Rien que l’intitulé de la première table ronde : « Auteur de bande dessinée : vocation ou profession ? », avouons-le, nous hérissait les poils. Et ça n’a pas tardé : Benoît Peeters, Denis Bajram, Valérie Mangin et Marie Gloris Bardiaux Valiente, s’appuyant sur l’enquête menée par les États Généraux de la BD, nous ont décrit une profession en crise, où la majorité des acteurs se considéraient comme des « professionnels précaires » touchant au maximum le SMIC (53%), travaillant plus de 40 heures par semaine, avec une protection sociale quasi inexistante pour la majorité des créateurs, et sexiste avec ça ! Il ne restait plus aux jeunes aspirants auteurs de BD présents dans la salle que d’aller se noyer dans la Charente toute proche….
Tout cela, sans perspective historique (au fond, cela n’a-t-il pas toujours été comme cela ?), sans projection dans le futur (quelles sont les perspectives pour un jeune auteur ? Au hasard : l’international, la synergie avec le dessin animé ou le cinéma, les webtoons, l’auto-édition ?) dans un questionnement qui enferme dans une alternative absurde alors qu’aujourd’hui la plupart des emplois sont précaires.
Heureusement, le panel suivant fit comprendre qu’aux États-Unis, en Espagne, en Italie, la situation était encore pire. Quant à celle des auteurs japonais, elle donne l’impression que même et surtout les plus notoires d’entre eux ont atteint le septième cercle de l’enfer !
L’intervention, en fin de journée, du sociologue Pierre-Michel Menger, auteur d’ouvrages de référence sur le travail précaire fut particulièrement éclairante. À partir des chiffres des États Généraux de la BD (« une excellente enquête »), Menger est arrivé à dégager des lignes de force qui ont plutôt étonné l’auditoire.
Il faut dire que la profession n’a pas trop l’habitude de se voir représentée en courbes, en camemberts et en nuages de points. Et il en ressort au fond ce que l’on sait déjà : que les « carrières » sont plus longues et les rémunérations plus fortes chez les grands éditeurs très organisés que les petits labels aussi passionnés soient-ils ; que la précarité est partout mais que c’est le propre de toute activité artistique.
La conclusion est en filigrane celle de la situation économique de la France : un paysage social avec un fort chômage, aux perspectives incertaines, et aux disparités de plus en plus grandes. S’il y a une leçon à tirer de cette journée, c’est que la bande dessinée est un métier comme les autres, mais donc aussi, comme bien d’autres jobs, surtout dans le domaine artistique, une vocation.
Rencontre avec le grand témoin du jour.
PIERRE-MICHEL MENGER : « DANS TOUS LES MONDES OU L’ON INDIVIDUALISE FORTEMENT L’ACTE DE TRAVAIL ET LA REPUTATION, VOUS AVEZ DES MECANISMES INEGALITAIRES. »
Vous avez eu connaissance des premiers chiffres de l’enquête des États Généraux de la BD qui portent sur 1500 auteurs environ, vous avez pu par ailleurs assister aux échanges qui ont eu lieu ici, quel est votre sentiment quand on parle de la précarité des auteurs de BD ?
Il y a deux manières d’aborder le problème. Il y en a une qui consiste à dire que ce monde est très stratifié. Il y a des auteurs très réputés qui gagnent énormément d’argent, il y a des gens qui sont au milieu qui gagnent leur vie correctement mais qui s’identifient comme « professionnels précaires » et puis il y a ceux qui entrent et qui vont s’essayer au métier. Le monde des arts, et dans celui-là en particulier, montre des inégalités qui sont très violentes : 20% des gens gagnent 80% des revenus. Donc, si l’on veut dire que « précaire », c’est « inégal », c’est structurel.
Ensuite, il y a une explication qui peut être conjoncturelle. Il peut y avoir un effet de précarisation pour un certain nombre de raisons que l’on a évoquées dans le débat. Une des raisons pourrait être que le marché de la bande dessinée s’est retourné : il est moins favorable qu’il a été, etc. Or, pour les auteurs qui sont entrés dans le jeu dans une période qui était plus favorable, quand le marché se retourne, les mécanismes de la profession, en particulier pour les indépendants, sont extraordinairement acrobatiques. Il peut y avoir un phénomène de précarisation quand tout le monde subit un effet de conjoncture : ceux qui sont au sommet de leur réputation le subissent moins, ceux qui sont au milieu de la pyramide de réputation le subissent davantage.
Et puis il y a des mécanismes qui peuvent être propres à des changements des modes de rémunération parce que les éditeurs veulent se couvrir de leurs risques aussi, et cela ça ajoute un troisième niveau parce que l’éditeur rémunère en quelque sorte « à l’acte », à la production ou à la publication, tandis que les individus se fabriquent des « carrières » avec des « side jobs », des métiers qu’ils exercent à côté, avec des protections sociales et des retraites complémentaires qui peuvent être mises en tension, voire en danger par une précarisation conjoncturelle.
C’est une caractéristique de la bande dessinée ?
Non, cela vaut pour le monde des arts, mais aussi pour le monde des sciences où 20% des scientifiques raflent 80% des citations par exemple. Mais dans les sciences, on a des postes fixes et on se couvre du risque de l’activité de recherche par l’enseignement. Vous y avez une fonction d’utilité sociale certaine et une possibilité de revenus, tandis que la recherche, c’est risqué et violemment inégalitaire. Dans tous les mondes où l’on individualise fortement l’acte de travail et la réputation, vous avez des mécanismes inégalitaires du type de ce que je viens de les décrire.
Est-ce que les enjeux globaux sociologiques ou économiques, comme la mondialisation ou les évolutions technologiques ne sont pas des facteurs qui aggravent cette situation ?
La technologie joue dans le sens de la polarisation des emplois. On a parlé tout à l’heure du fait qu’un certain nombre d’auteurs prennent en charge des actes de travail comme la photogravure qui, autrefois, étaient délégués. C’est ce qui se passe ailleurs : vous devenez votre propre secrétaire, le métier de secrétaire disparaît, comme le métier de scanneur dans la BD. Il y a un report sur les individus. La question est de savoir de quel côté ils se situent dans la polarisation des emplois : du côté des emplois de service bas de gamme auxquels il ne peut pas être substitués des robots et, de l’autre côté, à l’autre extrême, des emplois ultra-qualifiés qui ne peuvent pas non plus être confiés à des robots. Le problème des métiers de création est d’arriver à subsister dans ce dernier groupe. Mais il y a des tâches qui, progressivement leur échappent ou qu’ils assument eux-mêmes et qui ne sont plus monétarisées. C’est un premier point.
La deuxième remarque, c’est que la mondialisation, c’est le Brain Drain, une chasse globale aux talents. Il y a une compétition mondiale sur l’échiquier des talents et on peut aller chercher ce que l’on veut ailleurs. Il y a des marchés qui sont encore nationaux, jusqu’à un certain point, mais il y en a d’autres qui ne le sont plus. Certaines œuvres peuvent être traitées à l’étranger et cela agit évidemment sur le système de production.
Propos recueillis par Didier Pasamonik
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)
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