« Révolution » de Florent Grouazel et Younn Locard : un monument de la BD historique

Le premier tome, Liberté, s’achevait sur les journées d’octobre 1789, qui ont vu la famille royale emmenée de Versailles à Paris sous la sauvegarde d’un peuple bien décidé à ne pas se faire confisquer sa révolution. Dans l’ombre, des nobles conspirateurs préparaient leur revanche. Ce complot nobiliaire éclate en février 1791 avec l’affaire dite des « chevaliers du poignard », vaine et quelque peu ridicule tentative d’un soulèvement général en faveur du roi. Si son échec révèle la fragilité du camp contre-révolutionnaire, l’affaire exacerbe les peurs dans une ville de Paris travaillée depuis deux ans par d’incessantes rumeurs. Ainsi commence Égalité, le deuxième tome de la trilogie de Florent Grouazel et Younn Locard.

On retrouve les héros du premier volet aux prises avec les soubresauts d’une révolution pleine de faux-semblants : Marie et Louise, les filles du peuple, Abel de Kervélégan, le noble breton patriote, le comédien-bretteur Virgile de Saint-Roch et bien sûr Jérôme Laigret, l’enfiévré folliculaire qui a – ô surprise – survécu à la noyade. Une nouvelle venue, Isabelle Gormant du Cabanel, fervente militante abolitionniste venue de Saint-Domingue, permet d’introduire la question des colonies et de l’esclavage dans le récit.

Les personnages historiques célèbres, comme Louis XVI, Robespierre, Danton, Marat, Barnave ou le chevalier de Saint-Georges sont présents, mais en arrière-plan. Ils s’effacent devant le peuple de Paris, dépeint non comme une masse informe de mécontents agitant des fourches, mais comme un agrégat d’individus campés de façon très réaliste dans leur quotidien de labeur, de loisirs, de plaisirs, de souffrances et d’engagement politique.

En effet, comme dans Liberté, Florent Grouazel et Younn Locard mettent en scène une révolution « vécue » au ras du sol par les gens ordinaires. Ceux-ci, de fait, ne voient souvent pas grand-chose ou ne perçoivent que des bribes des grands événements... Cette approche par en bas combine deux avantages. Le lecteur bénéficie d’abord d’une vision neuve de la Révolution, en rupture totale avec les scènes archétypales héritées de la peinture d’histoire du XIXe siècle. Il est ensuite invité à plonger au cœur de l’événement, en vivant l’incertitude des contemporains. Le récit n’en est que plus haletant et surtout infiniment plus humain.

Les deux auteurs ont effectué un colossal travail de documentation pour reconstituer le Paris de l’époque. On prend plaisir à découvrir des visages peu connus de la capitale au début des années 1790, loin des clichés des décors révolutionnaires de maisons à pans de bois auxquels le cinéma et la télévision nous ont habitués. Les prémices de l’industrialisation se font sentir à travers les ateliers et les machines à vapeur.

Les vues double-pages sont toujours présentes, donnant à voir de superbes perspectives sur Paris ou Bordeaux, ville dans laquelle se déroulent quelques planches dans la première moitié de l’histoire. Sans oublier une petite incursion dans la charmante, mais alors enfiévrée, bourgade jurassienne de Salins-les-Bains.

Révolution, c’est aussi une œuvre engagée qui parle d’un passé très présent : la violence du maintien de l’ordre, l’inaction politique face à l’urgence sociale, les mondes urbains qui se côtoient sans se voir, le poids des rumeurs, des rancœurs et des peurs... Autant de questions qui ne manqueront pas de faire réfléchir le lecteur d’aujourd’hui sur la permanence, quelque peu désespérante, de certaines situations.

Ce tome Égalité doit se décliner en deux volumes. Il faudra probablement attendre encore au moins deux ans avant la sortie du prochain, qui devrait mettre en scène la chute de la royauté. Nul doute que notre patience sera amplement récompensée.