Toujours en appétit de créations, Joann Sfar profite de la relative accalmie de son actualité cinématographique pour se remettre à la table de travail. Cela donne deux albums en cette fin d’année. Un premier, Tokyo (Ed. Dargaud), tellement singulier dans son étrangeté qu’il prend le risque d’être mal compris par le public et éreinté par la critique, ce qui n’a d’ailleurs pas manqué.
Le second, Jeangot, dessiné par Clément Oubrerie (Ed. Gallimard), son complice producteur de dessins animés, se place davantage dans une veine classique : une fable animale qui transpose de façon fantasmatique, un peu comme dans son Gainsbourg, Vie héroïque, la vie de Django Reinhardt.
En prime, Les Impressions Nouvelles publient un livre d’Entretiens avec Joann Sfar où Thierry Groensteen interroge l’auteur en dehors de tout contexte éditorial et cinématographique dans une interview "où il ne fait pas sa promo."
Le cul entre deux trônes
La séquence n’est pas forcément favorable au dessinateur niçois. Ses lauriers cinématographiques et son inévitable exposition médiatique suscitent une sourde hostilité trempée d’envie de la part de certains milieux de la bande dessinée, parfois même dans le cercle de ses proches collègues qui ne comprennent pas "ce qu’on lui trouve".
À cela s’ajoute un style de dessin, spontané, "croqué", qui, même s’il fait l’objet d’une préparation minutieuse, donne une impression de décontraction, d’abandon, de relâchement. Enfin, cette propension à accumuler de front les tomes 1 sans achever ses cycles est un autre reproche larvé que l’on peut faire à l’auteur qui semble parfois manquer de souffle pour aller jusqu’au bout de ses sujets. Jusqu’ici, Sfar n’en a cure, appliquant à la lettre la sentence de Jean Cocteau : " Ce que le public te reproche, cultive-le : c’est toi."
Avec Tokyo, Joann Sfar cristallise un peu tous ces reproches. Nicolas Ancion d’Actualitté monte sur ses grands chevaux sur ce thème, accusant Sfar d’avoir produit un album "illisible mais pas impubliable", le dessinateur de Pascin ayant selon lui suffisamment de poids auprès des éditeurs pour voir le moindre de ses albums publié, et d’accuser leurs directeurs de collection de faiblesse, sinon de complaisance envers cette coqueluche des médias "téléramesques".
Tokyo, sur les traces de Jodelle
Il ajoute, avec une certaine véhémence : "Ultime recommandation. Ne vous laissez pas berner par la présentation de l’auteur qui explique avoir créé avec Tokyo « un nouvel univers pour puiser dans la violence régressive et décomplexée des comix amerloques et des peurs japonaises ». C’est juste du baratin. Ouvrez les yeux et traduisez par un nouveau projet bâclé par une liberté régressive et décomplexée d’un auteur dont les éditeurs publieraient la moindre crotte de nez."
Voilà qui est dit. Même si le reproche est recevable, il est cependant mal fondé. Il y avait effectivement de la part de Sfar une prise de risque. En cinéaste qu’il est désormais, il entreprend de construire un récit qui ne pourrait exister que sous la forme d’une bande dessinée, avec des séquences reproduites de façon sérielle et des personnages dont la thématique sexuelle et horrifique n’aurait aucune grâce auprès d’un quelconque producteur.
Il arrive parfois qu’un auteur se trompe, pas par rapport à lui-même, mais par rapport au public. Ainsi, Tardi, dans Le Démon des glaces, pensait sincèrement avoir produit un pamphlet contre la guerre bactériologique. Personne ne l’a perçu comme tel, tous y ont vu plutôt un hommage à Jules Verne.
"Ça raconte comment un univers de dessin est menacé par la photographie" déclare Sfar dans son entretien avec Thierry Groensteen, à propos de Tokyo. Certes, les connaisseurs de BD ont perçu la référence assumée aux récits foutraques de Druillet, de Lone Sloane à Vuzz, à Pravda la survireuse ou Jodelle de Pellaert.
Mais la tentative de concilier la photographie et le dessin est cependant bien pâle à côté de ce que Tardi avait très bien réussi avant lui dans Tueur de cafards (1984) mais encore plus exemplairement, Emmanuel Guibert dans Le Photographe (2003).
L’alignement des références au cinéma de genre ne fait pour autant passer Sfar pour un Tarantino du 9e art. Quand bien même on entrerait dans son trip, les personnages décrits - ses héroïnes sexy ou son GI disciple d’Onan- ne suscitent pas vraiment l’empathie. Tokyo est une bizarrerie trop référentielle pour être parfaitement goûtée par un lecteur néophyte.
Jeangot comme Django
Jeangot se veut nettement plus lisible. Dessiné par Clément Oubrerie (Aya de Yopougon), il s’agit d’une version animalière de la vie de Django Reinhardt, le célèbre guitariste manouche de Nuages, ici devenu un renard, dont la vie est racontée par son pote le hérisson.
Nous nous trouvons une fois encore devant une réappropriation dont Sfar s’est fait une spécialité : Pascin, Gainsbourg, Chagall, ou Romain Gary... De ces figures, Sfar retient les anecdotes qu’il remodèle comme il le ferait avec de la plasticine. Il nous donne son portrait de ces grands hommes ; des portraits qui lui ressemblent et qui interrogent les différentes facettes de leur (sa) personnalité : rapports à la création, à la sexualité, à la religion et au monde, un peu comme s’il cherchait dans leur existence, la recette de leur extraordinaire immortalité alors qu’au fond, tout créateur, comme le Jeangot de l’album, n’est qu’un voleur de poules.
Sfar façon Sfar
Quant aux Entretiens avec Joann Sfar de Thierry Groensteen (Impressions nouvelles), ils ont ce mérite : ils permettent de faire un point avec ce créateur polymorphe qui semble ne s’épanouir que dans la suractivité et dans un logos fasciné par le verbe-dieu.
Cela permet de glaner bon nombre d’informations nouvelles, mais on aurait aimé au final un survol un peu moins superficiel dans un questionnement certes plaisant mais par trop anecdotique, Groensteen pratiquant à la manière de Sfar en quelque sorte, de façon trop décontractée.
Hélas, les temps durs rendent inaudibles les propos trop légers.
Le cinéma, encore.
Mais heureusement, le cinéma continue à faire confiance à celui qui, à trente ans, affichait une centaine de titres publiés. Récemment, c’est la marque Lancôme qui le sollicitait pour son Mascara Star Eyes. Pour ce faire, Joann Sfar fait à nouveau appel à une référence affective forte : Betty Boop, l’héroïne sexy des frères Dave & Max Fleischer (1930). Dans une version 3D incrustée dans une séquence live façon Roger Rabbit, il l’institue conseillère beauté des stars. Un charmant petit film tout en humour et en séduction.
Et tandis que sa maison de production, Autochenille Productions, devrait finalement lancer en 2013 l’adaptation en dessin animé de la BD à succès de Marguerite Abouet & Clément Oubrerie, Aya de Yopougon (prévu pour avril 2013), il caresse l’ambition d’adapter Petit Vampire (Ed. Delcourt) en long métrage, une série qui avait déjà fait l’objet d’une adaptation pour la télévision.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion