Lorsque la sociologue Évelyne Sullerot désignait dans les années soixante les bandes dessinées comme un des « réservoirs de mythologie de notre société », elle pointait l’un des champs particuliers de ce que Pascal Ory allait baptiser, à la suite des Américains, l’histoire culturelle. Ce dernier, de l’étude du Téméraire, hebdomadaire nazi pour la jeunesse, à la biographie de René Goscinny n’a pas manqué d’apporter son tribut, toujours pénétrant d’intelligence, à cet édifice.
D’autres, comme Pierre Couperie, Francis Lacassin, Édouard François, Maurice Horn, Claude Moliterni et Henri Filippini, Thierry Martens, Jacques Glénat, François Rivière, Numa Sadoul, Gilles Ratier ou l’équipe du Collectionneur de bande dessinée cornaquée par Michel Guillot, Michel Denni et Dominique Petitfaux, bientôt suivis par une nouvelle génération de chercheurs comme Thierry Groensteen, Benoit Peeters, Jean-Paul Jennequin, Jean-Pierre Mercier, Patrick Gaumer ou Thierry Smolderen, dans le domaine des spécialistes de bande dessinée, ou encore par des historiens comme Thierry Crépin ou Jean-Paul Gabilliet, ont chacun apporté leur part à la construction d’une histoire culturelle du neuvième art francophone.
Sclérose
Mais elle souffre aujourd’hui d’une sclérose liée à ses origines et qui se concrétise par certains symptômes qui reviennent à la surface, obsédants comme un prurit :
Le besoin de légitimité. Il n’y a pas si longtemps, le Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image d’Angoulême osait encore se poser cette question : « La Bande Dessinée, bien ou mal culturel ? » Le complexe de la bande dessinée persiste, surtout chez ses thuriféraires. Alors que des centaines d’ouvrages savants et de thèses se sont accumulés sur le sujet, elle n’aurait pas encore la reconnaissance qu’elle mérite ? Et de pointer deux exemples : l’université et les médias.
L’université, car aucune chaire en France n’est consacrée à la bande dessinée et à cause de la difficulté qu’ont les étudiants à imposer un sujet de thèse lié au Neuvième Art. Personnellement, je suis circonspect à l’idée qu’il faille accorder à la bande dessinée un enseignement spécifique alors qu’elle n’est qu’une partie d’un champ plus large qui est la culture de l’image. C’est comme si l’on devait justifier une chaire de Rock ‘n Roll ou de Chanson française. Pourquoi pas ? Mais cela ne me semble pas un enjeu central. La réticence des directeurs de thèse vient probablement d’une insuffisance des effectifs ayant une compétence suffisante pour juger valablement une thèse sur la bande dessinée. Un professeur comme Pascal Ory (Paris Sorbonne) collectionne les demandes et ne peut les assurer toutes.
Ce « rejet » de l’université est ressenti comme un mépris par certains commentateurs comme le chercheur Harry Morgan, un spécialiste qui se sent obligé d’œuvrer sous pseudonyme et qui renvoie le mépris vers ses lecteurs, ou par l’ami Groensteen, quelquefois égaré comme un Don Quichotte. La question se pose néanmoins en d’autres termes : former des chercheurs spécialisés en bande dessinée est-il une priorité de Bien Public ? On peut aimer le 9ème art et rester dubitatif.
Quant aux médias, on oublie leur réalité économique : grossièrement, leur logique commerciale consiste à « vendre de l’espace de cerveau disponible » aux annonceurs. Même le média de bande dessinée spécialisé le plus généreux obéit à une logique d’audience. Or, comparée à d’autres produits de grande consommation, l’audience de la BD est faible. Il y a donc peu d’argent pour l’irriguer. Il ne faut donc pas attendre une réponse globale à cette question. Chaque genre profite d’un certain militantisme et certains sont momentanément plus déterminés et puissants que d’autres (je pense en particulier en ce moment au domaine des mangas où les audiences sont les plus fortes).
Le besoin sclérosant d’une « définition ». En 1969, le valeureux Gérard Blanchard publiait chez Marabout une « Histoire des histoires en images de la préhistoire à nos jours » qui lui valut bien des ricanements mais qui a rendu cette question de la définition centrale. Quarante ans plus tard, un spécialiste reconnu comme Thierry Groensteen, qui n’a pourtant jamais démérité, se sentait obligé de pousser une complainte de Calimero en définissant la bande dessinée comme un « Objet Culturel Non Identifié », comme si la question n’était pas réglée !
De deux choses l’une : soit la définition de la bande dessinée ne fait pas consensus et on concentre la recherche sur cette question qui obsède un chercheur comme Thierry Smolderen et qui me semble d’ordre archéologique ; soit on s’accorde sur une définition élargie, sur le mode du « Sequential Art » du très sage Will Eisner et on passe à autre chose alors que, précisément, l’âge numérique est en train de rendre vaines ces interrogations ontologiques.
Aveuglements
L’insuffisance de la contextualisation. Ceci est particulièrement frappant dans les approches des Musées Hergé et d’Angoulême. On nous propose le plus souvent une approche historique du médium, quand ce n’est pas hagiographique dans le cas du Maître de Bruxelles. À Angoulême, on nous montre (à raison) des comix Underground ou des ouvrages de l’Association vendus comme un phénomène d’ « auto-fiction ». Mais le contexte de leur éclosion est oublié alors qu’ils sont de formidables enseignements sur l’époque.
Le contexte géographique, le lien entre les grands courants de la bande dessinée est également occulté, les filiations peu clairement définies.
Je trouve particulièrement choquant que le très intéressant catalogue du Musée de la bande dessinée d’Angoulême ose s’intituler « La bande dessinée, son histoire et ses maîtres » alors qu’il ne contient qu’une histoire de la bande dessinée francophone et une autre de la bande dessinée américaine. En réalité, alors qu’ils ont les ont longtemps couverts de mépris, l’équipe du Musée de la bande dessinée fait les mêmes erreurs que les pionniers de l’histoire de la bande dessinée comme Moliterni, parlant d’ « histoire mondiale » alors même que des pans entiers de la production, comme les mangas japonais par exemple, étaient complètement oubliés. En réalité, les mangas figurent à Angoulême de façon anecdotique. Seuls deux originaux sont présents dans leurs réserves. Il aurait été plus juste d’intituler cet ouvrage « La bande dessinée dans les collections d’Angoulême, son histoire et ses maîtres ». On aurait évité le ridicule.
Quant au Musée Hergé, on nous y chante à longueur de cartels les louanges du grand homme, sans nous expliquer jamais pourquoi il est un génie.
L’absence de créativité historique structurante. Il faut bien dire que la fixette de la définition ou le parcours particulièrement balisé de la chronologie dont le principe, même s’il s’est affiné, n’a pas fondamentalement changé depuis Couperie et Moliterni, jusqu’aux clichés dérivés du journalisme autour de « la rondeur du cartoon », « les noces du noir et blanc » ou de la « Ligne claire » commencent à dater furieusement. L’approche historique de la bande dessinée a besoin de nouvelles lectures, d’autant plus structurantes que la production a été pléthorique ces dernières années. Cette nouvelle approche devrait être également projective. Il est clair que la bande dessinée ne se lira plus comme aujourd’hui dans dix ans.
Une contextualisation économique devient nécessaire aujourd’hui. On connaît la moindre pétouille d’Hergé mais on ignore tout des conditions de travail de Georges Dargaud ou des éditions Bayard dans les années soixante. Cette approche évitera les interrogations quasi « millénaristes » de l’université d’été d’Angoulême et des rapports de Gilles Ratier et de leur serpent de mer commun : « la crise ».
De la même façon, il est inacceptable que des champs entiers de la bande dessinée soient écartés de l’étude ou de la reconnaissance sous prétexte qu’ils visent un public populaire, marqueté, parce qu’ils relèvent de l’« Heroïc Fantasy » ou tout simplement parce que les héroïnes se présentent de façon trop sexuées. Ce sont des aveuglements et des pudibonderies d’un autre âge qu’il est temps de mettre de côté.
- L’insuffisance des recherches plurisciplinaires. Il est temps aussi d’ouvrir la bande dessinée à d’autres disciplines que la sémiologie ou l’histoire culturelle (ou, comme on disait naguère, des mentalités). La sociologie, la politique, l’économie, la géographie voire l’ethnologie devraient se saisir de ce corpus.
Relire l’histoire de la Turquie, de l’Afrique, de l’Inde ou du Japon à travers sa bande dessinée est véritablement une source éclairante.
L’ignorance ou le mépris des nouvelles technologies. Faites le test : ouvrez un ouvrage sur la bande dessinée et cherchez les références à des articles sur le Net. Il n’y en a quasi pas, alors que toute la recherche dans d’autres disciplines a basculé dans cette pratique.
Pourtant, la précision et la probité de certaines fiches Wikipedia, conçues par un groupe d’internautes anonymes, en remontrerait à bien des « spécialistes » du secteur. Il serait temps que se mette en place en Europe un réseau de chercheurs sur un site dédié, comme les Américains et les Japonais ont commencé à le faire.
Si chacun pouvait laisser de côté ses rancunes et œuvrer pour une nouvelle vision de notre histoire et de celles des autres, il y a beaucoup de chance pour que notre bande dessinée rayonne encore, loin et pour longtemps.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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A tous les chercheurs qui veulent explorer sans œillère les voies nouvelles de la bande dessinée, nos colonnes sont ouvertes.
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