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Pessis & Achdé : "Lucky Luke doit évoluer, tout en respectant les traditions"

Par Charles-Louis Detournay le 22 novembre 2014                      Lien  
Contre toute attente, le dernier album de Lucky Luke revient sur un film mythique des années 1960, "Les Tontons flingueurs", non sans continuer à offrir de multiples degrés de lecture émaillés de savoureuses caricatures d'acteurs français.

Jacques Pessis, le commun des lecteurs a souvent remarqué votre signature en bas des dossiers d’intégrales de Dargaud ou du Lombard. Comment en êtes-vous venu à cosigner Les Tontons Dalton ?

Pessis & Achdé : "Lucky Luke doit évoluer, tout en respectant les traditions"
Jacques Pessis
Photo DR. (c) Dargaud

Jacques Pessis : En tant que de directeur littéraire chez Dargaud depuis 1990, j’ai eu à m’occuper de Lucky Luke. En son temps, j’avais convaincu Laurent Gerra d’écrire le scénario de La Belle Province suivi de deux albums. Après quatre années d’interruption, Laurent a demandé à ce que je le signe avec lui, car nous travaillons effectivement de concert. C’est ainsi que s’est créé ce trio infernal, car je connais Achdé également depuis 1990. Ayant eu la chance de travailler sur l’intégrale de la série chez Dargaud, j’ai tout relu et j’ai à nouveau pris conscience qu’il y avait dans la série une matière fabuleuse. Les nouveaux albums doivent donc s’inscrire dans une tradition. Nous voulions créer une histoire forte, doublée d’un aspect parodique, avec de l’émotion.

Comment avez-vous cette idée de vous baser sur Les Tontons flingueurs ?

Jacques Pessis : Lors d’une discussion amicale entre nous, nous sommes venus à ré-évoquer ce film culte, et l’idée est arrivée dans la foulée de s’en inspirer pour un récit de Lucky Luke. Georges Lautner, un ami commun, était encore vivant et réalisait un album au Lombard. Nous lui avons donc parlé de ce projet, ce qui l’a fait beaucoup rire et il a accepté.

Le film est présent à l’esprit tout au long de la lecture, car outre les références, vous avez beaucoup caricaturé d’acteurs !

Laurent Gerra revient à Lucky Luke
Photo : DR. (c) Lucky Productions

Jacques Pessis : Il y a avait déjà beaucoup d’acteurs américains qui étaient présents dans Lucky Luke, mais pour la première fois, on retrouve des Français : Lino Ventura, Francis Blanche, Jean Lefèbvre, Bernard Blier, Robert Dalban, etc. Mais Les Tontons Flingueurs reste également un film multi-générationnel. Lors d’une récente ressortie en DVD, le film avait été projeté au cinéma, et j’étais ébahi de voir toute la nouvelle génération connaître les répliques par cœur ! Outre l’hommage à Michel Audiard que je connaissais également très bien, je voulais qu’on puisse retrouver ce mélange de français et d’américains dans la série, et c’est pour cela que Laurent Gerra et moi avons tant ri devant les caricatures de ces acteurs !

Le fan de Lucky Luke tiquera peut-être en voyant que le début de cette aventure présente un des premiers Dalton originels, qui aurait échappé à la mort décrite dans le seizième tome de Lucky Luke, Hors-la-Loi, avant que Goscinny et Morris ne les "ressuscite" en leur imaginant des Cousins Dalton, plus bêtes que méchants ?

Achdé : Pour beaucoup de lecteurs, les propos historiques de Lucky Luke étaient paroles d’Évangile. Mais les mordus d’Histoire savaient que Morris avait fait quelques approximations dans le scénario de Hors-la-Loi. Même si l’image des quatre tombes alignées avec les chapeaux sur les croix était très percutante, en réalité les quatre frères Dalton ne sont pas décédés le même jour. Bill est mort lors d’un autre casse, alors qu’Emmet a survécu, et c’est ainsi que nous avons imaginé qu’il puisse avoir un enfant, dont l’éducation serait confiée aux cousins Dalton que nous connaissons bien, et c’était alors le début de notre revisite des Tontons Flingueurs !

Comme d’autres méchants avant eux, est-ce que les Dalton ne sont finalement pas devenus plus emblématiques pour le public que le parfois trop lisse Lucky Luke ?

Jacques Pessis : Morris & Goscinny avaient en leur temps réalisé Les Cousins Dalton à la demande du public qui réclamait ces personnages apparus quelques années plus tôt, sans imaginer l’ampleur que cela allait prendre.

Achdé
Photo : DR. (c) Lucky Productions

Achdé : Aujourd’hui, les Dalton ont leur propre série de dessins animés et apparaissent de plus en plus régulièrement dans Lucky Luke à la demande du public. Entrés dans l’inconscient collectif, ils sont donc en phase de prendre leur indépendance, et on pourrait bientôt imaginer un spin-off dont ils seraient les vedettes à part entière.

Goscinny a apporté sa marque de fabrique aux personnages : la méchanceté est toujours bête., ce qu’il a d’ailleurs décliné dans bien des séries. Morris avait également le talent graphique pour représenter cette dualité, ce qui permettait de dédramatiser la situation : Lucky Luke devait rester une bande dessinée tout public. Or, plaire à toutes les générations sans choquer la jeunesse est un exercice difficile, et c’est pour cela qu’on rencontre de moins en moins de séries de ce style.

Jacques Pessis : Je pense que les séries tout public, et plus généralement la bande dessinée, vont prendre progressivement encore plus d’importance dans les décennies à venir, en ces temps difficiles où on a besoin de simplicité, de bonheur, de belles histoires, de gens heureux et de grands enfants que sont les dessinateurs.

Achdé : L’acheteur actuel n’a plus de quoi se payer dix albums lorsqu’il entre dans une librairie. Quand on voit le succès de classiques comme Titeuf, Astérix (la plus grosse vente de livres de l’année) ou le Buck Danny Classic qui remet au goût du jour des grands héros, cela prouve que lorsqu’on propose une belle histoire, avec de l’humour et réalisée avec amour par ses auteurs, le public est toujours au rendez-vous !

Pour revenir à une des caractéristiques de ces Tontons Dalton, vous avez choisi de mêler en permanence les degrés de lecture pour toucher les différents lecteurs et permettre une relecture qui continue à apporter des éléments invisibles au premier regard.

Achdé : C’était bien notre but, tout en rajoutant cette fois-ci un niveau complémentaire : les allusions multiples au cinéma. Les fans du septième art vont donc repérer les clins d’œil, les répliques détournées, les caricatures d’acteur et autres joyeusetés que nous avons disséminées dans le récit. Pour autant, Les Tonton Dalton demeure une aventure humoristique, et pour l’avoir testé chez nos éditeurs nordiques qui n’ont jamais vu Les Tontons flingueurs, le récit fonctionne tout aussi bien sans comprendre ces références complémentaires, ce qui permettra à l’album de demeurer compréhensible dans sa globalité dans les prochaines années, même si le film vient à disparaître progressivement de la culture collective.

Jacques Pessis : Lorsque j’interviewais René Goscinny chez lui en tant que journaliste, il m’expliquait comme il tenait à cette multiplicité de degrés de lecture. Nous avons tenu à maintenir ceci, mais il fallait aussi une réelle histoire. Et si Lucky Luke a déjà supporté les pires méchants, il n’a jamais été confronté à un enfant acariâtre, (j’exclus Billy-the-Kid qui était néanmoins armé et dangereux), mais qui possède aussi ses propres qualités. Nous mêlons donc l’humour, mais aussi la tendresse en imaginant quelle affection pourrait lier le héros à cet enfant, qui demeure un membre de la famille Dalton.

On sent également une évolution, car vous représentez Lucky Luke au bord de la rupture, proche de l’abandon, un cas assez nouveau dans sa bibliographie ?

Achdé : Cette figure de héros hollywoodien est prise à contre-emploi. Loin de garder les vaches ou de pourchasser les pires méchants (même s’ils sont très bêtes), il se retrouve dans une situation assez stupide : il doit à la fois relâcher et surveiller des bandits qu’il a lui-même placés en prison, tout en devant surveiller (voire éduquer) un enfant malgré lui. Il traîne dans les pieds dans cette aventure, mais une évolution se produit en cours d’album, et même si Lucky Luke demeure ce héros immuable, il se met à percevoir ce qu’un père peut ressentir face à un fils qui peut tourner mal ou qui souffre d’un drame familial.

Est-ce que, dès lors, vous êtes toujours aligné sur la figure historique de Lucky Luke ?

Comme Morris était toujours en phase avec le cinéma (surtout américain), je désire continuer à faire évoluer Lucky Luke, parti de cette version John Wayne de La Prisonnière du Désert pour se rapprocher d’un héros moderne, tendance Open Range. J’ai donc voulu rendre le personnage plus rugueux, en plaçant dans sa bouche des sentiments plus humains : un peu de faiblesse, de l’énervement, et de l’abandon, mais aussi une case importante où il tente de cacher à l’enfant un dénouement qui aurait pu s’avérer tragique. Mais je rassure les fans, Lucky Luke reste un héros, et la série maintient ses échanges de tirs, ses personnages caractéristiques, et son humour ! Chaque album se révèle donc un mille-feuilles où l’on désire alterner en permanence humour, action, gags, et parfois une touche de sentiment pour que l’ensemble prenne sa saveur. Ce qui suit l’évolution des lecteurs de bande dessinée qui sont influencés par ce qu’ils ont lu, mais aussi ce qu’ils voient au cinéma ou à la télévision. C’est ainsi que j’essaie de transposer un découpage qui s’inspire de ces séries télévisées, plus actuel.

En mêlant enfant et adulte, vous êtes parfois à mi-chemin entre Kid Lucky et Lucky Luke ! Que nous préparez-vous pour les 70 ans du personnage ?

Achdé : Le prochain album sera un Kid Lucky (en 2015), mais en 2016, anniversaire oblige, ce sera effectivement un Lucky Luke, mais sans les Dalton, car en six albums, ils en accaparent presque cinq ! Mais je ne suis pas le décisionnaire de ce qui va se passer autour de cet événement.

Jacques Pessis : Je peux déjà vous dire que l’album anniversaire sera réalisé avec Laurent Gerra et moi, et que nous tenons déjà l’idée de départ. Et qu’il y aura peut-être une petite apparition des Dalton...

Achdé : Oh non ! (rires) Blague à part, après Spirou, Tintin et quelques rares autres, Lucky Luke est l’un des héros les plus âgés de la bande dessinée toujours en activité. Nous comptons donc bien mettre les petits plats dans les grands et réunir les différents auteurs qui ont entouré Morris, prolonger son œuvre et contribué à ce que Lucky Luke reste encore une série emblématique aujourd’hui !

(par Charles-Louis Detournay)

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6 Messages :
  • Dans l’intro, vous devriez rectifier : le film est sorti en novembre 1963 !

    Répondre à ce message

    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 22 novembre 2014 à  13:12 :

      Effectivement ! Merci, c’est corrigé

      Répondre à ce message

  • Quand Jacques Pessis dit que Lucky Luke n’a jamais été confronté à un enfant acariâtre, on se demande s’il a vraiment lu les albums de son modèle Goscinny qu’il aime tant.
    Comment oublier le petit Johnny, insupportable desperado à la dent de lait, de l’album "Sept histoires de Lucky Luke", ainsi que le coriace Coyotito de "Canyon Apache" ?

    Quant à dire que c’est la première fois qu’il y a des acteurs français, là encore, c’est la mémoire qui en prend un coup. Allez donc lire "Lucky Luke contre Joss Jamon" et "À l’ombre des derricks’ et vous trouverez Jean Gabin et Michel Simon. Comme acteur français, on a fait pire, non ?
    Enfin, je voudrais saluer le courage d’Achdé, qui nous confirme sans hésitation que Lucky Luke se retrouve dans une "situation assez stupide". Sur ce plan là, on se rejoint...

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    • Répondu par Oncle François le 24 novembre 2014 à  12:11 :

      Tiens, voila un message critique, mais éclairé, d’un véritable connaisseur de l’oeuvre goscinienne. Cela change agréablement des commentaires débiles du style " c’est du vilain réactionnaire". Le niveau des lecteurs d’actuabd remonterait-il ?

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    • Répondu par lvanb le 25 novembre 2014 à  19:05 :

      et Louis De Funes dans "Le bandit manchot" !

      Répondre à ce message

  • "Bertrand Blier"... Vous êtes sûr ?!... :o/

    Répondre à ce message

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