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Philippe Goddin : « Je ne cherche pas à disculper Hergé, mais dans son contexte, Tintin au Congo n’est pas un album raciste »

Par Charles-Louis Detournay le 8 janvier 2019                      Lien  
Auteur d’« Hergé, Chronologie d’une œuvre » et d’autres ouvrages contextuels d’albums de Tintin (Les Soviets, Rascar Capac), Philippe Goddin s’est méthodiquement penché sur la plus sensible des aventures du jeune reporter, « Tintin au Congo », en publiant et en analysant une version inédite de cet album, publiée en 1940-41 pour un quotidien belge « Het Laatste nieuws ».

Nous allons bien entendu entrer dans le détail de votre ouvrage, avec cette version inédite en français de Tintin au Congo, qui constitue une sorte de chaînon manquant pour comprendre l’évolution des réflexions d’Hergé entre la version originelle de 1930 et celle publiée en couleurs en 1946. Avant tout, j’aimerais cependant comprendre l’objectif de ce livre : est-ce la réponse éditoriale de Moulinsart face aux différentes attaques de racisme à l’encontre de Tintin au Congo ?

Philippe Goddin : « Je ne cherche pas à disculper Hergé, mais dans son contexte, Tintin au Congo n'est pas un album raciste »
Ce foureau recèle un album à l’italienne qui reproduit les doubles pages de l’album avec son appareil de commentaires.

Non. Le projet d’éditer et de commenter l’édition peu connue de 1940-41 est né de ma propre envie. J’ai travaillé à ma guise, et Nick [Rodwell] ne m’a pas demandé d’orienter mes commentaires dans un sens ou l’autre. L’intérêt de cette version éclaire sur la manière dont Hergé travaillait, son évolution et ses envies d’être plus précis dans le dessin. Cette révision a d’ailleurs servi pour l’édition de 1946, la première version en couleurs. Voilà donc mon ambition première : éditer cette version peu connue et la commenter comme j’avais pu le réaliser avec les deux Rascar Capac.

Votre ouvrage dépasse le cadre de cette édition de 1940-41 ?

Oui, au fil de mon travail, je me suis rendu compte que je ne pouvais pas faire l’impasse sur la première version de l’album, ni sur les petites modifications qui ont été opérées pour l’édition de 1946 et les suivantes, tel que le sauvetage du rhinocéros pour l’édition scandinave. J’ai donc décidé de baser les commentaires sur tout ce qu’Hergé avait réalisé sur l’Afrique et les Africains, y compris ses premiers dessins réalisés depuis 1926, et ceux réalisés pendant la décolonisation. Avec cette vue d’ensemble, il est possible que le livre réponde à quelques critiques, mais ce n’était pas mon but premier.

Un exemple d’une double-page des "Tribulations de Tintin au Congo" : en haut, la page de commentaires, les illustrations et les exemples d’autres versions de "Tintin au Congo" ; en bas, à droite, la version de 1940-41 publiée pour le quotidien flamand "Het Laatste Nieuws".
© Hergé/Moulinsart

Votre ouvrage pointe effectivement les diverses modifications opérées par Hergé lui-même sur une période de plusieurs dizaines d’années, tant au niveau de la forme que du fond. À ses yeux, Tintin au Congo n’était pas un récit immuable, mais il a toujours voulu qu’il conserve l’esprit originel ?

Oui, Hergé a fait évoluer le récit, car le monde a évolué dans le même temps. Dans mes commentaires, je situe Hergé dans son époque, et j’exprime ma propre opinion. Je déplore un certain état d’esprit car la manière dont les Belges ont agi au Congo est évidemment moins innocente qu’elle ne peut transparaître à travers une histoire gentille, avec des animaux et des mauvais qui sont blancs ou noirs. Quoiqu’il en soit, je n’ai pas voulu éviter le fond sur lequel se base le récit. Je n’’essaye pas de disculper Hergé : il a été un Belge de 1930 lorsqu’il dessine la première version de Tintin en Congo ; lorsqu’il réalise cette seconde, il est un Belge de 1941 qui conserve une certaine mentalité...

Quelle a alors été votre méthode de travail ?

Sans a priori, je me suis donc interrogé sur toutes les parties du récit, en tentant d’identifier les différentes sources, qu’elles soient de près ou de loin liées au colonialisme. Comme ce directeur de cirque américain avec son léopard apprivoisé : que venait-il faire là ? Je ne pouvais croire qu’Hergé avait imaginé cela par hasard. Et au fil de mes recherches, je me suis rendu compte qu’il y avait bien des cirques qui venaient en Afrique pour dénicher des animaux sauvages… et des Noirs "sauvages" à présenter dans leurs cirques !!!

J’essaye à chaque fois de prendre du recul, de contextualiser une mentalité de l’époque avec notre regard contemporain. On sait que cet album de Tintin au Congo a été taxé de raciste ; la justice s’est exprimée comme je l’explique dans mon épilogue. Mais cela reste bien entendu un sujet éminemment polémique. Comme tout ce qui se déroule par exemple autour Musée de Tervueren [1]

Les ajouts et les améliorations de la part d’Hergé augmentent progressivement au fur et à mesure qu’il avance dans l’album. Notez ici les différences graphiques entre la pirogue de 1930 et celle de 1940-41.
© Hergé/Moulinsart

Pour reprendre l’exemple du rhinocéros que vous avez cité, pour lequel Hergé a adapté son récit à la demande des pays scandinaves, ne pourrait-on pas penser que si Hergé vivait toujours aujourd’hui, il modifierait certaines autres parties de son album, en lien avec notre mentalité et nos connaissances actuelles, pour en livrer une nouvelle mouture ?

Cela me paraît évident ! Lorsqu’il a reçu les reproches des pays scandinaves, il a fait le compte des massacres des animaux. Mais on ne pouvait pas retirer toutes les pages liées aux animaux, cela aurait été un autre album ! Hergé a alors accepté de modifier la page la plus violente, mais il a laissé le reste. Même si on lui en avait fait la demande, de la part des éditeurs américains par exemple.

Donc retirer toute la part colonialiste de l’album lui semblait impossible ?

Oui, tout comme le Tintin au pays des Soviets qu’il avait envisagé un moment de remettre au format du reste de la série, un travail tellement important qu’il l’a constamment reporté, parce que cela aurait été un tout autre album. De même, si on modifie le contexte politique de la guerre sino-japonais dans le Lotus bleu, cela modifierait l’histoire du tout au tout.

1930 : L’Abbé Wallez demande à Hergé, âgé alors de 23 ans, d’envoyer Tintin au Congo, afin de susciter la vocation coloniale auprès des jeunes lecteurs du Petit Vingtième. Maintenue dans le version de 1940-41, Hergé transformera cette "idée exacte de la patrie lointaine" en leçon de calcul dans la version en couleurs de 1946.
Dessin de Hergé © Moulinsart

Vous rappelez d’ailleurs qu’Hergé voulait envoyer Tintin aux Amériques après les Soviets, et que finalement, il a répondu aux attentes de l’Abbé Wallez ?

Oui, il a suivi la direction demandée par l’Abbé Wallez. Pendant tout un temps, Hergé ne parle d’ailleurs pas des pères missionnaires qui sont présents au Congo. Peut-être qu’il bénéficiait aussi d’une certaine liberté ? … On peut supposer qu’il s’agissait plus d’une consigne que d’un cahier des charges. Un chemin emprunté docilement par Hergé, car il aurait pu exercer ses sens de l’humour et de la narration sur n’importe quel terrain. Sans pour autant réaliser une œuvre apostolique, car les missionnaires n’arrivent finalement que tard dans le récit. C’est d’ailleurs amusant de voir Al Capone débouler dans Tintin au Congo pour justifier l’étape suivante : finalement, Hergé avait de la suite dans les idées.

À vos yeux, Tintin au Congo est donc un album historique, et pas raciste ?

Il s’agit certainement d’un album historique pour notre regard actuel, car il fait partie de l’Histoire. Et le récit n’est pas raciste, car la verve d’Hergé s’exerce à l’égard de n’importe qui, qu’il soit blanc ou noir. C’est d’ailleurs un album toujours publié et acheté actuellement, et il connaît toujours un certain succès, même en République Démocratique du Congo, si j’en crois les chiffres fournis par Casterman.

L’une des vignettes inédites de cette version de 1940-41. Elle ne sera pas utilisée pour celle de 1946.
© Hergé/Moulinsart

Lorsque vous déclarez que vous ne vouliez pas disculper Hergé, voulez-vous dire que vous avez essayé de comprendre pourquoi il avait placé de tels éléments dans le récit, sans nécessairement le juger ?

Juger aujourd’hui Hergé me paraît vain. On peut mettre l’accent sur ces choix, comme son embrigadement dans Le Soir volé, une période qui lui a été et lui est encore largement reprochée par un certain public. Il faut donc essayer de comprendre son état d’esprit à un moment précis, sans biaiser, en l’exprimant tel qu’on peut le comprendre. Cela reste ses choix.

Cela reste donc votre ambition : contextualiser le travail d’Hergé ? Pour mieux le comprendre et le faire comprendre ?

L’œuvre d’Hergé continue de me fasciner, sinon je n’y aurais pas consacré autant de temps et autant de livres. Je suis surtout fasciné par la créativité d’Hergé, sa pensée, sa manière de réagir en absorbant les éléments, puis en les restituant à sa façon ; sa vision planétaire, les prémonitions qu’il a pu avoir, son amour pour les autres, qui implique énormément d’humour, de dérision, et parfois un peu de légèreté. On pourrait lui reprocher de ne pas avoir pris des sujets plus sérieux à bras le corps, mais ce n’était pas son but. Voilà ce que je veux illustrer, et pourquoi je continue de me pencher au-dessus de son épaule en fouillant ses archives, même ce qu’il a lui-même pu oublier.

Philippe Goddin
Photo : Charles-Louis Detournay

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay.

(par Charles-Louis Detournay)

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Code EAN : 9782203192157

Tous les dessins de Hergé sont © Moulinsart.
Photos : Charles-Louis Detournay

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Concernant Philippe Goddin, lire nos précédents articles :
- Tintin au Pays des Soviets, le « laboratoire » d’Hergé analysé par Philippe Goddin
- une précédente interview : « Les deux tomes de “La Malédiction de Rascar Capac” ne s’adressent pas seulement aux spécialistes de Tintin et d’Hergé... »
- Tintin, Gil Jourdan... La bande dessinée commentée
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[1L’ancien Musée Royal de l’Afrique centrale situé près de Bruxelles était centré sur la colonie belge... Sous un nouveau nom, Africa Museum, il a fait peau neuve pour se distancier de cette ancienne image et adopte maintenant un regard plus critique sur le sujet de la colonisation. Néanmoins, ni le roi des Belges, ni le Premier Ministre n’ont assisté à son inauguration en décembre dernier.

 
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8 Messages :
  • Cette polémique est ridicule et ne mérite même pas qu’on en parle. Pour avoir eu comme ami un étudiant anciennement congolais (ça a bougé depuis), eux se marraient (en lisant cet album) de la manière dont les européens les percevaient. Une attitude positive donc, très intelligente et qui montre qu’on peut en avoir une toute autre lecture... porter un tout autre regard que celle d’un cerveau étriqué, complexé et adepte des polémiques stériles...

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  • "dans son contexte". Serait-ce la formule magique d’un révisionniste ?
    Le contexte de Tntin au Congo, c’est le colonialisme et le colonialisme est fondé sur des théories racistes, non ?

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    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 8 janvier 2019 à  17:11 :

      La phrase-titre n’est qu’un résumé des idées expliquées dans l’interview. M Goddin fait référence au contexte d’un belge des années 1930, de ce qu’il sait (ou croit savoir sans jamais y avoir été), dans le climat social et politique de l’époque.

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      • Répondu le 8 janvier 2019 à  18:20 :

        J’ai lu votre article avec la plus grande attention avant de poster mon message. D’ailleurs, vous avez oublié le mot "compte" là :
        "Oui, au fil de mon travail, je me suis rendu COMPTE que je ne pouvais pas faire l’impasse sur la première version de l’album,"

        Le contexte de l’époque pour un belge c’était le colonialisme et le Congo belge. Le colonialisme était basé sur des théories racistes et être raciste n’était pas "mauvais" dans les années 30, pas plus "mauvais" qu’être antisémite. Hergé a été raciste et antisémite mais comme il était intelligent il s’est remis en cause. Voilà ce qui est bien chez Hergé.

        Tintin au Congo est une œuvre raciste. C’est justement parce qu’elle est raciste qu’elle est intéressante à lire et à étudier. Elle permet de comprendre le contexte dans lequel elle a été créée. La nuance est là.

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        • Répondu par Dom le 8 janvier 2019 à  21:49 :

          Tout aussi raciste que l’était Tintin en Amérique ou au Pays des Soviets. A l’époque, tout individu était élevé dans cette culture de critique des autres races et nationalités. Mais tout compte fait, on n’en est pas si loin aujourd’hui...

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          • Répondu le 9 janvier 2019 à  08:33 :

            À cette époque, la majorité était élevée dans cette culture mais pas tous les individus. Et les problèmes d’aujourd’hui trouvent leurs sources dans ceux d’hier pas réglés. Hergé vivait avec son temps. Il n’était ni en retard, ni en avance, juste représentatif de la majorité pensante de son époque. Son œuvre a des qualités et des défauts et ses défauts sont aussi intéressants à étudier que ses qualités.

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  • Avec votre... permission, j’écrirais plutôt " pères missionnaires" !

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    • Répondu par Charles-Louis Detournay le 8 janvier 2019 à  18:00 :

      Mais bien sûr :-)

      Merci Jacques !

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