C’était la foule des grands jours, hier à Paris au Couvent des Cordeliers où s’ouvre une exposition associant bande dessinée et art contemporain. De grands auteurs de BD étaient présents : Bilal, Schuiten, Druillet, Gilbert Shelton, Milo Manara, Loustal, Vuillemin, Geluck,... Avec eux quelques grandes signatures de l’art contemporain : Ben, Christian Balmer, Jérôme Mesnager, Speedy Graphito, Jean-Paul Albinet, Gérard Le Cloarec... Bon nombre d’acheteurs d’art contemporain parmi lesquels on reconnaît Michel-Edouard Leclerc, également grand amateur de bande dessinée.
L’objet de l’exposition ? Proposer des œuvres communes à 80 artistes, 40 de bande dessinée, 40 d’art contemporain. une rencontre inédite, ainsi que nous l’explique le galeriste à l’origine de l’événement, le Belge Alain Huberty, de la galerie Petits Papiers (à Paris et à Bruxelles) : "Lors d’un déjeuner, Philippe Druillet nous a parlé de Christian Balmier, une grande figure du mail-art. Il écrivait au capitaine Haddock ou à Philip Mortimer et l’enveloppe lui revenait, sur laquelle il dessinait ensuite. Nous l’avons rencontré et de là est née une complicité. On s’est dit : pourquoi ne pas étendre ce dialogue entre art et bande dessinée, et cela a donné cette exposition-ci. Jusqu’ici, les expositions, comme Vraoum ou la Biennale du Havre, mettaient côte à côte un auteur de BD avec un créateur d’art contemporain. Ici, c’est la première fois qu’ils interviennent sur la même œuvre. C’est une évolution logique, dans l’ordre des choses."
L’exposition qui court jusqu’au 7 novembre 2012, ira ensuite à Angoulême au Musée de la BD (pendant le festival, du 23 novembre au 3 février 2013), à Perpignan dans le Centre d’art A cent mètres du monde (du 8 février au 3 avril 2013) et à Bruxelles au Rouge Cloître (du 23 avril au 21 juillet 2013).
Ensuite, une vente publique proposera ces œuvres aux acheteurs.
OPA de la BD sur l’art contemporain ou le contraire ?
Cette confrontation entre BD et art contemporain n’est pas nouvelle. Dès 1967, dans le premier exercice de légitimation de la bande dessinée aux Arts Décoratifs, Bande dessinée et Figuration narrative, le dialogue était ouvert. Il a été repris récemment par les expositions Vraoum, la biennale d’art contemporain du Havre et quelques galeristes. Les acheteurs d’art contemporains sont-ils en train d’investir dans la BD ou est-ce celle-ci qui surgit dans le domaine de l’art contemporain ?
"Ni l’un, ni l’autre, nous dit Alain Huberty, ce sont deux arts à part entière. Mon public a moi n’a pas évolué particulièrement : ce sont toujours des amateurs de belles choses. Le marché de l’original de bande dessinée est comme le marché de l’art contemporain : il y a vingt auteurs majeurs. Pour pouvoir être une galerie haut de gamme, il faut leur proposer des projets. On s’intéresse à l’art contemporain mais notre galerie restera toujours une galerie de bande dessinée, pas d’art contemporain."
Le basculement n’est donc pas encore fait, comme nous le confirme le dessinateur belge Frank Pé qui expose des œuvres faites en commun avec Dario Caterina : "La BD est demandeuse, de toute façon, dit-il. Tout le monde se recherche et se renifle. On ne sait pas du tout vers quoi cela peut aller. C’est plein de question, de zones à explorer, c’est cela qui est chouette. A priori, ces deux univers ne devraient pas se rencontrer parce que la BD communique avec un contenu, ce n’est pas juste esthétique. L’art contemporain a pour beaucoup, depuis longtemps, lâché le contenu. Revenir sur le contenu dans quelque chose qui cherche la forme depuis un siècle, c’est intéressant. Ce n’est pas nouveau. Quand j’ai fait mes études à Saint-Luc à Bruxelles dans la fin des années 1970, Schuiten et Renard [1] avaient déjà commencé le mouvement. Mais il a fallu trente ans pour qu’existe une exposition comme celle-ci."
Accords et désaccords
"L’art contemporain a exploité tous les domaines sans retenue, nous raconte l’artiste français Jean-Paul Albinet : la photo, la peinture, la sculpture, le multimédia, le son, le texte, le corps, tout ce que vous voulez : il n’y a pas de limites. ce n’est pas cantonné à une production 2D ou 3D, c’est ce qu’on veut ! Il y a des affinités, des connivences et des points de rencontre et de divergences avec la bande dessinée. C’est ce qui est intéressant pour un artiste, ces accords et ces désaccords. La bande dessinée a abordé des territoires qui étaient proches des nôtres et nous, des leurs. En ce qui me concerne, j’avais créé dans les années 1970, le groupe Untel, qui bénéficie depuis peu d’une salle au Musée de Strasbourg. On avait créé un "vrai-faux supermarché" en 1977 à la Biennale de Paris, très critique envers la société de consommation, dans la lignée des Situationnistes." Une démarche que le groupe de BD Ferraille reprendra plus tard à Angoulême, sans qu’aucun lien ne soit pour autant établi.
Mais comment les artistes se sont-ils accordés ensemble ? Par exemple entre Ben et Edmond Baudoin ? "Je suis niçois, il est niçois aussi. Cela fait longtemps qu’on se connaît, quand même. On allait dans les mêmes cafés. Il m’a dit au départ : "On fait un truc sur l’ego et puis, tu dessines de belles filles, je veux que tu me dessines des filles. Je lui ai envoyé mes trucs, puis il me répondait. j’aime beaucoup Alechinsky, c’est pourquoi il y a ce dessin au milieu qui n’a rien à voir avec le reste de la page, qui dit autre chose, c’est une allusion à ce grand peintre belge." Ben, Baudoin, Alechinsky, une salade niçoise, en quelque sorte.
Même proximité pour Philippe Druillet et Gérard Le Cloarec : "Nous sommes voisins d’atelier. On a décidé d’un schéma et d’un positionnement ensemble. Druillet a voulu travailler en noir et blanc, sur le thème du cosmos. Moi j’ai envoyé le soleil et la couleur. C’est un visage Masaï, parce que c’est le soleil, le cosmos, le feu..., l’humain face au cosmos... La BD et la peinture, ce sont deux mondes très différents. La bande dessinée raconte souvent une histoire avec un texte. Dans la peinture, rien n’est inscrit, c’est au bon vouloir de chacun, d’un visiteur, d’un critique d’art ou d’un historien. Il faut aller la chercher, alors que la bande dessinée est dans le commerce, avec un environnement, une histoire. Marquer son temps, c’est de regarder les choses, et la bande dessinée en fait partie."
La rencontre est souvent ludique comme nous le raconte Jean-Paul Albinet : "Le rapprochement avec Silvio Cadelo s’est fait assez spontanément sur le thème de "méchante". J’ai "soclé" son travail par un code-barre que l’on peut lire avec un téléphone portable. Cela fait 22 ans que je travaille sur les systèmes codés. Avec la fonction gratuite "Quick Market" vous pouvez lire un flash code ou un code-barre. Ici, il est écrit : "étrange beauté". Depuis 1990, je signe mes travaux du code-barre 337731, c’est ma signature."
Lâcher la BD pour quelque chose de plus rémunérateur ?
Est-ce que les auteurs de BD ne viennent pas trouver dans les galeries une rémunération qui leur fait défaut dans l’édition, ces temps-ci ? "On peut dire cela si on veut, nous répond Frank Pé. je me préoccupe de mes fins de mois comme tout le monde, mais ce qui me mobilise le plus, ce sont les idées, c’est de créer de nouvelles choses. Je suis un gourmand pour cela. Tous les auteurs ont intérêt, vu le contexte actuel, à se diversifier et à faire d’autres choses à côté de leurs albums. Le monde est ouvert, tout est possible. Pourquoi rester enfermés dans un ghetto ?"
Quant à la question de fidéliser un public d’acheteurs d’art contemporain, Jean-Marc Thévenet, galeriste et pionnier dans le rapprochement entre art contemporain et bande dessinée, reste sceptique : "Chez les acheteurs, il y a encore à mon sens encore une fracture très forte entre la bande dessinée et l’art contemporain, nous explique Jean-Marc Thévenet, je l’ai vu avec Michaël Mathys, par exemple, qui a été exposé il y a quelque temps à la Documenta de Kassel qui est considérée comme LA grande manifestation d’art contemporain dans le monde : les quelques acheteurs d’art contemporain que j’ai réussi à faire venir pour lui dans ma galerie ont pour la plupart du temps été subjugués par son travail mais ont été marqué par une réticence évidente à acheter parce que cet auteur venait de l’univers de la bande dessinée. Cette problématique des origines va sans doute s’estomper avec le temps, mais il y a encore un frein."
N’y a-t-il pas une génération de collectionneurs d’art contemporain qui sont également de la "génération BD" ? "Il ne faut pas oublier, objecte Jean-Marc thévenet, que l’art contemporain, c’est surtout de l’investissement. Très peu de collectionneurs sont des visionnaires. On le voit aux derniers résultats de la FIAC : les pièces qui se sont achetées sont "iconiques" : Warhol, Basquiat,... toujours les mêmes ! Acheter de la bande dessinée, c’est se faire plaisir. Il n’y a pas encore une dimension identitaire comme dans l’art contemporain. Des expositions comme celle-ci sont donc importantes."
Le voyage en tout cas en vaut la peine. A côté de rencontres "plan-plan", on a des associations étonnantes, comme celle de Margerin avec Speedy Graphito, celle de Baudoin avec Ben, le "trou de balle" d’Alain Declerq et Manara, ou encore la collaboration entre Hippolyte Hentgen avec Ludovic Debeurme. Le bémol vient du discours qui accompagne cette exposition, en particulier, du côté des critiques d’art. Ainsi, le préfacier du catalogue, le critique d’art Jean-Luc Chalumeau, que l’on suppose considérable, date la notion de "neuvième art" de 1982, en se basant sur la publication du manifeste de Francis Lacassin, Pour un neuvième art, la bande dessinée, sur une réédition aux éditions Slatkin [sic]. Or le texte a été publié en 1971, tandis que le vocable 9e art a été inventé par Claude Beylie en 1964 et popularisé dans Spirou par Morris & Vankeer la même année.
On avance, certes, mais avec un train de sénateur.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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L’exposition court jusqu’au 7 novembre 2012
Couvent des Cordeliers
15, rue de l’École de Médecine
75006 Paris
Elle ira ensuite à Angoulême au Musée de la BD (pendant le festival, du 23 novembre au 3 février 2013), à Perpignan dans le Centre d’art A cent mètres du monde (du 8 février au 3 avril 2013) et à Bruxelles au Rouge Cloître (du 23 avril au 21 juillet 2013).
[1] Présents dans l’expo. NDLR.
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