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Raoul Cauvin ("Les Tuniques Bleues", "Cédric") 2/3 : « Comme un acteur, j’incarne chacun de mes personnages en écrivant mes histoires »

Par Nicolas Anspach le 29 mars 2011                      Lien  
Après avoir évoqué la période « marchand de savonnettes » de sa carrière, nous continuons d’explorer avec Raoul Cauvin, quelques-unes de ses séries. Le « scénariste aux cent mille gags » aborde avec nous ses deux plus grands succès : {Les Tuniques Bleues} et {Cédric}.
Raoul Cauvin ("Les Tuniques Bleues", "Cédric") 2/3 : « Comme un acteur, j'incarne chacun de mes personnages en écrivant mes histoires »
Le 54e "Tuniques Bleues" est paru fin 2010.
Lambil dessine actuellement le 55e album, et Raoul Cauvin boucle le scénario du suivant !

Lambil nous a confié que vous aviez donné ce côté antimilitariste à Blutch à cause votre frère.

Mon frère avait fait l’École royale militaire. Comme beaucoup de Belges, j’ai réalisé mon service militaire. Mon frère aurait aimé que je devienne au moins sous-officier. Mais non, cela ne m’intéressait pas. Je n’ai jamais aimé l’armée. A l’époque, l’armée n’avait pas ce rôle d’aide à la population locale dans des pays étrangers. Elle est devenue d’utilité publique davantage aujourd’hui qu’hier. De mon temps, l’armée était différente. On donnait des fusils aux soldats, on leur demandait de marcher au pas et de suivre les ordres de certains imbéciles. Moi, j’étais dirigé par la pire des andouilles. Mais d’un côté, je regrette aujourd’hui que le service militaire ait disparu. On nous apprenait la discipline. Ce serait bien qu’il y ait certains jeunes qui valsent là-dedans pendant un an ou deux pour cette raison. Mais à côté de cela, je n’ai strictement rien appris à l’armée…

Donc, vous avez mis votre révolte dans les Tuniques Bleues ?

Oui. Chesterfield ne fait que parler de ses cicatrices. J’en ai connu des militaires qui passaient leur temps à montrer leurs balafres ! Des Blutch, aussi, qui comptaient les jours avant de foutre le camp. Sans parler des officiers imbéciles qui rêvaient qu’il y ait une guerre pour montrer ce dont ils étaient capables. J’ai connu tout cela à l’armée. Mais je suis content de l’avoir fait quand même.

Les premiers albums des Tuniques Bleues se déroulaient à Fort Bow,et vous évoquiez les révoltes indiennes. Pourquoi avez-vous souhaité changer l’angle de la série, et parler de la guerre de Sécession ?

Quand j’ai démarré les Tuniques Bleues, je ne connaissais pas cette période de l’histoire des États-Unis. Je ne savais même pas qu’il y avait eu une guerre de Sécession. Je me suis basé sur les westerns que je voyais à l’époque à la télévision ou au cinéma, comme la série télévisée Rin-tin-tin ou les films avec Glenn Ford. Une fois que la série fut lancée, j’ai été bien obligé à m’intéresser à ces soldats et de me documenter. Je me suis aperçu qu’il y avait un pan de l’histoire que je ne connaissais pas et qui pouvait me servir. Je m’y suis plongé et j’ai découvert des choses intéressantes. Si j’avais laissé Blutch et Chesterfield à Fort Bow, pas sûr qu’il y aurait eu autant d’albums !

Extrait de "Miss Walker"
(c) Lambil, Cauvin & Dupuis.

Quelle sera la trame du prochain album des Tuniques Bleues ?

Willy Lambil travaille sur le 55e album. Mais je ne peux pas en parler. Il y aura une surprise. J’ai entamé le scénario du prochain, ou il y aura de nouveau quelque chose d’inattendu. Mais disons que le 56e tome sera un retour en arrière…

Est-ce facile de se renouveler sur une série comme celle-là ?

Je ne vais pas dire que c’est facile. À chaque fois que je termine un scénario, et que je pose le mot fin à la dernière ligne, je suis catastrophé ! Je me demande ce que je vais bien pouvoir raconter après ! Je me replonge alors dans mes livres, dans la documentation que je reçois par courrier, et je retrouve l’inspiration. Pour l’instant, cela va… Mais c’est vrai que j’en suis déjà au 56e album. Cela compte …

Dans l’album « Arabesque », vous mettez en scène de manière touchante la complicité de Blutch et de son cheval …

J’ai beaucoup d’affection pour ce cheval, car il est à l’image de Blutch. Il refuse les combats et veut lui aussi vieillir tranquillement… Cela me plait beaucoup de le mettre en scène. D’autant plus que Willy Lambil arrive à faire passer beaucoup d’émotion dans ses attitudes. Quand je lui remets un scénario, je sais qu’il saura le retravailler, y apposer sa patte. Willy sait retranscrire les émotions, les sentiments. C’est important pour un scénariste que le dessinateur soit là pour donner le meilleur de lui-même dans la représentation de ces choses difficilement exprimables dans un scénario. Il le fait très bien !

Sur votre blog, vous évoquiez un projet d’adaptation cinématographique des « Tuniques Bleues ».

Oui. Un comédien belge, Bruno Taloche, a souhaité me rencontrer. Il m’a fait part de son souhait d’adapter les Tuniques Bleues au cinéma, car il adorait la série. Il s’est lancé, avec son frère, dans cette aventure. J’y crois aussi. Pour moi, c’est un rêve. Comme on est plusieurs à y croire et qu’une vie sans rêve ne vaut pas la peine d’être vécue, on se lance dans l’aventure. J’ai commencé à écrire le scénario et eux sondent les producteurs et les professionnels du cinéma. Je tiens à construire les bases de la trame de l’histoire du film. Quant à l’écriture propre dite, c’est une autre histoire. Je me ferrais certainement aider. Je n’ai pas le talent de Jean Van Hamme, qui sait être actif sur différents supports. Je ne suis qu’un scénariste humoristique.

À partir du mois d’août, les éditions Dupuis, publieront les intégrales de Pauvre Lampil, la série humoristique où vous nous racontiez le quotidien d’un dessinateur et de son scénariste. Vous vous étiez fortement inspiré de votre propre vie et de celle de Willy Lambil.

Oui. Le rédacteur en chef du journal nous a demandé d’arrêter la série. Cela s’était passé en 1985. Quand la famille Dupuis a revendu la maison d’édition. On n’a plus pu faire de gag de Pauvre Lampil pendant quelques années. Puis, le même rédacteur en chef est revenu sur sa décision, et nous a dit que finalement la série était amusante ! On a refait quelques albums, mais nous avions perdu le feu sacré. Il y avait une cassure, qui est restée. C’était dommage. Mais sur le long terme, cela aurait de toute manière difficile que Willy dessine deux séries en alternance. Nous nous mettions réellement en scène. C’était vraiment nos caractères.

Aquarelle de W. Lambil représentant Raoul Cauvin et Willy Lambil ... en tuniques bleues
Photographie d’un original de W.Lambil - (c) Lambil, Cauvin & Dupuis

Cela fonctionne bien avec vos dessinateurs. Cela fait plusieurs décennies que vous travaillez avec Willy Lambil, Daniel Kox, Marc Hardy, Philippe Bercovici, etc.

Sans doute parce que dès le départ, nous avons fixé des balises à propos de ce que nous avions envie de raconter. Et puis, on fait évoluer une série peu à peu … Dans Pierre Tombal, « la mort » était déjà incarnée depuis belle lurette. Depuis peu, on met en scène « la Vie ». On se connaît bien. Je sais ce que Marc Hardy aime, et c’est pareil pour Laudec, Bedu, Lambil, etc. Je sais ce qu’ils vont faire de mon scénario. Je m’amuse d’abord en l’inventant, puis en l’écrivant, puis je le leur refile ensuite. S’il y a un problème, on en parle au téléphone …

Le 27e album de Pierre Tombal sortira en avril !

Parmi tous les rédacteurs en chef de Spirou, lesquels vous ont-ils le plus marqué ?

Vous l’avez dit. Yvan Delporte ne m’aimait pas, passons… Puis, il y a eu Thierri Martens. Sans doute le meilleur. Je l’adore, et je pourrais presque écrire un livre sur lui tellement je l’apprécie. Il a laissé une trace. On l’aimait ou on le haïssait, mais il ne laissait pas indifférent. Il avait une mémoire incroyable. Encore aujourd’hui, on le regrette à la rédaction. C’est grâce à Thierri que Pierre Tombal et Pauvre Lampil ont été publiés dans Spirou. Il a accepté ce que d’autres m’ont interdit. Je peux vraiment le remercier. Il y a eu d’autres personnes qui se sont succédées après. Et puis, Thierry Tinlot est arrivé ! C’était un barjot, dans le bon sens du terme. Il faisait vivre sa rédaction. Quand il était au bureau, cela bougeait de tous les côtés. Il a laissé une grande empreinte dans le journal. Il m’a même fait raser ma moustache !

Quel sentiment éprouvez-vous à voir « Les Tuniques Bleues » ou « Cédric » sollicités par le public, comme Gaston, comme Astérix ?

Je n’ai jamais réfléchi à la notoriété de mes personnages. Ce serait effrayant de travailler pour la gloire ! Quand je commence un scénario, je me glisse dans une atmosphère, et je vis l’histoire qui prend forme tout en incarnant tel ou tel personnage. Quand j’écris un gag de Cédric, je suis Cédric, puis quelques instants après je deviens le grand-père ou même la mère, si je dois les mettre en scène.

Il en est de même avec Les Tuniques Bleues où je deviens tour à tour Blutch et Chesterfield. Je suis heureux quand une série a trouvé son public. Mais encore une fois, je n’ai pas eu que des succès. Je mets beaucoup de moi-même dans mes scénarios. Et c’est chaque fois un coup dur quand je vois une de mes séries s’arrêter. Mais bon, il faut passer à autre chose…

Je n’ai jamais pensé que Cédric allait être aussi connu. C’est magnifique quand cela arrive. Mais il faut du temps, apprendre à bien connaître ses personnages, les travailler, vivre avec eux … Et peut-être qu’au bout d’un certain temps, le public apprécie ces personnages, car les lecteurs perçoivent qu’ils sont « animés », qu’ils ont leurs « propres vies ». Bref, que ce ne sont pas que des personnages de papier. Un peu comme un acteur de cinéma qui entre dans un rôle : moi, je deviens mes personnages.

Le 25e album de Cédric est paru début mars

« Cédric » est une série “à la Boule et Bill”, où la représentation de la famille est un peu idéalisée. Le père et la mère vivent ensemble avec leur enfant, tout en s’occupant du grand-père…

Mais quand j’étais enfant, j’ai vécu tout cela ! Le grand-père ressemble beaucoup à mon père, qui détestait notamment perdre aux cartes. Dans le dernier album, je mets en scène une vieille femme qui vit dans une maison avec des dizaines de chats. J’ai connu quelqu’un qui vivait comme cela, sa maison était ceinturée par des murets de plus de deux mètres. Les chats se reproduisaient et ne pouvaient pas sortir de la propriété. J’ai connu des bouchers, des charcutiers, des ventes de billets de tombola comme je les représente dans la série. À la demande de Tony Laudec, on a fait évoluer les personnages avec leur temps. Cédric ne peut plus continuer à jouer qu’aux billes. J’ai été voir une gamine de huit ans pour comprendre comment on jouait à la WII. J’ai eu l’air malin, moi, à faire une partie de bowling sur une WII. Je dois vieillir avec les enfants.

André Geerts nous disait, sans aucune méchanceté, qu’il y avait une sensibilité différente dans Jojo par rapport à Cédric et Kid Paddle. Selon lui, Jojo était une BD qui « parlait doucement », tandis que Cédric était une BD forte de beaucoup d’éclats de voix…

Ah ! André Geerts était un poète. Ses histoires étaient gentilles et douces. Chaque auteur partage une vision de l’enfance. Regardez Titeuf, le Petit Spirou, Jojo ou Cédric… On a tous une manière différente de percevoir les enfants. Et c’est bien ainsi …

J’adorais le travail d’André Geerts. Ses histoires ne comportaient aucune méchanceté. Il ne comprenait pas pourquoi sa série, Jojo, ne décollait pas plus que cela. Peut-être précisément parce que son œuvre était trop douce, trop calme. Il méritait vraiment un meilleur accueil du public.

Extrait du T25 de "Cédric"
(c) Laudec, Cauvin & Dupuis

Il y a régulièrement les disputes dans la famille de Cédric.

Oui, mais pourquoi ce ne serait pas une famille sans anicroche ? Vivre avec un vieux, ce n’est pas marrant ! Je le dis d’autant plus volontiers qu’une partie de ma famille avait gardé le père de ma mère. Il y avait souvent des accrochages entre le vieux et les parents, ou le vieux avec l’enfant. Je me place dans la perspective d’une famille normale.

Raoul Cauvin dans une expo Cédric à Charleroi en 2009
Pour faire rêver ses lecteurs, Raoul Cauvin est un adepte de la position couchée. Il s’est débarrassé de son divan (dans lequel il s’endormait) pour une chaise longue. – Photo © Nicolas Anspach.

(par Nicolas Anspach)

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Lire la première partie de cette interview et La troisième

Lire aussi sur actuaBD, des interviews :
- « Je sers le café chez Dupuis, cela m’inspire ! ». (Août 2009)
- « L’humour est mal vu dans la bande dessinée » (Avec Tony Laudec, Avril 2008)
- « Ce n’est pas un secret, j’ai vendu 45 millions d’albums » (Septembre 2006)

Des actualités :
- La série Cédric célèbre ses 20 ans par une expo ludique à Charleroi. (Septembre 2009)
- A ta santé, Poje », l’adaptation théâtrale de la BD de Cauvin et Carpentier (Avril 2009)
- Raoul Cauvin : quatre incunables et un missel (Novembre 2008)

Des chroniques d’albums :
- Cédric T25, T24, T23, T20, T15
- Les Tuniques bleues T54, T50, T47
- Les Psy T17, T14
- Les Femmes en blanc T24, T23
- Sammy T40, T37
- Mirliton T1
- Coup de Foudre T2
- Les Paparazzis T8

Et les interview de ses dessinateurs :
- Daniel Kox : "L’Agent 212 n’a pas été créé pour durer !" (Janvier 2010)
- Lambil : "On parle bien plus d’un auteur qui vend 5.000 albums à la nouveauté que du nouvel album des Tuniques Bleues" (Novembre 2009)
- Marc Hardy : "Rigoler de tout est un fameux purgatif !" (Novembre 2008)
- Bédu : "J’ai dû travailler pour cerner les expressions des personnages" (Avril 2008)
- Bercovici : "J’écris comme il dessine" (avec Bob De Groot, Janvier 2007)

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En médaillon : Raoul Cauvin, en 2008. Photos : (c) Nicolas Anspach

 
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