Alberto Breccia est né en Uruguay en 1919, mais a vécu toute sa vie en Argentine, où il meurt en 1993. Il devint un des artistes sud-américains les plus connus dans le monde de la bande dessinée pour son incessante quête formelle et esthétique, mais aussi en tant qu’enseignant passionné qui travailla avec Hugo Pratt et eut des élèves aussi talentueux que José Muñoz.
Alberto Breccia s’est taillé une réputation pour ses nombreuses adaptations littéraires. À l’occasion de l’exposition qui lui était consacrée à la galerie Martel en 2009, notre chroniqueur Florian Rubis soulignait la diversité des techniques utilisées par le dessinateur : "[...]encre de Chine, collages, acryliques, pastels s’y conjuguent harmonieusement. En contrepoint, la richesse des adaptations littéraires qui ont occupé une part considérable de la production d’Alberto Breccia souligne sa volonté d’échapper à la loi d’airain de la série mettant en scène un héros récurrent et sa nette prédilection pour le fantastique. Les Sud-Américains Jorge Luis Borges et Ernesto Sábato y font bon ménage avec Edgar Allan Poe, Robert Louis Stevenson, Lafcadio Hearn, Jean Ray, Howard P. Lovecraft ou l’un de ses maîtres, l’aristocrate anglo-irlandais Lord Dunsany, pionnier de la Fantasy moderne."
Après Dracula et L’Éternaute, les Humanoïdes Associés publiaient en 1995 cinq adaptations des nouvelles d’Allan Poe réalisées par Alberto Breccia. Plus de vingt ans après, les Editions Rackham proposent de les retrouver dans une nouvelle traduction, enrichie en fin de volume par les travaux préparatoires de Breccia sur La Vérité sur le cas de M. Valdemar. Un album en lice pour le prix Patrimoine au FIBD 2019.
L’art d’Alberto Breccia : dépouillement du récit et virtuosité des techniques
Un extrait de la traduction par Charles Baudelaire des textes de Poe ouvre chaque récit, puis c’est le dessin qui prend le dessus. Breccia taille dans le texte d’origine, l’épure et le condense pour n’en garder que quelques mots. Dans ses adaptations littéraires, le texte s’efface devant le nouveau médium pour laisser le champ libre à la création.
Noirs et blancs contrastés ou orgie expressionniste de couleurs, corps grotesques difformes ou stylisés, Alberto Breccia adapte ses techniques et sa recherche formelle à l’ambiance de chaque histoire.
À la fin du Cœur révélateur, le texte disparait presque entièrement au profit des images. Pendant le face à face entre le narrateur et les visiteurs, les vignettes muettes sont répétées sur un rythme hypnotique, jusqu’à la case finale où l’homme finit par craquer et confesse son crime. Ironiquement, la traduction inégalée du poète Baudelaire est rendue superflue par la force des images brecciennes, un coup de maître.
Le Masque de la Mort rouge est quasiment muet également. Les corps lascifs du prince et de sa cour répondent de manière obscène aux corps en décomposition du peuple. Le récitatif répété "Et dehors, le peuple..." devient un leitmotiv accusateur des excès du pouvoir face aux souffrances des populations, une dénonciation qui résonne encore aujourd’hui...
La Vérité sur le cas de M. Valdemar, genèse d’une œuvre
Les neuf planches de La Vérité sur le cas de M. Valdemar, dernière nouvelle du recueil, sont suivies d’un dossier passionnant sur le processus de création de Breccia. Il a en effet adapté cette nouvelle une première fois en 1982 avec le scénariste argentin Carlos Trillo. Toutefois, ne s’estimant pas satisfait du résultat, Breccia en a dessiné une deuxième version en 1992, celle qui est reproduite dans ce volume.
Le dossier s’ouvre sur un court essai de Claire Engelbach qui présente les documents inédits rassemblés. Du texte original traduit par Baudelaire au découpage manuscrit de Breccia, jusqu’aux deux versions crayonnées, ces travaux préparatoires offrent un éclairage passionnant sur l’adaptation effectuée par le maître argentin.
De nombreuses planches originales reproduites dans ce recueil (et bien d’autres !) sont exposées à la médiathèque José Cabanis de Toulouse dans le cadre de l’exposition Alberto Breccia, le maître de la bande dessinée argentine, une occasion exceptionnelle de découvrir le travail de cet artiste.
(par Lise LAMARCHE)
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