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Philippe Graton & Benjamin Benéteau : « Avec la "Nouvelle Saison de Michel Vaillant", nous voulions tout changer… sans rien changer ! »

Par Charles-Louis Detournay le 17 novembre 2015                      Lien  
L'un des deux dessinateurs et l'un des deux scénaristes de cette "Nouvelle Saison" de "Michel Vaillant" nous expliquent comment s'articule leur travail à huit mains et leur collaboration avec l'autre moitié de l'équipe dans la réalisation d'un nouveau défi qui a bien d'intention de porter l'écurie Vaillant en pôle-position des ventes en librairie.

Pourquoi avoir initié cette nouvelle saison ? Pour vous affranchir du poids des 70 tomes précédents ?

Philippe Graton & Benjamin Benéteau : « Avec la "Nouvelle Saison de Michel Vaillant", nous voulions tout changer… sans rien changer ! »
Ce tome 4 fait le lien avec "Le Pilote sans Visage", qui vient justement de resortir en tirage limité, grand format et noir et blanc.

Philippe Graton : C’est avant tout un besoin très personnel : je me suis rendu compte au moment d’attaquer le 71e Michel Vaillant que cela me pesait. J’ai arrêté immédiatement, car un scénariste ne peut pas s’ennuyer au moment où il va écrire, le rendu au lecteur ne serait pas à la hauteur ! Je cumule différents types d’activités professionnelles, et cette activité de scénariste me stimulait davantage que les autres. Or Michel Vaillant est une superbe série, et je devrais faire des bonds sur ma chaise en l’écrivant. Je me suis donc remis en question en relisant les derniers tomes, et je me suis rendu compte que je n’avais plus le feu sacré car l’énergie avait également quitté l’aventure.

Vous estimiez que la série avait évolué sans pour autant conserver son souffle originel ?

Philippe Graton : Regardez les débuts de Michel Vaillant : le succès de cette série qui a démarré sur les chapeaux de roues raconte l’affrontement entre David et Goliath, le combat d’un constructeur de voitures indépendant aidé par ses fils, dont l’un est ingénieur et l’autre pilote. À trois, ils partent défier les États-Unis. Puis, d’aventure en aventure, le souffle épique demeure : la lecture est enthousiasmante, on est ému, on tremble pour les héros, et de vrais drames se nouent. Puis, Michel Vaillant parvient à gagner le Mans, et devient par la suite champion de F1. Peu après, il regagne le Mans et redevient champion du monde... Et chaque vaillante doit être plus grande que la précédente ! Mais où est passé le réel danger, le souffle qu’on ressentait dans les premières aventures ? Mon père a mis une cravate à Michel Vaillant, il le marie, et le clan Vaillant vit sur une entreprise devenue gigantesque.

Vous avez pourtant écrit une quinzaine de scénarios dans la prolongation de cet univers ?

Philippe Graton : Oui, mais en prenant du recul, je me suis rendu compte que en dépit du fait je traitais des thématiques qui m’intéressaient, je m’étais englué dans la lourdeur du contexte. C’est la première raison de cette Nouvelle Saison. La seconde vient de mon observation du milieu automobile. Une réelle révolution est en marche : la place de l’automobile dans la société, la façon dont elle doit se remettre en question et se réinventer sur le plan technologique, les nouvelles énergies, jusqu’aux enjeux géostratégiques... Au même moment où il m’était lassant d’écrire les scénarios de Michel Vaillant, plein d’événements passionnants étaient en œuvre ! Il fallait donc réinscrire Michel Vaillant dans ce nouveau Far West qu’est le futur développement de l’automobile, dont personne ne peut nous dire où il va nous conduire.

Fort de ces constatations, comment avez-vous procédé ?

Philippe Graton : Après une pause, je suis reparti d’une feuille blanche. Tout en cherchant à maintenir les fondamentaux de la série, il me fallait changer du tout au tout : changer, mais sans ne rien changer. J’ai donc commencé à écrire les axes scénaristiques de cette nouvelle saison : la remise en scène du fils de Michel Vaillant, les trois générations de la famille Vaillant qui me permettent d’incarner trois états d’esprit différents dans la conception de l’automobile, sans oublier de penser à donner plus de consistance et de profondeur aux personnages.

Malgré quelques rares mouvements d’humeur, Michel Vaillant possède une personnalité très monolithique. Mais c’est pour cela que votre père avait créé Steve Warson ?!

Philippe Graton : Michel est irréprochable et c’est effectivement pour cela que mon père lui a adjoint ce bad boy. La preuve : il ne devait servir qu’au Grand Défi et il est devenu le deuxième personnage de la série ! Ces héros créés dans les années 1950 n’ont pas de doute, pas de faille, pas de faute. Donc tous les conflits et les obstacles que génèrent les scénarios, proviennent de l’extérieur, particulièrement de la part des méchants, ces derniers possédant d’ailleurs un physique directement identifiable dans Michel Vaillant. Le héros, qui est beau, va triompher des vilains, au sens propre.

On a tout de même vu votre héros en défaut dans L’Honneur du samouraï, ou en proie au doute dans Série noire, par exemple !?

Philippe Graton : Il y a quelques exceptions qui confirment la règle de la caractérisation du personnage. Mais le public a changé : il est plus exigeant, et s’est nourri des scénarios riches et innovants des séries TV et de cinéma. À l’époque où l’on met même Batman et James Bond en porte-à-faux, on peut le faire avec Michel Vaillant sans ne rien craindre. Certains hurlent en disant que ce n’est plus le héros des débuts de la série. Bien sûr, mais nous l’avons approfondi ! Il fait preuve des mêmes qualités, mais on va se sentir plus proche de lui car il dévoile davantage son humanité, et comble la distance prise avec un réel pilote de course contemporain.

Votre écriture se rapproche d’une série télévisée : chaque tome peut se lire séparément car il se focalise sur une donnée particulière. Mais l’ensemble prend toute sa saveur en lisant les épisodes dans l’ordre. Une des thématiques fortes est d’ailleurs le couple indestructible formé par Michel et Françoise, qui semble cependant se fissurer...

Philippe Graton : Et encore, cela reste très éloigné de la vie des pilotes de F1 dans la réalité ! On ne peut imaginer qu’il ne soit pas soumis à la tentation, en dépit de ses qualités intrinsèques...

On retrouve d’ailleurs une ambiance déjà évoquée dans Rallye sur un volcan et l’escapade à la Réunion… Même si le héros revient rapidement dans les rails !

Philippe Graton : Oui, et je me demande même ce qui arrivé à mon père sur l’île pendant son repérage ! (rires) Pour revenir à notre Nouvelle Saison, cette tentatrice n’est pas perverse. Elle tombe réellement amoureuse de Michel. On a donc surtout voulu imaginer avec Denis Lapière la façon dont Michel Vaillant se comporterait dans ces circonstances. Il est soumis à beaucoup de remous : professionnels avec sa licence, sa famille avec son fils, son couple, et les difficultés de la firme Vaillante. Dans Le 13 est au départ, Françoise est un lutin espiègle, elle y apparaît facétieuse, mutine et irrévérencieuse. C’est d’ailleurs tout ce qui a attiré Michel. Mais qu’est-elle devenue ? La plus bourgeoise de tout le clan Vaillant, la plus psychorigide même vis-à-vis de leur fils adolescent qui justement tient d’elle. Vis-à-vis de Michel, c’est certainement un élément pesant parmi d’autres. Et lorsqu’il partage une promiscuité et de la complicité dans l’action avec cette belle journaliste, il arrive ce qui doit arriver...

On retrouve dans cette Nouvelle Saison une part de l’esprit qu’on retrouvait dans Les Labourdet. Est-ce une volonté d’unifier l’univers de vos parents ?

Philippe Graton : Les Labourdet étaient une série très novatrice dans les années 1960. On y développe en effet l’aspect familial du clan Vaillant et les caractéristiques psychologiques des personnages. Comme les scénarios de Labourdet étaient écrits par ma mère et ceux de Michel Vaillant par mon père, il peut paraître logique de retrouver un peu des deux séries dans cette Nouvelle Saison, sans oublier bien entendu tout l’apport de Denis Lapière.

Comment avez-vous entamé votre collaboration ?

Philippe Graton : J’avais écrit le squelette, le synopsis des six premiers albums de cette Nouvelle Saison, avec les aspects principaux portés par les personnages. C’est en lisant cela que Denis a accepté de travailler sur le projet, car cela ne l’intéressait de continuer à poursuivre les Michel Vaillant dans sa veine historique. Nous reprenons donc un par un les synopsis que j’avais écrits, et nous les développons en discutant et en nous repoussant dans nos retranchements afin d’en tirer le meilleur de nous-mêmes. Et nous aboutissons à une succession de scènes principales. Enfin, Denis réalise la continuité dialoguée en découpant par case et en écrivant les dialogues, à part certains phylactères-clés que j’avais déjà écrits ou que je vous avions réalisés ensemble. Ensuite, on s’échange des versions et nous continuons à confronter nos points de vue : c’est très enrichissant !

Benjamin Benéteau, de plus en plus à son aise au volant des Vaillante
Photo : Charles-Louis Detournay

Benjamin, avez-vous également cherché à moderniser le graphisme de la série ?

Benjamin Benéteau : Je n’ai pas cherché à casser le dessin de mythique de Jean Graton, car je trouve qu’il comporte non seulement d’excellents éléments, mais il a en plus créé une réelle grammaire de la vitesse automobile. Il a inventé un style inédit, qui est resté depuis lors, même si beaucoup d’auteurs continuent à explorer le mouvement et la vitesse. Je cherche donc à le reprendre et à le réutiliser à ma manière. En effet, plus ou moins volontairement, il m’arrive de faire évoluer un peu ce style. De plus, Dominique Graton, la directrice artistique, était en attente de nouveautés, et me laissait expérimenter des bruitages et des autres innovations qui peuvent sembler des détails pour les lecteurs. Je désire respecter la tradition, ce qui fait l’essence de Michel Vaillant, tout en apportant quelques éléments complémentaires ou réalistes.

J’imagine que le défi constitue à restituer le mouvement à partir d’une image fixe par définition. Quels sont les éléments sur lesquels vous jouez : les courbes de vitesses, les dépassements, les bruitages ?

Benjamin Benéteau : Le principal paramètre réside dans la prise de vue : où placer la caméra pour dynamiser le mouvement à partir d’une image-plan ? Puis les lignes de vitesse qui guident la compréhension des trajectoires des voitures.

Est-ce que vous n’employez pas préférentiellement des plans américains face aux voitures, là où Jean Graton aurait préféré une vue plus haute ou prise par l’arrière, histoire de mieux faire ressentir le danger au lecteur ?

Benjamin Benéteau : C’est exactement cela ! Je dois bien entendu respecter le contenu du scénario tout en cherchant le meilleur compromis entre un rendu ultra-réaliste et le croquis d’un constat d’accident ! (rires) Trop de réalisme va tuer le mouvement de la voiture. Il faut trouver l’équilibre entre l’effet visuel et la lisibilité. Comme les dépassements sont des gestes très techniques dans cette série poussée sur l’automobile, je cherche à m’améliorer sans cesse, car je commets peut-être encore quelques maladresses. Mais cette quête est passionnante !

Quel est alors l’outil que vous utilisez pour trouver ce compromis entre le mouvement et la lisibilité ?

Benjamin Benéteau : Pour le tome 3, Liaison dangereuse, j’ai modélisé la Vaillante en 3 dimensions, puis je joue avec le champ angulaire suivant les plans, de manière à augmenter les perspectives en rapprochant très fort la caméra. J’utilise la variation de ce champ angulaire pour exprimer des éléments différents. En effet, on voit souvent la voiture de face, mais je cherche à ne jamais employer le même plan, tout en restant cohérent par rapport aux informations que je dois transmettre.

Vous ne vous basez pas uniquement sur la modélisation à trois dimensions ?

Benjamin Benéteau : Non, j’utilise une technique hybride. Je pars des photographies réelles, tout en me méfiant de l’effet aplati que les téléobjectifs donnent aux voitures. Puis je place la Vaillante exactement dans le même angle afin de réunir un aspect authentique et les courbes de cette voiture imaginaire. Ma contrainte principale est donc de trouver une photo qui comprend le bon angle et un décor qui convient. Puis, je relie ces différemment éléments en complétant tout ce qui manque, parfois beaucoup ! Comme les délais de production de la Nouvelle Saison de Michel Vaillant sont assez courts, je dois à la fois être réaliste et rapide.

Comment se déroule la collaboration avec Marc Bourgne, qui dessine les personnages de la série ?

Benjamin Benéteau : Marc commence le travail sur les scènes classiques : il réalise le story-board et le dessin des personnages. Il m’envoie les planches qui ne contiennent donc que les personnages, et donc parfois des cases vides lorsqu’il n’y a que des décors, et j’ajoute alors tout le reste, dont les voitures.

En revanche, pour les scènes de course, nous travaillons à l’envers : je réalise le story-board et lui vient rajouter ses personnages dans mes cases, en fonction de la documentation que je vais lui envoyer. Comme il travaille sur papier et moi en numérique, il m’envoie les personnages que je vais alors réintégrer dans les planches.

Marc Bourgne explique sa collaboration avec Benjamin Benéteau : "Voici ensuite le « storyboard » que je tire de cette page de scénario"
Plus d’infos sur son site internet
"Une fois ce « storyboard » validé par les scénaristes, je réalise le crayonné des personnages de la planche « à l’ancienne », sur papier
"J’encre ensuite ce crayonné"
"Ensuite, je scanne ma planche en haute définition et je l’envoie par internet à Benjamin Benéteau, qui va se baser sur mon storyboard pour ajouter véhicules, décors et bruitages sur palette graphique (il ne travaille donc pas directement sur ma planche)"
"Touche finale : le lettrage est ajouté par Claude Hauwaert et la mise en couleur est réalisée par Christian Lerolle : tous deux travaillent, comme Benjamin, électroniquement."

Avez-vous déjà dépassé le stade des six premiers tomes que vous désiriez écrire ?

Philippe Graton : Même si nous avons commencé rapidement, nous allons maintenant publier à raison d’un album par an. Or je ne voulais pas dépasser le stade de six albums, à savoir six ans, car on ne peut pas savoir comment va évoluer le sport automobile dans une période plus longue. Et puis, de nouvelles idées nous viennent en travaillant au jour le jour. Je préfère une série évolutive plutôt que de sceller les synopsis sur une période trop longue.

Cette Nouvelle Saison pourrait-elle alors se clôturer au bout de ces six tomes ?

Philippe Graton : Pas du tout, nous sommes repartis pour une saison de 70 tomes et cinquante ans ! C’est pour cela qu’on a choisi en Benjamin un dessinateur jeune et en pleine santé ! (rires)

Propos recueillis par Charles-Louis Detournay

Philippe Graton, entre les deux nouveaux défis que s’imposent le clan Vaillant : la formule 1 et le vélo électrique... avant que n’intervienne le revers de médaille !
Photo : Charles-Louis Detournay
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(par Charles-Louis Detournay)

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