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Plantu : « Mon but était de faire de la bande dessinée »

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 28 décembre 2005                      Lien  
Où l'on découvre que Jean Plantureux alias Plantu, caricaturiste vedette du journal {Le Monde}, a étudié la BD à Bruxelles auprès d'Eddy Paape pendant trois mois avant de publier son premier dessin dans le grand quotidien français en 1972... Régulièrement à la « Une » du journal depuis 1985, Plantu adore truffer ses dessins d'humour de personnages de BD.

Souvent, dans vos caricatures du Monde, il y a des allusions à la bande dessinée. On y voit par exemple Sarkozy en Iznogoud...

Oui... et quand Chirac s’est rendu compte qu’il était un peu sourd, je l’ai dessiné en Tournesol. Ça m’a même causé pas mal de problèmes car il y a quelques associations de malentendants qui me sont tombées dessus : on ne se moque pas des sourds ! À propos de ces usages de personnages de BD, je me rappelle une anecdote qui m’est arrivée dans les années 1970, au moment où Jacques Fauvet était directeur. J’avais fait une caricature des patrons du Bon Marché, les frères Willot [1] qui étaient quatre. Un moment, ils avaient fait de la taule car ils avaient un peu trop magouillés avec les comptes et je les avais dessinés en Dalton. Cela m’a marqué parce que Fauvet m’avait demandé : « C’est quoi ces quatre types en costume rayé ? ». J’avais répondu : « Ben, c’est les frères Willot que j’ai dessinés en Dalton ! ». Il me dit : « C’est quoi les Dalton ? ». Je lui réponds que ce sont des personnages de la bande dessinée de Morris, les quatre prisonniers qui chaque fois s’évadent de prison et qui sont rattrapés par Lucky Luke. Il me dit : « C’est quoi Lucky Luke ? ». On n’avait pas la même culture... J’ai toujours été amoureux de la bande dessinée. Quand j’ai raté mes études de médecine, je me suis inscrit à la seule école de bande dessinée qui existait en Europe, c’était à Bruxelles, à l’Institut Saint-Luc. Je devais y passer trois ans et, en fait, je n’y suis resté que trois mois. Néanmoins, mon but était de faire de la bande dessinée...

Plantu : « Mon but était de faire de la bande dessinée »
Sarkozy en Iznogoud
Le film à succès de Patrick Braoudé a facilité l’identification. (c) Plantu/Le Monde

Qui enseignait à cette époque-là ? Ce n’étaient pas encore François Schuiten et Claude Renard ?

C’était Eddy Paape, le dessinateur de Luc Orient. Et puis, comme j’avais des problèmes d’argent et que je ne m’en sortais pas à Bruxelles, j’ai placé des dessins dans des journaux étudiants, dans un hebdomadaire comme Bonne Soirée ou encore dans un journal qui s’appelait Pourquoi Pas ?...

Le grand hebdomadaire politique belge de l’époque.

J’étais passionné de politique. Je me suis rendu compte qu’elle était très présente dans mes dessins. Je suis revenu à Paris et puis c’est là qu’en 1972, j’ai commencé à présenter mes premiers dessins au Monde. Mais cela ne pas empêché de faire des liens avec la BD, à tel point que lorsque j’ai travaillé à Phosphore, un journal de chez Bayard Presse, je faisais une bande dessinée politique tous les mois où, déjà, Iznogoud apparaissait dans les années 1980 sous les traits de Chirac qui attendait d’être calife à la place du calife. Depuis, je n’ai pas arrêté de faire des allusions à la bande dessinée. Les Schtroumpfs, je les ai utilisés des dizaines de fois... Quand Reiser est mort, j’ai dessiné des Gros Dégueulasses avec la couille qui dépassait du slip pendant quelques semaines. C’était la première fois que l’on voyait une couille à la une du Monde !

Comment les hommes politiques prennent-ils les caricatures que vous faites d’eux ?

Je sais que Sarkozy n’aime pas trop ce que je fais...

À cause d’Iznogoud ?

Non, même avant, il n’aimait pas. Le fait que je l’affuble en Iznogoud n’a pas dû arranger nos rapports, mais mon rôle n’est pas d’avoir de bons rapports avec un ministre de l’Intérieur. Je reçois de temps en temps des lettres que les hommes politiques m’envoient.

5 novembre 1983 : mort de Reiser
Plantu : « J’ai lâchement profité de la mort du dessinateur de Charlie Hebdo, pour qui j’avais une admiration sans bornes, pour réaliser un "gros dégueulasse" poussant les portes du paradis. Il y surprend Tintin, le "fils" de Hergé, lui-même décédé quelques mois plus tôt. C’était la première fois que je dessinais une paire de couilles à la "une" du Monde. Personne n’a rien vu ! » (c) Plantu

Vous étiez à Jérusalem il y a quelques semaines, lors d’une rencontre internationale de caricaturistes organisée par le dessinateur israélien Michel Kichka [2]. Comment s’est développée votre amitié avec ce dessinateur ?

Plantu et Shimon Peres
Photo : DR

Je me suis vite rendu compte que ses dessins étaient empreints d’une grande tolérance. Il avait sans doute de bonnes raisons de critiquer Arafat ou l’OLP, mais ses dessins étaient caustiques sans être tellement méchants. C’étaient en tout cas des dessins qui n’incitaient pas à la violence. Cela m’a intrigué. Puis je l’ai rencontré avec un dessinateur palestinien, Baha Al Boukhari, qui travaillait à Ramallah et je me suis dit, ah ! quand même, ils se parlent ! Tout cela m’a intéressé. Puis on s’est revu, Kichka, Al Boukhari, pas mal de dessinateurs arabes et israéliens, et je me suis rendu compte qu’il y avait une sorte de club à inventer pour essayer de penser le Proche-Orient avec des dessins caustiques, qui soient des attaques -il ne faut surtout pas dénaturer le sens de la caricature- mais en réfléchissant à ce que l’attaque soit mieux maîtrisée pour que ce ne soit pas une attaque qui puisse engendrer de la violence. J’ai été marqué par une rencontre que j’ai faite il y a un an avec une dessinatrice de Gaza qui s’appelle Omayya [3]. Je lui avais dit : « Mais vous ne pensez pas qu’un tel dessin contre les Israéliens peut être une incitation à faire des attentats terroristes, des attentats kamikazes ? » À ma grande surprise, elle m’a répondu : « Mais c’est exactement ce que je veux ! » C’est vrai que j’aurais dû m’en douter parce qu’elle était du Hamas, son mari a été tué et, lorsqu’elle fait certains dessins, des hélicoptères Apache israéliens envoient des roquettes contre son journal. Elle est en état de guerre... Mais elle me disait ce que jamais aucun dessinateur ne m’avait dit jusque là : « Oui, je fais des dessins pour donner envie de faire des attentats kamikazes. » C’était une surprise.

Donc un dessinateur peut tenir un discours de haine ?

Plantu et Yasser Arafat
Photo : DR

Elle se considère en guerre. Je ne suis pas d’accord avec ses positions politiques, mais il faut regarder ses dessins. On doit les critiquer, mais il faut les regarder. Je pense que l’on fait une terrible erreur dans les pays d’Europe de l’Ouest et aux États-Unis, à cause du « politiquement correct » : on ne peut même plus montrer des dessins qui sont publiés au Liban, en Égypte, ou ailleurs. À cause de cela, on n’imagine pas ce qu’ils publient. Il faudrait les publier, certes accompagnés de commentaires ou de critiques, mais il faudrait les publier. Il faut savoir, quand Georges Bush envoie des missiles en Irak - soi-disant pour rétablir la démocratie alors qu’on sait très bien que c’est pour leur piquer du pétrole, il faut savoir comment c’est ressenti dans les caricatures. Évidemment, ce que fait Georges Bush est outré. Mais il faut savoir ce que les dessinateurs du monde arabe publient, et là, je peux vous dire que dans l’outrance, c’est incroyable. Or, ce sont les vrais portes-parole de leurs populations. En Jordanie, j’ai rencontré un dessinateur qui publie des dessins à Amman. Quand je l’ai rencontré, il m’a dit : « J’ai eu deux époques. Une époque « Shylock » [4] et il me montre les dessins que vous imaginez, avec des Juifs au nez crochu, etc. Puis après, me dit-il, j’ai commencé à travailler avec une agence américaine et qui reprend mes dessins aux États-unis. J’ai donc un peu changé ma manière de dessiner les Israéliens. Là, je me suis rendu compte de l’un des bienfaits de la mondialisation : il continue à faire des attaques contre les Israéliens mais de manière, disons, un peu plus respectable. Je pense qu’il y a pas mal de dessinateurs qui commencent à comprendre que l’on peut critiquer, par exemple le premier ministre israélien, ou le président français ou le président américain, mais qu’il faudrait critiquer aussi, disons Ben Laden ou les différents dirigeants tortionnaires du monde arabe, comme la Syrie, par exemple. J’ai rencontré au Qatar, il n’y a pas si longtemps, Ali Shujaat, le caricaturiste qui fait des petits dessins animés en flash pour le site web d’Al-Jezira. Il faut les voir pour se rendre compte à quel point il y a du talent derrière tout cela mais, à la fois, il n’y a pas que le talent : il faut voir ce qu’il raconte. Je lui ai fait remarquer que son Ben Laden, il était quand même vachement sympa, qu’il pourrait faire des dessins critiques aussi contre ben Laden. Il m’a répondu que lui, éventuellement, il voudrait bien mais que, pour le coup, c’est son rédacteur en chef qui ne voudra pas.

On ne vous a jamais sollicité pour faire des BD, finalement ?

Si, mais je n’ai plus le temps. Je suis trop pris par la politique en ce moment et par l’utilisation du sens de l’image. Je trouve qu’il y a une chape de plomb qui s’installe dans toute l’Europe de l’Ouest à la suite d’un mouvement qui a commencé aux États-unis. De plus en plus, en images, la société nous interdit de nous moquer, comme je vous parlais tout à l’heure de la réaction des malentendants. Si cela continue, dans trois ans, dans cinq ans ou dans dix ans, on en viendra à ne plus rien pouvoir dessiner. Il y a là un combat à mener.

On peut rire de tout, vraiment ?

Non, on ne peut pas rire de tout. Quand le World Trade Center explose, il faut accompagner la détresse des Américains. Mais quinze jours après, il faut ressortir les crayons affûtés et leur dire « mais attendez, Ben Laden, c’est vous qui l’avez nourri pendant des années ! ». Il y a un temps pour la douleur et un temps pour se poser des questions. C’est à nous, dessinateurs, d’accompagner le questionnement.

Propos recueillis par Didier Pasamonik, le 5 décembre 2005.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Sa dernière publication en date :
À quoi ça rime ? - ÉEditions du Seuil, 192 pages, 15 €
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À lire aussi :
-  Le site officiel de Plantu
-  l’entretien entre Plantu et Yasser Arafat sur Aloufok.net
- Sur ActuaBD, notre article Sarkozy, Chirac et Iznogoud

En médaillon : Plantu. Photo : D. Pasamonik.

[1Les quatre frères Willot, patrons de la Compagnie Foncière et du groupe Agache-Willot, avaient défrayé la chronique financière dans les années 80.

[2D’origine belge, né en 1954, Michel Kichka avait publié dans Curiosity Magazine aux éditions Michel Deligne avant de faire son alyah, son "retour" en Israël, en 1974. Là, après des études à l’école Bezalel, il y enseigne le dessin tout en menant une carrière de caricaturiste et d’illustrateur. Il fonde en 1990 le premier cours de BD du pays, à l’origine de la plupart des grands talents de la BD israélienne actuelle. Michel Kichka vit à Jérusalem depuis trente ans et réalise des dessins politiques qu’il commente en direct, le matin, sur la deuxième chaîne de télévision israélienne.

[3Omayya dessine pour les journaux Al Risala et Hayat al Jedida. Son mari, proche du Hamas, a été tué en 2003 par les Israéliens.

[4du nom de l’usurier juif que Shakespeare représente dans Le Marchand de Venise.

 
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