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Premières Rencontres nationales de la BD d’Angoulême : les auteurs sous l’œil du sociologue

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 30 septembre 2016                      Lien  
Entre sujets éculés (crise, surproduction…) et étripages attendus (les gentils auteurs contre les malfaisants éditeurs), la surprise est venue non pas de l’un des participants, mais d’un observateur : Pierre-Michel Menger, sociologue, professeur au Collège de France, spécialiste des mondes de l’art et de la création. Il analyse la situation de la bande dessinée en France d’une façon jusqu’ici inédite.

Rien que l’intitulé de la première table ronde : « Auteur de bande dessinée : vocation ou profession ? », avouons-le, nous hérissait les poils. Et ça n’a pas tardé : Benoît Peeters, Denis Bajram, Valérie Mangin et Marie Gloris Bardiaux Valiente, s’appuyant sur l’enquête menée par les États Généraux de la BD, nous ont décrit une profession en crise, où la majorité des acteurs se considéraient comme des « professionnels précaires » touchant au maximum le SMIC (53%), travaillant plus de 40 heures par semaine, avec une protection sociale quasi inexistante pour la majorité des créateurs, et sexiste avec ça ! Il ne restait plus aux jeunes aspirants auteurs de BD présents dans la salle que d’aller se noyer dans la Charente toute proche….

Premières Rencontres nationales de la BD d'Angoulême : les auteurs sous l'œil du sociologue
L’enquête sur la situation sociale des auteurs de BD a quelque peu plombé l’atmosphère. De g. à dr. Pili Munoz (Maison des auteurs d’Angoulême), Denis Bajram, dessinateur et scénariste, Valérie Mangin (scénariste) et Benoit Peeters (scénariste).

Tout cela, sans perspective historique (au fond, cela n’a-t-il pas toujours été comme cela ?), sans projection dans le futur (quelles sont les perspectives pour un jeune auteur ? Au hasard : l’international, la synergie avec le dessin animé ou le cinéma, les webtoons, l’auto-édition ?) dans un questionnement qui enferme dans une alternative absurde alors qu’aujourd’hui la plupart des emplois sont précaires.

Heureusement, le panel suivant fit comprendre qu’aux États-Unis, en Espagne, en Italie, la situation était encore pire. Quant à celle des auteurs japonais, elle donne l’impression que même et surtout les plus notoires d’entre eux ont atteint le septième cercle de l’enfer !

Faut-il se rassurer ? Ailleurs, c’est pire. De g. à dr. : Xavier Guilbert (Japon), Matteo Stefanelli (Italie), Antonio Altarriba (Espagne), Claire Latxague (Amérique du Sud) et Jean-Paul Gabilliet (USA)

L’intervention, en fin de journée, du sociologue Pierre-Michel Menger, auteur d’ouvrages de référence sur le travail précaire fut particulièrement éclairante. À partir des chiffres des États Généraux de la BD (« une excellente enquête »), Menger est arrivé à dégager des lignes de force qui ont plutôt étonné l’auditoire.
Il faut dire que la profession n’a pas trop l’habitude de se voir représentée en courbes, en camemberts et en nuages de points. Et il en ressort au fond ce que l’on sait déjà : que les « carrières » sont plus longues et les rémunérations plus fortes chez les grands éditeurs très organisés que les petits labels aussi passionnés soient-ils ; que la précarité est partout mais que c’est le propre de toute activité artistique.

Pierre-Michel Menger

La conclusion est en filigrane celle de la situation économique de la France : un paysage social avec un fort chômage, aux perspectives incertaines, et aux disparités de plus en plus grandes. S’il y a une leçon à tirer de cette journée, c’est que la bande dessinée est un métier comme les autres, mais donc aussi, comme bien d’autres jobs, surtout dans le domaine artistique, une vocation.

Rencontre avec le grand témoin du jour.


Pierre-Michel Menger

PIERRE-MICHEL MENGER : « DANS TOUS LES MONDES OU L’ON INDIVIDUALISE FORTEMENT L’ACTE DE TRAVAIL ET LA REPUTATION, VOUS AVEZ DES MECANISMES INEGALITAIRES. »

Vous avez eu connaissance des premiers chiffres de l’enquête des États Généraux de la BD qui portent sur 1500 auteurs environ, vous avez pu par ailleurs assister aux échanges qui ont eu lieu ici, quel est votre sentiment quand on parle de la précarité des auteurs de BD ?

Il y a deux manières d’aborder le problème. Il y en a une qui consiste à dire que ce monde est très stratifié. Il y a des auteurs très réputés qui gagnent énormément d’argent, il y a des gens qui sont au milieu qui gagnent leur vie correctement mais qui s’identifient comme « professionnels précaires » et puis il y a ceux qui entrent et qui vont s’essayer au métier. Le monde des arts, et dans celui-là en particulier, montre des inégalités qui sont très violentes : 20% des gens gagnent 80% des revenus. Donc, si l’on veut dire que « précaire », c’est « inégal », c’est structurel.

Ensuite, il y a une explication qui peut être conjoncturelle. Il peut y avoir un effet de précarisation pour un certain nombre de raisons que l’on a évoquées dans le débat. Une des raisons pourrait être que le marché de la bande dessinée s’est retourné : il est moins favorable qu’il a été, etc. Or, pour les auteurs qui sont entrés dans le jeu dans une période qui était plus favorable, quand le marché se retourne, les mécanismes de la profession, en particulier pour les indépendants, sont extraordinairement acrobatiques. Il peut y avoir un phénomène de précarisation quand tout le monde subit un effet de conjoncture : ceux qui sont au sommet de leur réputation le subissent moins, ceux qui sont au milieu de la pyramide de réputation le subissent davantage.

Et puis il y a des mécanismes qui peuvent être propres à des changements des modes de rémunération parce que les éditeurs veulent se couvrir de leurs risques aussi, et cela ça ajoute un troisième niveau parce que l’éditeur rémunère en quelque sorte « à l’acte », à la production ou à la publication, tandis que les individus se fabriquent des « carrières » avec des « side jobs », des métiers qu’ils exercent à côté, avec des protections sociales et des retraites complémentaires qui peuvent être mises en tension, voire en danger par une précarisation conjoncturelle.

C’est une caractéristique de la bande dessinée ?

Non, cela vaut pour le monde des arts, mais aussi pour le monde des sciences où 20% des scientifiques raflent 80% des citations par exemple. Mais dans les sciences, on a des postes fixes et on se couvre du risque de l’activité de recherche par l’enseignement. Vous y avez une fonction d’utilité sociale certaine et une possibilité de revenus, tandis que la recherche, c’est risqué et violemment inégalitaire. Dans tous les mondes où l’on individualise fortement l’acte de travail et la réputation, vous avez des mécanismes inégalitaires du type de ce que je viens de les décrire.

Chers auteurs, vous êtes quelque part dans ce nuage de points...

Est-ce que les enjeux globaux sociologiques ou économiques, comme la mondialisation ou les évolutions technologiques ne sont pas des facteurs qui aggravent cette situation ?

La technologie joue dans le sens de la polarisation des emplois. On a parlé tout à l’heure du fait qu’un certain nombre d’auteurs prennent en charge des actes de travail comme la photogravure qui, autrefois, étaient délégués. C’est ce qui se passe ailleurs : vous devenez votre propre secrétaire, le métier de secrétaire disparaît, comme le métier de scanneur dans la BD. Il y a un report sur les individus. La question est de savoir de quel côté ils se situent dans la polarisation des emplois : du côté des emplois de service bas de gamme auxquels il ne peut pas être substitués des robots et, de l’autre côté, à l’autre extrême, des emplois ultra-qualifiés qui ne peuvent pas non plus être confiés à des robots. Le problème des métiers de création est d’arriver à subsister dans ce dernier groupe. Mais il y a des tâches qui, progressivement leur échappent ou qu’ils assument eux-mêmes et qui ne sont plus monétarisées. C’est un premier point.

La deuxième remarque, c’est que la mondialisation, c’est le Brain Drain, une chasse globale aux talents. Il y a une compétition mondiale sur l’échiquier des talents et on peut aller chercher ce que l’on veut ailleurs. Il y a des marchés qui sont encore nationaux, jusqu’à un certain point, mais il y en a d’autres qui ne le sont plus. Certaines œuvres peuvent être traitées à l’étranger et cela agit évidemment sur le système de production.

Propos recueillis par Didier Pasamonik

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Photos : D. Pasamonik (L’Agence BD)

 
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6 Messages :
  • Voilà un article qui expose objectivement la situation. Merci !

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    • Répondu par Zot ! le 30 septembre 2016 à  15:08 :

      L’intervention d’un spécialiste en sociologie permet de mettre les choses en perspective : donc au delà du énième retour de la loi statistique des 20/80, on remarque que les auteurs français sont plutôt mieux lotis chez nous qu’ailleurs ! Voila de quoi en principe stopper l’hémorragie des cerveaux ! Je me pose quand même une question sur la présence, cote à cote, sur une photo de trois auteurs Casterman. Coïncidence ? Je sais que Mangin et Bajram forment un couple, mais avec Peeters à coté, j’en viens à me demander si cette problématique concerne surtout les auteurs publiés chez Casterman....

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      • Répondu par Bernard Yslaire le 1er octobre 2016 à  13:28 :

        Quoique je partage le regard du sociologue averti, je ne peux m’empêcher de sourire au tableau des pôles de la bande dessinée dans le monde : Amérique du nord, France, Japon… C’est curieux cette propension à confondre expression française en BD et expression en langue française, non ? C’est hélas banal…

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        • Répondu le 1er octobre 2016 à  19:18 :

          Certes, mais il faut bien tenter des comparaisons avec ce qui existe et ressemble ailleurs. Ça peut aider à relativiser , voire à mieux cerner ce qui fait notre singularité, non ?

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  • Bonjour,
    Je ne comprends pas du tout la logique des prises de positions de cet article. On y décrit un métier d’auteur det d’autrice plutôt pas terrible : précarité, bas voir très bas salaires, report gratuit de nombreuses tâches (scannérisation par exemple ou secrétariat comme il est dit) de l’éditeur vers les auteurs. On découvre également “qu’ailleurs“, c’est pire.
    Bon.
    Comment en arrive-t-on à une conclusion du type “alors il n’y a pas de quoi se plaindre”. Certes, on trouve toujours pire ailleurs, certes c’est certainement mieux chez nous, mais alors ? On se tait et on accepte une situation de merde sous prétexte qu’elle n’est pas de “sous-merde” ? (Je sais c’est vulgaire mais vivre de manière précaire avec un revenu inférieur au smic l’est également et beaucoup plus.)
    Autre constat tourné en prise de position “c’est inhérent aux professions artistiques”. Et alors, si c’est un constat, c’est intéressant de savoir que la BD est donc bien un art et que l’art est reconnu comme rien d’un point de vue conditions de vie (constat à l’encontre des grands blablas sur les supposées politiques de soutien à l’art). Par contre, si c’est une prise de position, une conclusion intellectuelle, je ne comprends pas. Comment peut-on se réjouir que les auteurs et autrices de BD soient dans la même situation “de merde” (pour reprendre l’expression) que leurs collègues artistes exerçant dans d’autres domaines ?
    En revanche il y a une piste de sujets que je trouve très riche à creuser mais je ne sais pas si durant ces journées il y a eu des prises de paroles particulières à son propos : la possibilité de revenus complémentaires pour les auteurs et autrices. Quid des auteurs et autrices qui donnent des cours, des conférences, des ateliers, qui ont d’autres activités telle que la publicité ou l’animation ? Y a-t-il des ponts facilités entre ces différentes activités ?
    A ma connaissance par exemple, je ne connais aucun éditeur BD qui propos à ses auteurs et autrices d’être également agent pour la publicité, le storyboard, l’animation ni même parfois pour la BD de commande.
    A vous lire, cordialement,
    Alexandre.

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    • Répondu le 1er octobre 2016 à  19:16 :

      J’ai l’impression que vous extrapolez. Cet article tente de dresser un constat le plus objectif possible. Après, aux concernés (auteurs, éditeurs) de prendre position pour faire bouger les lignes… ou pas. À un moment, il faut bien arrêter de se bercer d’illusions et nommer un chat, un chat, non ?

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