Romans Graphiques

Qu’est-ce que le « roman graphique » ? (1/2)

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 22 juin 2019                      Lien  
Popularisé par Will Eisner, le « Graphic Novel » a fait son chemin dans nos librairies sous le vocable de « roman graphique». Son succès commercial international est maintenant avéré, au point qu’il est devenu un genre à part entière dans la production de la bande dessinée mondiale.

Le 9 mars dernier, un tweet d’une certaine Sandrine @garagedeloffre (illustration ci-dessous) nous a fait sourire car il reflétait bien la réalité de ce que constitue désormais le « roman graphique », un genre en soi, devenu même quasiment distinct de la bande dessinée.

« Rien à voir » affirmait même une bonne dame lectrice de romans graphiques pour qui sans doute la bande dessinée a quelque chose de dégradant. Ainsi donc, en dépit de l’existence d’un musée national à Angoulême, en dépit de sa qualité reconnue de « 9e Art », en dépit des médailles que la République décerne à ses artistes, il existerait une bande dessinée « noble », le roman graphique, et une bande dessinée « ignoble », la bande dessinée commerciale constituée des héros qui ont peuplé notre enfance.

Qu'est-ce que le « roman graphique » ? (1/2)
Un tweet interpellant...
"A Contract with God" de Will Eisner a popularisé le vocable "Graphic Novel" en 1978.

Nous ne reviendrons pas sur les origines du vocable, largement traité dans nos pages, voici longtemps déjà., ni sur les pionniers d’un format qui aurait aujourd’hui plus de cent ans et de l’usage d’un vocable popularisé par Will Eisner en 1978, pour nous concentrer sur cette question fondamentale : depuis Maus de Spiegelman, Persepolis de Marjane Satrapi, Les Ignorants de Davodeau, ou encore récemment L’Arabe du futur de Riad Sattouf, le roman graphique est-il oui ou non une bande dessinée ou cela n’a-t-il « rien à voir » comme le suggérait cette valeureuse lectrice ?

Lors d’un débat au Salon du Livre en mars dernier, animé par Philippe Peter, on s’interrogeait de la réalité de ce vocable : le « roman graphique » est-il un genre en soi, un mouvement créatif ou un fourre-tout commercial pratique ? Autour de la table, le dessinateur britannique Andi Watson, l’essayiste, scénariste et théoricien de la BD, Benoît Peeters et Dominique Petitfaux, historien de de la BD, spécialiste d’Hugo Pratt, longtemps animateur du Collectionneur de BD et collaborateur à l’Encyclopedia Universalis.

"Histoire pittoresque, dramatique et caricaturale de la sainte Russie" de Gustave Doré (1854, ici réédité aux éditions 2024). Un précurseur du roman graphique.

Une bande dessinée sans aucune contrainte

Sur la question du roman graphique, Dominique Petifaux, en bon encyclopédiste, donne une définition à la fois large et sans ambages : « Je dirais que le roman graphique, c’est une bande dessinée sans aucune contrainte, explique-t-il. Avant, nous avions une bande dessinée assez formatée finalement. En France, on était dominé par l’album cartonné couleurs de 48 pages, que Jean-Christophe Menu appelait le « 48cc » ; aux États-Unis, c’étaient les comic books. On avait des productions assez précises avec des auteurs qui devaient passer sous les fourches caudines des éditeurs… » De fait, il fallait en Europe produire des séries, tandis qu’aux USA, le genre du super-héros s’imposait à tous.

« Alors que le roman graphique, c’est une liberté. Et pour acquérir cette liberté, je crois que le mot a été très important. Si l’on pense à ce que veut dire « bande dessinée », ce n’est quand même pas formidable. Cela renvoie à l’idée d’une bande avec des dessins mais cela laisse de côté l’essentiel : c’est que l’on a affaire à un récit. Aux États-Unis et en Grande Bretagne, on avait le mot « comics ». Cela se justifiait à la fin du XIXe siècle quand ce genre est né parce qu’à cette époque, toutes les bandes dessinées étaient purement humoristiques. Alors que dès les années 1920, on a eu aussi bien en Grande Bretagne qu’aux États-Unis des bandes dessinées d’aventure où l’humour n’était pas l’élément dominant. Au Japon, le mot « manga », étymologiquement, signifie « image dérisoire. » Donc pour toutes ces raisons, les éditeurs et les auteurs en quête d’une légitimité culturelle voulaient trouver autre chose que ces expressions. »

Dominique Petitfaux en mars 2019.
Photo ; D. Pasamonik (L’Agence BD)

En fait, ce vocable est la traduction littérale de « Graphic Novel  » et il a été très important pour Will Eisner et ses confrères, car aux États-Unis, dans les librairies, il n’y avait pas de place pour les bandes dessinées et encore moins pour les comic books qui étaient vendus dans des librairies spécialisées.

L’enjeu était donc commercial, afin de pénétrer dans les librairies généralistes. « Le mot a été essentiel, insiste Dominique Petitfaux. Dans le livre de Will Eisner, "A Contract with God", le mot figure sur la couverture et toute l’apparence du livre se rapproche de ce qu’est un roman sans images : le format, une pagination très importante, l’impression est en noir et blanc… En ce qui concerne le fond, il y a toujours une dimension sociale, historique, parfois idéologique, qui évidemment n’existait pas forcément dans les bandes dessinées, les mangas ou les comics. » Si cette définition s’appliquait pleinement aux USA en 1978, elle est beaucoup moins nette aujourd’hui.

M. Vieux Bois de Rodolphe Töpffer (1837). La première bande dessinée et le premier roman graphique ?

Au commencent était le livre

Pour Benoit Peeters, le roman graphique a précédé la bande dessinée. « Pour Rodolphe Töpffer, explique-t-il, ce Genevois qui crée la bande dessinée dans les années 1830, il parle de « littérature en estampes » et il parle de roman . Il emploie le mot à plusieurs reprises. Quand Gustave Doré fait l’Histoire de la Sainte Russie, cela se présente comme un livre et c’est une sorte de roman où le texte a une place énorme. À la fin du XIXe siècle, le grand dessinateur Caran d’Ache propose au Figaro un « roman en images », il le dit. Il annonce une nouvelle forme qui fera 300 pages dont la présentation sera celle d’un roman mais qui ne sera faite que de dessins. Si nous allons plus loin et que nous voyons "Tintin et le Lotus bleu" ou "Le Sceptre d’Ottokar" dans leur édiiton en noir et blanc, avec leurs 120 pages à peu près, avec ce dessin assez libre, assez jeté, loin de ce que l’on verra chez le Hergé tardif, on pourrait se dire que l’on est déjà dans du « roman graphique ». Si aujourd’hui, on glissait dans une collection au format « roman graphique » "Le Lotus bleu", il serait parfaitement homologue ! Ce qui s’est passé après, c’est que la bande dessinée s’est orientée de plus en plus vers la presse et les enfants, et que dans cette dimension-là, elle s’est un peu éloignée du roman, soit parce que l’humour, soit parce que le récit bref prévalaient ou simplement parce que beaucoup de bandes dessinées ne paraissent pas immédiatement en albums. »

Benoît Peeters en mars 2019.
Photo ; D. Pasamonik (L’Agence BD)
Le numéro 0 d’(A Suivre) (1978) avec "Ici Même" de Tardi et Forest en couverture.

Peeters rappelle que dans les années 1950 -et même avant- l’album était un cadeau, un privilège. « Même quand j’ai publié à mes débuts avec Schuiten dans (A Suivre) qui se réclamait du roman , la publication en périodiques était déterminante. Il fallait, en ce qui nous concerne, plus d’un an après la publication dans le magazine pour avoir l’album… »

« Le roman graphique, de nos jours, est parfois confondu avec le Graphic Novel qui n’est pas tout à fait la même chose, la même réalité éditoriale qui intègre certains mangas, comme ceux de Taniguchi par exemple ; il offre finalement une définition ouverte qui peut agacer les puristes mais qui, je crois, a contribué à ouvrir la bande dessinée à de nouveaux lecteurs, et encore plus peut-être à de nouvelles lectrices, à féminiser un petit peu le métier. Je considère que cela a été très positif. »

"L’homme qui marche" de Taniguchi. Manga ou roman graphique ?

Le constat est qu’il n’y a pas de frontière étanche entre la BD et le roman graphique : «  Quand "Les Cités obscures" sont traduites à l’étranger, dans certains pays on les appelle des « Graphic Novels », dans d’autres, des bandes dessinées. C’est une frontière qui est davantage dans la commercialisation que, finalement, dans la création.  »

Une pagination libérée

L’attitude face à la page a également changé. Dans la presse, les dessinateurs étaient le plus souvent payés « à l’illustration ». On se souvient de l’affrontement entre Jacques Martin, le créateur d’Alix, et son éditeur Raymond Leblanc des éditions du Lombard, à qui il demandait une augmentation ; il ne l’obtint pas. Sa série Lefranc passa par conséquent d’une moyenne de 12 à 9 cases par planche...

Avec le roman graphique, ce rapport au nombre de dessins par planche change. « Pour (A Suivre), le rédacteur en chef Jean-Paul Mougin était obsédé par la densité de chaque page, témoigne Benoît Peeters. Si on faisait une page avec deux ou trois cases, il avait un peu l’impression qu’on l’escroquait, parce que chaque page était payée, c’était un confort pour les auteurs, mais du coup l’exigence était que chaque page soit assez nourrie en textes et en dessins alors que dans un roman graphique, on peut penser là une division en chapitres, ici une page où il n’y a que du texte, chez Craig Thompson, c’est très fréquent, avec une page de titre au début d’un chapitre ; on peut penser à une utilisation décorative de la double page...

Le lecteur est comme dans un flux avec nous pendant une heure, une heure et demie ; nous n’avons plus à compter le nombre de cases. Ça, cela a été vraiment une révolution qui nous a rapprochés, je pense, de la littérature alors que dans le cas du feuilleton, on est obligé d’avoir un cliffhanger à la fin de chaque page de façon un peu artificielle. »

"La Ballade de la Mer salée" paraît dès 1967 en Italie et en album chez Casterman en 1975.

Littérature

Dominique Petitfaux rappelle, à ce titre, le rôle précurseur d’Hugo Pratt, l’auteur de Corto Maltese : « "La Ballade sur la Mer salée" a joué un rôle essentiel parce que c’est une histoire qui faisait 163 planches parues dans une petite revue italienne pas très remarquée en France dans les années 1967-1969, puis éditée en français par Casterman en 1975. Elle a reçu le grand prix pour une œuvre étrangère à Angoulême en 1976. Casterman s’est dit qu’il y avait là une nouvelle voie possible pour la bande dessinée. On est deux ans avant "Le Contrat avec Dieu" de Will Eisner. Cela a tellement marqué Casterman que la revue (A Suivre) a été créée à partir de la "Ballade". On a même voulu inciter certains auteurs à adopter ce nombre de pages. Forest et Tardi ont même un peu tourné cela en ridicule puisque "Ici Même", la première grande histoire publiée dans (A Suivre) faisait elle aussi exactement 163 pages ! »

Ce n’est pas seulement le nombre de pages qui révolutionne la bande dessinée : c’est une narration au rythme différent et une présence du héros qui n’est pas forcément continue (dans la Ballade, Corto n’occupe que 40% des pages). Dans l’éditorial du numéro 1 d’(A Suivre), Jean-Paul Mougin annonce «  l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature »... « En fait, souligne Dominique Petitfaux, chez Pratt cela a été l’inverse : l’irruption sauvage de la littérature dans la bande dessinée. Les deux formules se renvoyaient l’une à l’autre.. »

Noir et blanc

Benoît Peeters, ancien élève de Roland Barthes, directeur de la collection « Écritures » chez Casterman et qui a été aux premières heures de la fondation d’(A Suivre) ajoute une autre analyse : « Il y a quelque chose qui a été très important à l’époque et qui fait partie implicitement de la définition du roman graphique et de beaucoup de Graphic Novels, c’est le noir et blanc. Pratt et beaucoup d’auteurs après lui ont profité de la liberté qu’offrait le roman, revenant finalement à Rodolphe Töpffer, en se disant : l’écriture, c’est une ligne, ce sont des signes noirs sur une page blanche et le dessin, un peu moins détaillé, un peu plus stylisé, peut être aussi en noir et blanc. C’est un des points communs avec l’irruption du manga dans ces années-là. Pendant longtemps, on a associé dans les bandes dessinées européennes le côté « grand public » et la couleur. »

Le noir et blanc s’impose en France avec Hugo Pratt.
© Casterman, Cong SA et Hugo Pratt.
"Maus" de Spiegelman, paraissant dans Raw en 1980, remporte un Pulitzer Prize en 1992 qui contribue à imposer le roman graphique dans le monde entier.

On a découvert depuis que le public peut aussi lire une histoire longue en noir et blanc. Aubaine économique : à l’époque, imprimer en couleurs coûtait bien plus cher. Maus d’Art Spiegelman est en noir et blanc. Les premiers livres de L’Association sont en noir et blanc. «  Ils ont démontré -et c’est peut-être là que le dessin est écriture-que quand l’histoire était passionnante, on ne regrettait pas du tout l’absence de la couleur. C’est un code, mais c’est un code plein » analyse Benoît Peeters.

Le noir et blanc, comme la couverture souple de sont pas pour autant des éléments définitionnels : « Portugal de Cyril Pedrosa est cartonné, en couleurs et de grand format…, objecte Peeters. On ne va pas pour autant dire que ce n’est pas un roman graphique même s’il paraît dans une collection qui est une collection de bandes dessinées ambitieuses. L’ambition narrative, la forte pagination, le format réduit sont déterminants mais aucun des critères ne peut à lui seul permettre de définir le roman graphique. La création, c’est ce qui met en cause à chaque instant les définitions strictes. Tout y est possible : la fiction, la non-fiction, le réalisme, le style humoristique… "L’Arabe du futur" de Riad Sattouf , "Persépolis" de Marjane Satrapi, mais aussi "Watchmen" de Dave Gibbons et Alan Moore sont aussi pleinement du roman graphique... »

LA SUITE DANS LE DEUXIÈME VOLET DE NOTRE ENQUÊTE À PARAÎTRE LA SEMAINE PROCHAINE

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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