Alors que la fête angoumoisine qui accueillait la deuxième édition des États Généraux de la Bande Dessinée se termine sur une impression de gâchis, la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin, a annoncé une promotion exceptionnelle dans l’ordre des Arts et des Lettres pour huit créateurs de BD, dont une majorité de femmes : Julie Maroh, Chloé Cruchaudet, Aurélie Neyret, Tanxxx, Marguerite Abouet, Christophe Blain, Mathieu Sapin, Riad Sattouf et un éditeur, Jacques Glénat, déjà Chevalier, qui passe au rang d’officier.
"Symboles du talent français, de l’expression créative dans l’art de la bande dessinée, ces auteurs, scénaristes, dessinateurs, chacun créateur d’un univers et d’une esthétique singulière, incarnent une bande dessinée engagée, en prise avec le quotidien, exprimant les inquiétudes et les enthousiasmes de leurs auteurs et de leur époque. Par cette promotion exceptionnelle, la ministre souhaite saluer la vitalité et la diversité de la bande dessinée, un art majeur" dit le communiqué.
Julie Maroh est cette auteure qui a défrayé la chronique avec Le Bleu est une couleur chaude (Glénat), une BD qui avait inspiré La Vie d’Adèle, Palme d’Or à Cannes et qui avait reçu le Prix du Public à Angoulême en 2011 ; Chloé Cruchaudet est l’auteure à succès de Mauvais Genre (Delcourt), prix ACBD 2013 et Prix du Public Cultura à Angoulême 2014 ; Aurélie Neyret a aussi été primée à Angoulême, en 2014, pour "Les Carnets de Cerise" (Soleil) qu’elle dessine sur un scénario de Joris Chamblain ; la dessinatrice Tanxxx est surtout connue pour la BD qu’elle cosigne avec Lisa Mandel, Esthétique et filatures (Kster/Casterman) qui a reçu le Prix Artemisia et le Prix de la Meilleure BD adaptable en 2009 ; Marguerite Abouet est l’auteure à succès de Aya de Youpougon (dessin : Clément Oubrerie, Gallimard), Prix du Premier album à Angoulême 2006 ; Christophe Blain est surtout connu pour le dessin de Quai d’Orsay (Sc. d’Abel Lanzac, Dargaud), Prix du meilleur album à Angoulême 2013 ; Mathieu Sapin a marqué les esprits en racontant dans Le Château, un an dans les coulisses de l’Élysée (Dargaud) la chronique de la première année de Hollande à la présidence de la République ; quant à Riad Sattouf, c’est l’auteur du best-seller L’Arabe du futur (Ed. Allary), prix du Meilleur Album 2015.
Cette sélection est, pour le Festival d’Angoulême, à la fois une satisfecit, puisque la plupart des auteurs distingués ont été élus par les jurys successifs du Festival, preuve que les reproches que l’on a pu lui faire sur la Sélection officielle ont souvent été exagérés ; et un désaveu puisque cinq talents féminins, signataires de la "charte contre le sexisme", se dégagent qui prouvent à l’évidence que la liste des 30 Grands Prix proposée au vote par le FIBD manquait pour le moins d’imagination.
Ces nominations sont en général publiées au moment du FIBD, ce qui, en cette année où les prix d’Angoulême sont entachés de scandales, n’est pas la fenêtre de tir idéale. Par ailleurs, comme les auteurs et les éditeurs d’une certaine remise de prix, personne n’avait été prévenu, le ministère s’étant contenté d’un communiqué.
Résultat : Tanxxx, puis Julie Marot, Aurélie Neyret et Chloé Cruchaudet ont refusé leur médaille. "Alors, si là soudainement et dans ce contexte un ministère comptait me faire croire que mon « art » mérite une médaille de la part du pouvoir politique en place, non seulement je me sentirais instrumentalisée mais de surcroît insultée dans mon intelligence. Qu’on n’essaye pas de me faire avaler ça, qu’on n’invoque pas mon talent lorsque la récupération politique est flagrante.
J’ai 30 ans, merde ! J’ai publié deux romans graphiques, « d’esthétiques » ni singulières ni abouties, je n’ai pas fini de « m’engager » et surtout je ne suis le « symbole » de RIEN" écrit Julie Marot sur son blog.
Sur sa page Facebook, Aurélie Neyret dit à peu près la même chose : "Quant à moi, peut être qu’un jour, quand j’aurai mis des années et beaucoup d’œuvres derrière moi, cette nomination aura un sens (quoique je me fous un peu d’une médaille de la patrie) si elle se reproduit, mais en attendant, non merci, je ne deviendrai pas Chevalier, je préfère rester à pied."
Tanxxx, comme à son habitude, est plus directe encore : "Chevalier mon cul, que crève l’état et son ministère."
Chevaliers de la misère
Cette séquence intervient alors qu’une enquête publiée par les États Généraux de la Bande Dessinée donne un portrait peu glamour de la situation des auteurs de BD en France (voir le rapport en PDF ci-dessous, nous y reviendrons plus tard) caractérisé par une situation précaire et un avenir incertain.
Dès lors, nos "chevalières" préfèrent dégainer leurs revendications, à savoir un statut digne pour les auteurs de BD et un régime fiscal et social adapté à leur situation réelle qui est loin d’être brillante : "Au lendemain de la révélation de l’étude menée par les États Généraux de la BD, écrit Aurélie Neyret, qui montre que plus d’un auteur sur deux n’arrive pas à vivre de son métier, que la moitié des femmes auteures de BD vit en dessous du seuil de pauvreté, que le RAAP nous a imposé une réforme qui finira de saigner à blanc la profession, la réponse du Ministère est de nous donner -non pardon de nous vendre- des médailles ? J’espère vraiment que ça n’est pas là leur seule réponse, les femmes et les hommes dans la Bande Dessinée ont besoin de mesures concrètes, pas de poudre aux yeux !"
Idem pour Julie Maroh : "Les auteurs et les autrices de bande dessinée ne veulent pas de médaille en chocolat de la part du gouvernement, nous voulons du dialogue et des mesures concrètes. Alors que la plupart d’entre nous étouffent dans un métier précaire voire sous le seuil de pauvreté – et désormais sous la menace RAAP – on voudrait en plus nous faire payer 100€ pour une médaille et la cotisation annuelle qui va avec ?! Je ne peux pas croire que ce soit la réponse de notre ministère à nos appels de détresse… Je vais donc continuer à me dire que cette promotion est une blague fumeuse et que nos revendications vont rapidement être prises au sérieux, qu’elles émanent du Collectif de créatrices BD contre le sexisme, du SNAC ou de l’ensemble des auteurs, car un tel coup médiatique ne mène à aucune avancée."
La météo est peut-être douce, mais elle n’empêche pas de prendre un vent...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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