Interviews

Philippe Capart : « Le premier "Corentin" m’a toujours semblé intemporel »

Par Morgan Di Salvia le 13 février 2014                      Lien  
Maître d’œuvre d’une édition sublimée du premier « Corentin » de Paul Cuvelier, et d'un cahier reprenant les dessins d'enfance et d'adolescence, Philippe Capart nous parle avec passion et érudition du patrimoine de la bande dessinée et de l’image, qu’il s’attache à mettre en valeur à la Crypte Tonique.

« Corentin » de Paul Cuvelier est un classique de la bande dessinée. Il a pourtant été malmené d’un point de vue éditorial…

Depuis la première édition aux éditions du Lombard en 1950, à la maquette soignée et imprimée en héliogravure, les rééditions ont été bâclées. Dans les années 1970, du vivant de l’auteur, les planches avaient été bariolées, parce que les commerciaux estimaient que le noir et blanc c’était fini, qu’on entrait dans le tout en couleurs. Plus récemment, les dernières rééditions du Lombard reprennent paresseusement les films mis en couleur dans les années 1990. On fanfaronne sur l’accession de la bande dessinée au statut d’art mais on continue à les imprimer sans beaucoup de soin. Quand j’ai appris que sa famille possédait encore tous les originaux de l’album, somptueusement sculptés au lavis, l’idée d’un nouvelle édition s’est imposée, isolée de l’ancienne politique du Lombard.

Philippe Capart : « Le premier "Corentin" m'a toujours semblé intemporel »
Corentin Feldoé, dans une édition sublimée
par l’équipe de la Crypte Tonique

J’ai découvert les coulisses de cet ouvrage, grâce aux deux petits frères de Paul Cuvelier : Amédée et Michel. Je n’avais pas idée que des proches de l’auteur puissent être encore accessibles. Des mois plus tard, Michel m’a montré une petite caisse en carton que leur mère avait gardée, qui comprenait des dessins de ses cinq à ses vingt-deux ans. Une révélation ! J’ai passé des après-midis à les scanner et à discuter avec Michel.

C’est un album clé pour vous ?

Pour moi, « Les Aventures extraordinaires de Corentin Feldoé » est le défi d’un jeune homme à lui-même. Le seul de ses ouvrages en auteur complet. Et, avec les dessins préservés, on avait la chance d’avoir les jalons qui ont mené à cette maturité. Paul Cuvelier est souvent perçu comme étant une sorte de météorite venue de nulle part. Une mythologie s’est écrite autour de lui. Il m’a semblé que l’artiste gagnerait à être connu en nuances en partant de témoignages et de documents directs.

L’une des illustrations hors texte de l’album

Comment vous êtes vous passionné pour ce sujet ?

C’est un album que j’ai lu quand j’étais petit. Il m’a marqué, je me rappelle encore de tout ce qui a entouré cette première lecture : les odeurs, les personnes présentes, les meubles etc. Un choc ! Pourtant, c’était en noir et blanc, c’était touffu, les images étaient très petites. C’était une sorte de jungle dans laquelle on avait envie d’aller s’engouffrer. Les attitudes des personnages étaient parfaitement senties et anatomiquement brillantes. C’est très très riche. Chaque image est restée dans ma mémoire, dans ma mythologie.

Par les rencontres avec ses proches, j’ai pu découvrir les coulisses de l’objet de ma fascination. Lors d’un vernissage à la Fondation Leblanc, j’ai rencontré Amédée Cuvelier. Il m’a parlé de son frère et une anecdote m’a frappé : ils jouaient au Matador, une sorte de Meccano en bois, et Paul, plutôt que de réaliser les modèles habituels - trains, ponts, grues - avait construit... une vache ! Ce mélange de mécanique et de biologique, de romantisme et de matérialisme est étonnant chez lui !

Le dernier numéro de la Crypte
se consacre aux dessins qui ont précédés Corentin

Je n’étais pas le seul passionné par Paul Cuvelier, je discutais souvent de lui avec le dessinateur Alec Severin qui a également été marqué au fer rouge, mais dix années plus tôt. L’un comme l’autre, nous avions décortiqué l’ouvrage de Philippe Goddin « Corentin et les chemins du merveilleux » dans tous les sens. Peu à peu, l’idée d’une nouvelle édition a mûri et s’est formée une équipe intergénérationnelle, renforcée par Hugues Dentier, un autre enthousiaste du travail de Paul, qui a réalisé le travail de restauration des planches, Benoît Boëlens, lecteur de la première heure devenu ami de Paul Cuvelier et scénariste de « Wapi », qui a travaillé les textes, Nadine Scolas qui les a relettrés, André Moons, qui s’est occupé des aspects techniques et Kevin Cocquio qui a réalisé la maquette de l’ouvrage. Chacun a lu ce « Corentin » à une époque différente et a été marqué à sa façon. Ce qui me semble bien définir une œuvre classique.

Combien de temps a été nécessaire pour cette nouvelle édition ?

Cela fait six ans que le projet est sur la table. Il a fallu une année pour restaurer les planches numériquement. Dans l’album de 1950, les phylactères étaient en typographie, à la manière des roman-photos. Nous avons re-lettré l’ensemble en s’inspirant d’un calligraphie de Paul Cuvelier dans ses derniers livres. Nous voulions que la rupture entre la graphie, dessin et texte, ne soit pas brute.

On a également retravaillé les textes, c’est Benoît Boëlens qui a relever le défi. Dans la première version du journal, certains dialogues étaient attribués à des personnages qui ne leur étaient pas destinés. Personne n’avait jamais corrigé ces aberrations. La même erreur s’est reproduite encore et encore. Cela donne des sueurs froides car cela veut dire que, depuis 1946, personne n’a vraiment lu le premier « Corentin », correcteurs et lettreurs compris, et, paradoxalement, c’est aussi un bel éloge de la puissance évocatrice de ses dessins que les textes peinent à cadrer. Nous voulions aussi éviter l’écueil nostalgique des planches jaunies, du « vintage ». L’idée était d’imprimer les planches telles que l’auteur les avait conçues : de l’encre de chine noir sur un papier blanc. Sous les conseils de l’imprimerie de livres d’Art, Cultura, nous avons opté pour une impression en bichromie (noir/noir).

Le travail de restauration

On rapporte souvent que Cuvelier n’avait pas un véritable amour de la bande dessinée, qu’il en faisait par dépit. Votre travail tend à prouver le contraire.

Enfant, c’est un album de bande dessinée que j’ai découvert, pas un recueil d’illustrations ! Il y a un flux qui est propre à la bande dessinée. Paul Cuvelier est un excellent narrateur graphique et son dessin a le dynamisme de ses contemporains André Franquin et Morris. En retrouvant les dessins d’enfance, on voit qu’il adorait Tintin, Mickey, Miloula de Raoul de La Nézière… Il recopiait des planches ou en inventait de nouvelles. Je pense donc que l’idée qu’il est tombé en bande dessinée par accident tient des longues interviews qu’il a données à Numa Sadoul et Jacques Glénat dans les années 1970. Époque où la bande dessinée lui était essentiellement alimentaire. Il faut se souvenir que la série « Corentin » a été chaotique. Il me paraît évident qu’il s’est fort investi dans la première aventure. Après les premiers mois, Raymond Leblanc a pris les rennes du journal Tintin car Hergé et son Tintin en étaient de plus en plus absents. À mon avis, Paul Cuvelier a senti l’ambition artistique partir du journal et la routine s’installer, il a lui même lâché du lest.

Il n’a pas tardé à prend de la distance avec la bande dessinée…

En 1950, Cuvelier a quitté la bande dessinée, après s’être de plus en plus éloigné du personnage de Corentin Feldoé. Le premier album est son univers. Le deuxième, c’est Jacques Van Melkebeke qui a fait tout un scénario qui se passe en Chine. La première planche est évocatrice : Cuvelier laisse le tigre Moloch et le gorille Belzébuth au garage ! Symboliquement, c’est très fort. D’autant qu’au final de cette aventure, il revient au palais et la plus belle planche de l’album, ce sont les retrouvailles ! Après, pour le troisième album, on lui a demandé de transformer son Corentin en héros de Western, accompagné de sa maman. On s’éloigne très fort de la matrice première. En trois albums, il a vécu les écueils d’un mauvais management éditorial. De l’œuvre première, on décline en série et ensuite au spin-off. Il arrête la BD et forme un atelier d’artiste. Il se plonge dans une carrière artistique, telle qu’on la concevait à la Renaissance, tout à fait en dehors des normes de l’après-guerre, de l’abstraction,…

Paul Cuvelier était à contretemps ?

Complètement ! Le groupe d’artistes autour de l’Académie de Mons, Nervia, était complètement réactionnaire. Ils se coupaient totalement du monde extérieur, de la modernité d’un Matisse ou d’un Picasso. Ça explique peut-être que ce premier « Corentin » semble intemporel, ça aurait pu être fait au dix-neuvième siècle ou avant la Révolution française ! Je crois que la bande dessinée, et l’assistance de Jacobs et Hergé, a permis à Paul Cuvelier d’entrer en contact avec la modernité. Il faut se souvenir qu’à ce moment Hergé est aux commandes du journal et au pic de sa forme au niveau du langage bande dessinée, Jacobs explose et Van Melkebeke alimente le feu... C’est une conjoncture exceptionnelle !

Esquisse réalisée par Paul Cuvelier,
à l’âge de vingt ans

Comment la famille de Cuvelier a-t-elle accueilli votre démarche ?

Les frères et la sœur de Paul ont accepté de répondre à mes longues listes de questions et de partager des souvenirs et documents. Je pense qu’ils sont contents d’avoir une vision extérieure sur son travail, depuis une trentaine d’année, peu de choses ont été réalisées sur l’artiste. Il est aussi parfois difficile de prendre conscience des aspects exceptionnels des proches. Un regard extérieur peut être stimulant. Mais l’énorme affect qu’ils gardent pour leur frère a permis de sauver beaucoup d’œuvres de l’artiste toutes périodes confondues.

Il y a également l’enjeu des originaux qui se pose pour les héritiers…

Les planches originales, ça sert de matrice à faire des albums. Si plus tard, elles ne sont plus disponibles, le travail éditorial sera biaisé car on devra se rabattre sur des copies, parfois un peu moisies...il est important de prendre conscience que les originaux sont des outils de travail. L’hystérie spéculative autour des planches est assez contre-productive.

Ce sera le thème du prochain magazine ?

Non, le prochain numéro s’intéresse aux formats des bandes dessinées par le biais des pockets adultes. Il sera réalisé en collaboration avec l’artiste Yves Grenet qui a finalisé un travail de recensement phénoménal concernant ces petits formats adultes. Une production sous le radar, car pléthorique, disjonctée et très bon marché. Il y a même des ramifications avec Paul Cuvelier. L’écrivain Bernard Joubert a découvert qu’une des images d’Epoxy de Jean Van Hamme et Paul Cuvelier a été copiée plus de quarante-et-une fois, souvent par des auteurs de ces petits albums ! Une image forte qui a imprégné la rétine de nombreux dessinateurs. Les images de Cuvelier continuent d’être lues sous la graphie d’autres auteurs ! On retrouve un écho de sa graphie dans les travaux de Jacques Martin, François Craenhals, Claude Renard, François Schuiten, Bernard Yslaire et même Jacques Tardi et Grzegorz Rosinski.

Philippe Capart à la Crypte Tonique
en février 2014

Vous écrivez dans la postface du dernier numéro de la revue, « La Crypte Tonique tente en vain depuis septembre 2011, de combler le gouffre qui existe entre action et réflexion, auteurs et lecteurs, profanes et sacrés, morts et vivants… ». Outre ce mot d’humour, comment résumer la philosophie de votre magasin à nul autre pareil ?

J’aimerais qu’il n’y ait plus de distinction temporelle dans la création. Si ça été fait il y a mille ans ou hier, on s’en fiche, ça n’est pas pertinent. Je trouve d’ailleurs qu’il est dommage que les auteurs travaillent dans un flux générationnel. Ils sortent d’une école, ils se serrent les coudes, forment des ateliers, essaient de chasser un gros mammouth pour avoir un peu d’argent, et puis une fois que ça fonctionne, ils restent coincés dans leur série, leur sillon. Mais peu ont une vue globale de ce qui s’est passé avant eux, de ce que la bande dessinée pourrait être en dehors d’eux… À mon sens, il y a un manque de passerelles intergénérationnelles. L’idée maîtresse de la Crypte Tonique, c’est que la création contemporaine puisse côtoyer la création ancienne. Mais on reste dans le vivant, il ne s’agit pas d’une chapelle ardente !

Il s’agit d’un tirage limité ?

Nous avons imprimé 1.000 exemplaires, tous numérotés, selon l’accord conclu entre Le Lombard et les ayants-droit. Avec ce plafond, le prix de l’ouvrage est malheureusement élevé (prix de lancement 80 euros). En retour, les droits d’auteur alimentent une caisse dédiée à l’œuvre de l’artiste. Au plus tôt les ouvrages trouvent leurs lecteurs, au plus vite de nouveaux ouvrages peuvent s’amorcer. L’œuvre de Paul Cuvelier reste à découvrir.

Propos recueillis par Morgan Di Salvia. Complétés par courriel.

(par Morgan Di Salvia)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

🛒 Acheter


Code EAN :

Lire la chronique de l’ouvrage

Tous les dessins et illustrations sont © Paul Cuvelier

Photos © M. Di Salvia

L’ouvrage et la revue sont en vente à La Crypte Tonique, 16 galerie Bortier à 1000 Bruxelles (Du mardi au samedi, de 12h à 18h).

Une projection spectacle de l’album aura lieu le 5 mars à 14:30 au Studio 1 Flagey dans le cadre d’ANIMA, le festival du cinéma d’animation de Bruxelles.

VOIR EN LIGNE : LACRYPTETONIQUE.COM

Tel : + 32 (0) 2 514 14 92

Lire la chronique du n°0

Lire la chronique du n°2

Lire la chronique du n°4

Lire la chronique du n°6

Lire la chronique du n°8

Lire la chronique du n°9

Lire la chronique du n°10

 
Participez à la discussion
1 Message :
  • Bravo, Philippe, pour ce magnifique travail. J’ai eu la chance de trouver il y a quelques années, à un prix raisonnable, la première édition en noir et blanc de ce Corentin et c’est vrai que c’est une merveille. La manière dont le Lombard a géré depuis les bandes dessinées de Cuvelier est honteuse. Il y a quelques années, ils avaient même réédité les deux premiers Corentin en trois volumes pour respecter leur sacro-saint quarante-quatre planches.

    Répondre à ce message

CONTENUS SPONSORISÉS  
PAR Morgan Di Salvia  
A LIRE AUSSI  
Interviews  
Derniers commentaires  
Abonnement ne pouvait pas être enregistré. Essayez à nouveau.
Abonnement newsletter confirmé.

Newsletter ActuaBD