Nul besoin de revenir sur l’incroyable engouement du cinéma pour la bande dessinée. Hollywood ne cesse actuellement de puiser dans les comics pour alimenter ses superproductions, tandis que le cinéma européen explore de plus en plus le vivier en ce domaine. Citons notamment Persépolis, Tamara Drewe, Les petits ruisseaux, Largo Winch, Les beaux gosses, Adèle Blanc-Sec et Astérix, avec des résultats divers.
Cette source vive ne semble pas se tarir car nous attendons entre autres prochainement, outre Tintin, le quatrième Astérix, le Marsupilami de Chabat, Couleur de peau : Miel (de, par et avec Jung), le second Largo Winch sans oublier les productions d’outre-Atlantique comme Cyclopes ou Le Tueur par David Fincher.
Lorsqu’on se lance dans un projet de ce type, bien des questions viennent à l’esprit, car on ne transpose pas l’univers d’un roman comme celui d’une bande dessinée. Les personnages, contrairement à un roman, y ont souvent une apparence précise. De plus, la liberté du temps de lecture est en contradiction avec celui imposé par le réalisateur dans son film. Heureusement, le cinéma joue de ses avantages : le son, la musique, mais aussi les mouvements de caméras, le jeux des acteurs et les intonations de leurs voix. Mais est-ce toujours suffisant pour traduire un univers dessiné, avec son humour et ses émotions ?
Jaco Van Dormael apporte sa vision
Pour donner un autre éclairage à cette question, Jaco Van Dormael [1] a joué le jeu des questions auprès de Jirô Taniguchi et Sam Garbarski, réalisateur du film Quartier Lointain, lors de l’avant-première bruxelloise. Également cinéaste, le réalisateur de Mr Nobody, Toto le Héros et du Huitième Jour a donc pu mener son investigation sur cette difficile transposition qui s’effectue d’un média à l’autre et qui dans le cas de Quartier Lointain, rappelons-le, premier lauréat du Prix de la meilleure BD adaptable au cinéma du Forum Cinéma et Littérature à Monaco en 2004.
Ainsi considère-t-il les cinéastes comme envieux face aux auteurs de bande dessinée qui peuvent créer un monde avec du crayon et du papier alors qu’il faut aux premiers des camions, des clous, de la peinture et plus de cent cinquante personnes pour arriver à leurs fins. Mais il est également le premier à l’avouer, adapter une bande dessinée est un piège, car le cadrage est déjà présent, et on aurait tort de prendre l’album pour un story-board.
L’autre élément important, ajoute Van Dormael, est la question du temps : « Dans la BD, on n’est pas prisonnier de la progression du récit. L’œil se balade à son rythme. Les unités sont divisées en double planche, et pas en scènes comme au cinéma. Le cinéaste ajoute le son, les comédiens en chair et en os, et même dans ce cas-ci la couleur. »
Le film appartient-il toujours au lecteur et à l’auteur ?
Si les images insufflées par un roman sont propres au lecteur, c’est tout le contraire dans la bande dessinée. Il faut donc pouvoir se situer par rapport à cette difficulté supplémentaire. « J’avais des dessins dans ma tête, et je ne pouvais pas m’en défaire », explique Sam Garbarski, le réalisateur de Quartier Lointain. « En écartant rapidement le piège du story-board, on doit surtout imposer le facteur ‘temps’, pour éviter que la durée de l’intrigue ne paraisse trop longue. Nous avons donc dû retravailler le fond de l’histoire. Concernant la forme, j’avais les dessins en tête, mais c’est avant tout l’émotion retenue qu’il fallait transmettre. »
Tout en se déclarant très heureux et honoré de cette adaptation, Jirô Taniguchi a également rappelé la distance qui se créée entre l’auteur et le film, lorsqu’il n’est pas partie prenante dans l’adaptation : « Un film appartient par essence à son réalisateur. Selon moi, la principale différence entre la bande dessinée et le cinéma, c’est le recours à des comédiens en chair et en os, dont la sensation de présence apporte une autre profondeur, en particulier dans l’expression des sentiments. Pour moi, le film a été une occasion de percevoir une autre dimension, voire un autre récit, de Quartier Lointain. »
La profonde gageure de l’adaptation est parfois de pouvoir transposer le récit dans un contexte différent de l’original. Dans le cas de Quartier Lointain, ce point a revêtu une profonde importance car l’intrigue se déplace du Japon aux Alpes françaises. « C’est justement l’intérêt d’une histoire qu’on peut alors réellement caractériser d’universelle », explique Garbarski. « Bien qu’elle ait été écrite à l’autre du monde, baignée dans une autre culture, qui n’aurait pas envie de revisiter ses 14 ans, qui n’aurait pas de questions à poser à son père que l’on ait pas osé lui dire à l’époque ? Dans les années 1960, on ne parlait à ses parents comme aujourd’hui. On n’aurait jamais demandé à son père s’il était heureux. On n’aurait peut-être pas dit à sa maman qu’elle est belle ? L’histoire de Taniguchi est universelle et l’expression formelle qui est née de sa lecture peut donc se retrouver également dans le film, même si le cadre est fort différent ! ».
Nous approfondirons très prochainement les questions qui se posent autour de la sortie de Quartier Lointain avec les interviews du réalisateur, des acteurs et Jirô Taniguchi himself avant de vous donner notre opinion sur ce film attendu. Ces divers articles nous permettront donc prolonger cette réflexion sur l’adaptation cinématographique, un genre qui va croissant avec la popularité de la bande dessinée.
(par Nicolas Anspach)
(par Charles-Louis Detournay)
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Quartier Lointain, sur Actuabd.com, c’est aussi :
"Frank Pé au service de « Quartier Lointain », le film tiré du manga culte de Jirô Taniguchi." (Octobre 2010)
"« Quartier Lointain » de Jirô Taniguchi prix de la meilleure BD adaptable au cinéma" (Mars 2004)
La chronique du deuxième volume de Quartier Lointain
[1] Le réalisateur Jaco Van Dormael a signé, en 2006, la préface de l’édition intégrale (francophone) de Quartier Lointain.
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