels j’ai pris des contacts avec des chercheurs du Louvre. Il y a un vrai travail de documentation, et de reconstitution !

Votre style continue d’évoluer : vous gommez les traits des personnages au second plan, même s’il s’agit d’Alix et Enak. Est-ce que vous recherchez une épure graphique ?

Marc Jailloux : En faisant confiance à la couleur, je veux épurer mon trait. Je veux maintenir une grande lisibilité dans mon récit. Je veux me perfectionner en permanence, or c’est plus compliqué de faire simple plutôt que de surcharger en détail. Mes maîtres ont toujours été Hergé, Jacobs et les autres. Je veux trouver cette pureté du trait, alliée à la lisibilité. Chaque trait doit être justifié : j’ai donc cessé de détailler les arrière-plans afin de créer ce flou, et éviter de boucher l’image. Cela permet aussi au lecteur d’avoir des récréations mentales : il peut lui-même imaginer et rêver ce qui trouve au-delà de l’action immédiate.

Et pour la suite, vous savez sur quoi vous allez travailler avec Mathieu ?

Marc Jailloux : Nous avons effectivement une nouvelle thématique inattendue, car il faut que je me fixe un nouveau challenge à chaque album. Je pense que c’est aussi intéressant pour le lecteur. Pour moi, mon travail a commencé il y a trois ans : je voulais d’amener ce héros vers un renouveau. Je suis content de savoir que cela plaît aux lecteurs, dont des enfants, qui reviennent à Alix. Notre sincérité est sans doute payante. À chaque fois, je me dis que je ne veux pas faire un Alix de plus, mais plutôt montrer comment il est toujours pertinent de prolonger les aventures de ce héros de la bande dessinée franco-belge !

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

(par Charles-Louis Detournay)

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Photo de Paul Teng en médaillon : CL Detournay.

✍ François Corteggiani
 
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4 Messages :
  • Jailloux est sans hésitation le meilleur héritier "graphique" de J. Martin. Son Alix est vraiment digne des meilleurs albums de l’époque glorieuse... Après de si nombreux albums, dessinés par tant de dessinateurs différents, au risque de perdre son identité, Alix redevient enfin lui-même. Il n’était que temps.
    Alvès fait un travail remarquable, il donne à Lefranc une nouvelle dimension. Son dessin me semble plus vivant que celui de Martin, sans le singer, tandis que Regric fait, clairement, du Bob de Moor, il faut le reconnaître : chaque album de cette autre équipe (dont un album est déjà annoncé avant l’été) est un hommage graphique appuyé au Lefranc du "Repaire du Loup".
    Le graphisme de Paul Teng, comme celui, naguère, de Cayman, est beaucoup trop éloigné de celui de Pleyers. Pourquoi reprendre un personnage dont l’auteur est toujours vivant, et désireux de poursuivre "sa" série ? Les albums comme "La Sérénissime" montrent bien que Pleyers, qu’on aime ou pas son dessin, est parfaitement en phase avec le héros qu’il a créé avec J. Martin. Il aurait mieux valu faire un spin-off de Jhen, pour Paul Teng (dont le dessin est remarquable, mais bien trop éloigné du canon de Pleyers) mais ce héros est-il si célèbre pour bénéficier d’une série parallèle ?

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  • Petite précision orthographique assez classique et souvent répétée :

    Moyen Âge
    (obligatoirement avec majuscules, accent circonflexe et sans aucun tiret !)...

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  • Ce n’est pas la première fois que Borg apparaît sans barbe. Il est apparu ainsi dans "La camarilla".

    Ces trois albums sont vraiment très bons, bravo aux auteurs !
    Et je trouve pour le coup le scénario de Jhen très Martinien, malgré un dessin éloigné de celui de Pleyers. Mais il faudrait revenir aux fondamentaux de la série, cad, la relation entre Gilles de rais et Jhen. A ce propos, dans Avec Alix, Martin parlait d’un retour de Gilles de Rais dans une histoire intitulée le diable baron. ce serait peut être le moment de se servir des synopsis du Grand Jacques, non ?...

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    • Répondu par Robert le 10 novembre 2015 à  14:14 :

      Les trois albums sont d’excellente facture, autant du point de vue scénario que dessin et ça fait des lustres qu’on n’a pas vu ça pour les 3 séries en même temps. Alix a souffert d’un dessin plus qu’approximatif et de scénarios vraiment médiocres avant l’arrivée de Jailloux, ne parlons pas de Jhen qui a touché le fond à l’époque des Sorcières et autres. Lefranc a évité la médiocrité depuis que Régric a repris la série et surtout Jacquemart qui a mystérieusement disparu.
      Corteggiani fait du très bon travail ici et Alvès aussi, sauf pour le visage de Lefranc.
      Je suis d’accord avec Corteggiani quand il dit qu’il faut n’est pas bon de multiplier les scénaristes et les équipes qui ne se concertent pas en plus. Cela va devenir de plus en plus compliqué, vu que les aventures se déroulent sur un nombre d’années vraiment réduit : à peu près10 ans maximum !

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