Rien ne va plus pour la Civilisation : Au XXIIème siècle, l’Humanité s’est mise au bord du gouffre. Une suite de conflits régionaux s’est muée en Guerre Mondiale, et on ne peut que s’étonner que l’arme atomique soit restée sagement dans ses silos au lieu de s’exprimer avec ses copines d’Apocalypse. Les deux super-puissances se sont morcelées en une multitudes de factions régionales, des nations complètes sont revenues à l’âge de pierre, des villes complètement éliminées ou vidées de leurs habitants... La race humaine a pratiquement réussi à s’auto-anéantir à coup d’armes biologiques, chimiques et autres saloperies plus ou moins conventionnelles.
Deunan Knute est une jeune femme qui a vécu la guerre de plein fouet. Fille d’un des patrons du SWAT de Los Angeles, son père, en guise d’éducation, lui a donné un entraînement de commando qui lui a permis de survivre dans ces temps troubles. Accompagnée de Briareos, un cyborg de combat qui fut le meilleur ami de son père, mais surtout un militaire calme et d’expérience.
Cité pacifiste
Les deux soldats d’infortune sont récupérés par Hitomi, une envoyée du Comité des Sages, l’organe exécutif d’Olympus, une cité-état construite sur des thèses humanistes, qui est passée du statut de curiosité utopiste à celui de capitale dominante à la sortie de la Guerre. Seulement, Deunan et Briareos ne savent faire qu’une chose : combattre. Leur place dans une cité basée uniquement sur le pacifisme n’est donc pas évidente, plus encore quand cette urbanité hypermoderne est majoritairement peuplée d’humains synthétiques, et régulée informatiquement jusque dans la politique puisque le Barebone Gaia est partie prenante de la construction législative. Deunan et Briareos vont se retrouver impliqués dans une tentative de coup d’état par des immigrants, avant d’être incorporés dans la police mécanisée.
Depuis leur arrivée, ils ont l’impression d’être les pions d’une politique qui tente de museler les anciennes superpuissances, de calmer les ambitions des puissances émergentes, de minimiser ceux qui utilisent la religion comme vivier à gogos tueurs, mais aussi des luttes de pouvoir entre les différents organes étatiques d’Olympus. Deunan va ainsi apprendre par hasard que le génome de son père est fortement représenté dans la population locale. Un mystère de plus à résoudre.
Et c’est là que cette série devient passionnante. Plus qu’une simple science-fiction militaire avec des mechas, les choix politiques, scientifiques, écologiques et surtout philosophiques sont les véritables moteurs de l’intrigue. De nombreuses interrogations sont levées par les différents protagonistes (les dialogues entre “méchants” se retrouvent loin d’être manichéens et plutôt critiques). Et on sent bien que ce qui a motivé la création de cette cité d’avant-guerre semble avoir un rapport avec l’escalade de violence qui allait dégénérer, mais aussi une volonté d’évolution génétique de l’espèce humaine.
Un auteur à part
Masamune Shirō (士郎 正宗) est un mangaka de renommée internationale qui agit sous un pseudonyme forgé d’après un genre d’épée. Son véritable nom est Masanori Ôta, né en 1961 à Kobe. C’est l’un des très rares mangakas célèbres qui dessine sans assistant.
Il est notamment l’auteur de « Black Magic M-66 » (qui commence dans un univers médiéval-fantastique pour plonger dans la science-fiction), « Dominion Tank Police » (parodie purement cyberpunk où les policiers sont armés de tanks pour lutter contre des criminels qui eux-aussi alourdissent leurs équipement), « Orion » (gros délire où l’électricité est remplacé par la magie, série surtout prétexte pour montrer des fan-services de l’héroïne Seska) et « Ghost in the Shell » (GITS).
Shirō est un auteur mythique : une production devenue rare, de qualité et considérée comme inadaptable telle quelle. Ses prises de becs avec Mamoru Oshii, le réalisateur des films « Ghost in the Shell », sont homériques.
Un œuvre fondatrice
« AppleSeed » est l’œuvre du mûrissement. Le graphisme évolue radicalement entre les tomes 1 et 2, mais l’histoire est déjà parfaitement maîtrisée. Shirō adore les phylactères bien remplis et fait introduire la politique de couloir dans l’action, bien avant que nous soyons séduits par la série TV « West Wing » (« À la Maison Blanche »).
Il aura surtout, par son trait très dynamique et bourré de détails, influencé d’autres dessinateurs cyberpunks comme Yukito Kishiro (« Gunnm ») et Kazushi Hagiwara (« Bastard !! ») pour le Japon, Trantkat (« HK ») et Philippe Buchet (« Sillage ») sous nos longitudes.
La principale différence entre « AppleSeed » et « Ghost In The Shell », c’est que l’héroïne Deunan Knute est une fille fragile. Elle a eu un entrainement militaire par son père, mais perd de nombreux combats, se retrouve dans des situations qu’elle maîtrise mal et se fait régulièrement remonter les bretelles voire mise à pied par sa hiérarchie. Elle a des problèmes financiers pour le leasing de son Landmate... et aussi des soucis avec ses amis. Sa vie privée peut interférer avec une nécessité de prendre des décisions instantanées sous la pression, la faisant parfois prendre un choix peu justifiable. Le fantasme de la fille à flingues est désacralisé quand elle se retrouve éborgnée, continuant l’action avec un bandeau sur l’œil et les inconvénients de son handicap. Loin d’être le personnage froid de l’hyper-professionnelle major Kusanagi ou encore la petite délurée de la série Orion, Deunan se montre plus accessible pour le lecteur.
Accomplissement graphique
Graphiquement, on sent que dans cette série, Masamune Shirō passe de ses derniers tics de "fanziniste" à celui d’illustrateur reconnu que le monde entier acclamera dans « Ghost in the shell ». Le dessin est très daté années 1980, on le remarque notamment par les coupes de cheveux et de vêtements typiques de la japanimation de cette époque (de mémoire, la série originelle « Macross » a les mêmes brushings et les vêtements civils féminins sont quasiment de la même collection). Mais rétrospectivement, cela donne justement le charme de cette cité utopique, déconnectée d’un monde réel en pleine guerre. Une partie des cyborgs se branche par liaison filaire, mais pas encore les armures, ça sera justement la révolution de GITS. Par contre, Shirô adore déjà montrer des filles en position lascive, si possible entourées d’un matériel cybernétique. Il maîtrise parfaitement la dynamique des mises en scènes de combat, aussi bien tactiques que de corps-à-corps. Le lecteur est plongé dans l’action, voyant juste ce qu’il faut pour mieux comprendre la scène au cessez-le-feu.
Scénaristiquement, Shirô se documente à fond, citant le « Godel Escher Bach », un manuel initiatique de logique formelle écrit par Douglas Hofstader dont la notation d’équation est disséminée dans le tome 2, indiquant à l’initié les évolutions politiques. Ce qui risque de perdre nombre de lecteurs, quitte à faire passer l’auteur pour un intello de la SF comme Michael Crichton...
Trahisons diverses
Une OAV [1] réalisée par le studio Gainax (avec un scénario qui pourrait se caser entre les tomes 2 et 3, VHS éditée en France par Manga Vidéo), un film en 3D et sa suite (dont la trame prend de sérieuses libertés et le graphisme nous a fait peur), toutes ses adaptations sont tout à fait oubliables.
Par contre, plus difficile à éviter, la traduction française d’origine, faite à partir de la version américaine qui elle-même a fait l’impasse sur bien des nuances de l’original, fait que la version francophone massacre l’œuvre à cause d’erreurs de traduction grossières. La série était sortie au Japon en deux recueils, son édition francophone est en quatre tomes de 192 pages, format comics et sens de lecture européen. Le studio américain Proteus, en inversant les planches pour la version américaine, a aussi pas mal gommé de petits notations (inscriptions dans les décors, sur les véhicules et les vêtements), ce genre de petits détails distillés par l’auteur pour mieux prolonger l’ambiance et donner des pistes de lecture. Le tome 5 (192p) est en fait la traduction du databook américain (96p) qui correspond au quart de la version originale (un pavé de 320 pages).
Shirō, éternel insatisfait, a retardé pendant 15 ans la traduction du second volet. Un calvaire à traduire car le texte est affreusement technique, mais avoir oublié les trois-quarts de ce précieux contenu est frustrant pour les lecteurs occidentaux.
Ne jetons pas la pierre à Glénat pour un travail que l’on qualifierait de saboté s’il n’était sorti hier. Les quatre tomes sont parus entre 1992 et 1996, et à l’époque, les traducteurs japonisants qualifiés ne couraient pas les rues. Surtout en considérant les thématiques complexes abordées par la série.
Un tome 6 (comprendre “tome 5”) est annoncé depuis 20 ans (la série est considérée comme "achevée" sur le site de Glénat...). Le problème, c’est que Shirō n’a rien sorti depuis plus d’une décennie, sinon des illustrations pour des revues ou pour des jeux vidéo.
Plaidoyer pour une réédition respectueuse
Pour les 20 ans de Glénat Manga, « Appleseed » mériterait d’être redécouvert dans de bonnes conditions dans une réédition retraduite, reproduite d’après les planches originales, avec des notes documentaires et un appareil critique.
Édité en français à une époque où le manga n’avait encore qu’un lectorat réduit et où l’éditeur osait des maquettes repoussantes pour tester la motivation du marché, sa réputation a de plus été salie par les deux précédents films alors que son univers est d’une belle complexité et d’une grande richesse.
Malgré le fait que l’auteur cherche encore ses marques dans les deux premiers tomes, la solidité scénaristique de cette œuvre n’a rien à envier à GITS et le récit se montre justement moins froid. Sa lecture à l’époque fut une immense claque pour une génération de lecteurs qui se préparait l’arrivée dans nos cyber-espaces du major Kusanagi. Son intrigue à plusieurs niveaux de lectures est une invitation à lire les pistes laissées par l’auteur. Plus de 20 ans après sa conception, la série a merveilleusement vieilli.
Voir en ligne : Texte originel de la chronique
(par Xavier Mouton-Dubosc)
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Cette chronique a été écrite à l’occasion de la 200ème émission du Supplément Week-End, partenaire du site ActuaBD.com
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[1] OAV ou "Original Animation Vidéo" est une production d’animation uniquement destinée à l’exploitation sur support vidéo (VHS, Laserdisc, DVD, Blu-Ray Disc, ...) et qui ne passe pas donc en principe en salles. NDLR
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