Tout, dans la vie du personnage inventé par Max Baitinger, est calculé. Au millimètre et à la seconde, du lever au coucher, il répète immuablement et quotidiennement les mêmes gestes. Le simple fait de se préparer un café matinal doit par exemple suivre un processus extrêmement précis, où rien n’est laissé au hasard et qui ne doit jamais déroger. C’est le prix à payer - mais ce protagoniste anonyme n’y voit pas d’inconvénient - pour vivre sereinement.
Cela évite toute mauvaise surprise. Toute surprise tout court d’ailleurs : rien n’est censé venir perturber une mécanique si bien rodée. Les rares micro-événements sont liés à la voisine, avec qui il a pris l’habitude d’échanger de menus services. Il stocke chez lui des objets en attendant qu’elle les vende, elle s’occupe de ses plantes vertes. Il utilise son ordinateur, elle remonte son courrier. Et ainsi de suite. Rien de personnel et encore moins d’intime cependant. Il l’appelle même « Trucmuche » en son for intérieur, signifiant ainsi qu’elle pourrait être remplacée par n’importe qui d’autre.
Cette vie faite de névroses qui prennent corps dans une somme de manies et de TOCs assez impressionnante se trouve mise en question par une nouvelle inattendue. Röhner, vague et vieille connaissance du narrateur, est en ville et a besoin d’un hébergement pour un temps indéterminé. L’annonce en elle-même est dérangeante. Sa concrétisation l’est bien davantage. La voisine, qui possède la clé de l’appartement, laisse entrer Röhner, qui s’installe plus vite qu’un coucou dans un nid délaissé.
C’est un cataclysme. Non pas que Röhner, qui donne donc son nom au livre de Max Baitinger, soit particulièrement fantasque ou mal intentionné. Mais sa simple présence, ses initiatives et les interactions qu’elles entraînent provoquent plus de changements que le narrateur est en capacité d’assumer. Une seule obsession vient alors supplanter toutes les autres sans pour autant les faire disparaître : se débarrasser de l’intrus.
Le dessinateur allemand Max Baitinger nous fait entrer dans la tête de son personnage, autant par l’histoire qu’il raconte que par son graphisme. D’abord simples et très rationnels, le récit et le ton de la narration sont très froids. Puis, au fur et à mesure des perturbations engendrées par la présence et les actions de Röhner, l’ouvrage devient de moins en moins saisissable. La réalité et l’imagination du narrateur se confondent. La lecture, comme son esprit, est troublée. Du tressaillement on passe au tressautement ; presque à la folie enfin.
Le dessin retranscrit parfaitement cette évolution. Le noir et blanc très strict, les formes géométriques répétées et la scansion d’images proches d’une signalétique reflètent la vie du narrateur, où tout est cadenassé. Chaque élément extérieur à son planning mental - un son, un mouvement - donne lieu à une représentation originale. Chaque page ou presque recèle une petite invention graphique.
Röhner est l’histoire simple d’un personnage complexe qui refuse de voir ses névroses mais s’y retrouve brusquement confronté. Son auteur fait le choix, prenant le contrepied du didactisme et de la volonté d’expliquer, de faire voir le monde à travers les yeux de son personnage, quitte à en reproduire - graphiquement évidemment - les manies. Pas d’analyse, de retour sur soi, de thérapie, mais une façon originale de transcrire les sensations et les sentiments d’un être dont les frontières de la normalité et de la santé mentale sont sans cesse changeantes.
(par Frédéric HOJLO)
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Röhner - Par Max Baitinger - L’employé du Moi - traduit de l’allemand par Nelle Cernero - édition originale : Röhner, Rotopol, 2016 - 15 x 20,6 cm - 216 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - parution le 14 mai 2021 - 16 €.
Cet ouvrage a été réalisé entre 2013 et 2016 et publié pour le Millionaires Club (festival du graphisme et de la bande dessinée de Leipzig, Allemagne).
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