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Ruiz & Miralles ("Muraqqa’") : « Le harem à cette époque était un endroit privilégié pour une femme. »

Par Thierry Lemaire le 6 janvier 2012                      Lien  
Ana Miralles délaisse provisoirement sa série phare {Djinn} pour explorer les splendeurs de l'Inde avec Emilio Ruiz au scénario. {Muraqqa'} entraîne le lecteur dans les méandres d'une citadelle-harem au début du XVIIe siècle. Pas de souci : la sensualité est toujours au rendez-vous.

Un Muraqqa’ est un livre composé de miniatures d’une grande qualité graphique, que l’on rencontre dans les cultures musulmanes. La série Muraqqa’ décrit la vie de Priti, une jeune artiste que le roi moghol Jahangir appelle dans son harem, au début du XVIIe siècle.

Dans cette cité-forteresse qui abrite des milliers de femmes, Priti aura la charge de dessiner pour l’impératrice un Muraqqa’ relatant la vie des femmes dans cette prison qui est aussi un havre de paix. La jeune femme va donc arpenter les lieux pour s’imprégner de l’ambiance du harem et le lecteur avec elle.

Comment l’idée de ce thème vous est venue, dans un endroit et à une période si particuliers ?

Ana Miralles : J’étais en train de faire Djinn 4, j’étais plongée dans le monde du harem et on a visité une exposition à Barcelone qui parlait justement des harems. Et là, on a fait une découverte. On pensait que c’était quelque chose d’arabe, des pays méditerranéens. Mais en réalité, il y en a eu également en Chine et en Inde. On a découvert la peinture moghole, perse. Alors on a décidé de réfléchir sur ce sujet impressionnant, parce qu’on parle ici de harems de 5000 femmes. C’est un thème qui m’intéresse beaucoup. Djinn a abordé le sujet, mais sans le creuser.

Et pourquoi avoir choisi l’Inde et pas l’Empire ottoman ?

AM : C’est la découverte de cette peinture moghole. Et la période que nous décrivons dans l’histoire est le zénith de cette civilisation.

Ruiz & Miralles ("Muraqqa'") : « Le harem à cette époque était un endroit privilégié pour une femme. »
On va de surprise en surprise en découvrant le harem dont on a des idées préconçues. Et notamment la superficie de ce harem, qui est immense, avec des centaines de femmes.

AM : C’était une citadelle, avec des rues, des marchés. Il y avait la ville d’Agra à côté, mais c’était une ville dans la ville.

Ce qui est étonnant aussi, c’est le nombre de races différentes. Ce qui peut s’expliquer par les conquêtes.

AM : Oui, mais ces femmes n’étaient pas vraiment prisonnières. Elles pouvaient recevoir des visites, notamment de leur famille.

ER : Et certaines étaient riches.

AM : Oui, elles pouvaient faire des affaires. La mère de l’Empereur avait une flotte pour aller à la Mecque, par exemple. Et elles avaient une certaine influence également. Lors de la visite de l’ambassadeur d’Angleterre, plusieurs d’entre elles ont assisté à l’entrevue avec l’Empereur et ont donné ensuite leur avis sur le visiteur. Quand j’ai abordé le sujet dans Djinn, je pensais vraiment que c’était des femmes soumises, seulement des esclaves sexuels.

ER : En fait, elles avaient la possibilité d’organiser leur propre captivité. Elles n’étaient absolument pas passives.

Alors, peut-être que l’on a une image d’un harem moins « libéral » ?

AM : Oui, je pense que le harem ottoman était plus fermé.

ER : Les Moghols, c’est une autre facette du monde musulman, influencé par les Perses, la Chine. C’est très intéressant.

AM : Ce qui m’intéressait beaucoup également pendant cette période, c’est qu’il existait en Inde un empire musulman fasciné par la peinture. Et les artistes faisaient des portraits. Par ses influences, perses notamment, c’était un monde musulman très ouvert. Cette BD, c’est aussi une manière d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que ce monde musulman n’était pas celui que nous connaissons aujourd’hui.

Curieusement, alors que le sujet est le harem, la BD est très féministe. C’était aussi la place de la femme que vous vouliez montrer ?

ER : Tout à fait.

AM : On ne veut pas dire pour autant que c’était une vie idéale. Mais les femmes maitrisaient leur vie et étaient en sécurité. Il ne faut pas oublier que le monde de l’époque était très violent. Nous n’essayons pas de défendre le harem, mais dans le contexte de l’époque, c’était le meilleur endroit pour une femme. Dans cette prison, il y avait un espace de liberté. Bien sûr, la plupart n’avaient pas de mari puisque l’empereur ne pouvait pas toutes les satisfaire.

ER : Il y avait certainement une importante frustration sexuelle.

Alors justement, en ce qui concerne le sexe, c’est assez drôle car on voit dans la BD toutes les facettes : en solo, en duo avec une femme et en duo avec un homme.

AM : Cela rejoint la condition des femmes en prison aujourd’hui. On trouve toujours le moyen de contourner les règles. D’ailleurs, dans la peinture moghole, il y a beaucoup de femmes qui s’embrassent, de scènes saphiques. On va essayer de développer ça dans les prochains albums...

Une autre surprise dans ce harem, c’est que les femmes sont éduquées. C’est une obligation pour y rester.

AM : Pas pour les servantes, mais pour les dames, oui. Elles pratiquaient la poésie, la danse, la peinture. De véritables amazones. Mais ça va même plus loin. Ce qui nous a surpris également, c’est que lorsque l’empereur part à la guerre, le harem le suit. Et certaines femmes participent même aux combats en utilisant l’arc. Et parfois, les épouses font des voyages seules. En tant que musulmanes, elles devaient aller à la Mecque. Des documents montrent qu’à un moment, une partie du harem a voyagé vers la Mecque pendant sept ans ! (rires)

ER : J’imagine tout ce qui peut se passer pendant sept années. Des amants, une aventure ?

AM : Ce sera pour le deuxième cycle ! (rires)

Toujours au rayon des surprises, il y a le pouvoir magique des images. Dans beaucoup de cultures, on craint l’image, on a peur que la représentation humaine vole quelque chose au modèle représenté. Alors que dans cette société, l’image est positive.

ER : Il existe une image qui montre l’empereur en train de tuer ses ennemis, et c’était considéré comme un bon présage.

AM : Je pense qu’il y a un lien avec les peintures rupestres. On dessine des scènes de chasse avant la chasse elle-même, pour appeler la chance. C’est aussi une manière de montrer son pouvoir.

Et c’est vrai que c’est étonnant pour une société musulmane de représenter la figure humaine.

AM : Ils ont fait de très beaux portraits, avec beaucoup de détails. Des peintures magnifiques. Un trésor pour moi parce que j’en ai tiré les robes, les costumes, les décors. C’était un fonds documentaire merveilleux.

Ce qui donne le piquant à toute l’histoire, ce sont les enjeux de pouvoir à l’intérieur du harem. Et notamment entre les épouses de l’empereur et les serviteurs de l’impératrice.

AM : Oui, ce sont de véritables lobbies. Mais je pense que dans toutes les cours, c’est pareil. Les eunuques étaient les représentants des dames à l’extérieur, pour parler avec les hommes. Alors que le personnage d’Aqa est la représentante de l’empereur. Parfois, les intérêts sont contraires et ça clashe. Elle explique à Priti tout ce qu’il ne faut pas faire à l’intérieur du harem, en sachant bien que toutes ces règles vont être contournées. Il y a tant de jeunes femmes...

À l’intérieur même de la famille de l’empereur, il y a tout un jeu de pouvoir. L’un des fils de l’empereur est emprisonné.

AM : L’empereur vient de se marier avec une femme de 35 ans, malgré son âge avancé pour l’époque. Mais elle était très belle. Les enfants de l’empereur ne sont pas les siens. Sa famille vient s’installer et prend part au conseil. Il y a donc un affrontement entre les deux familles. C’est très intéressant et ça sera développé aussi dans les prochains albums. Le frère qui va régner après l’empereur Jahangir, c’est lui qui va construire le Taj Mahal.

En ce qui concerne le dessin, à première vue, on peut avoir un peu peur d’une lenteur excessive, parce que l’action repose surtout sur des conversations. En fait, pas du tout, on ne s’ennuie pas une seconde. Mais je me demandais si vous n’aviez pas eu envie de faire des scènes un peu plus dynamiques.

AM : C’était un peu risqué, mais on a voulu faire ici un album d’introduction, pour bien tout expliquer. Il était nécessaire de bien connaître ce monde pour pouvoir ensuite se déplacer à l’intérieur tranquillement. Alors, ce premier tome peut paraître un peu plat parce qu’il n’y a pas de crimes, de morts, de choses fortes pour attirer l’attention du lecteur. Mais on a osé.

ER : En fait, c’est la première partie d’un album entier, décomposé en quatre tomes.

AM : C’est aussi notre façon de faire. Commencer doucement et puis monter petit à petit. Mais finalement, ce premier tome se lit facilement, malgré le nombre énorme d’informations que l’on a mises dedans. Les couleurs jouent aussi un rôle important. Pour ce premier tome, il y a beaucoup de lumière, l’action se déroule pratiquement tout le temps pendant la journée. ça traduit l’entrée un peu naïve de Priti dans le harem. Sa manière de voir les choses. Elle voit la couleur, la luminosité. C’est une manière de renforcer l’idée du scénario que tout est en apparence lisse. Mais en réalité pas du tout ! (rires)

Il y a quand même une scène de nuit où Priti découvre ce qui se passe dans une certaine pièce avec un beau jeune homme. C’est un peu plus dramatisé.

AM : Oui, c’est un peu plus brutal (rires). On a essayé de dramatiser parce qu’on voulait à chaque fois se mettre à la place de Priti. Le lecteur voit par ses yeux. Elle est choquée par ce qu’elle voit. Plus parce qu’elle a été trompée que par la scène de sexe en elle-même. Elle a peur de mourir pour ça parce qu’elle a enfreint une règle. La couleur aide un peu à voir les choses comme ça.

Emilio Ruiz et Ana Miralles

Les décors aussi, on a l’impression que vous avez eu un grand plaisir à les faire.

AM : Oui, vraiment. Les palais étaient des espaces ouverts, sans porte, sans fenêtres, à l’intérieur il y avait surtout des coussins, des étoffes et la vie se déroulait au sol. C’est génial parce que je n’aime pas dessiner les tables et les chaises. (rires)

Jean Dufaux a le don pour faire des personnages qui parlent autour d’une table. Je lui dis toujours « Pourquoi ils ne sortent pas se promener pour dynamiser un peu ? » (rires)

Et la documentation pour les décors vient uniquement des miniatures ? La forteresse où se trouve le harem existe encore ?

AM : Oui, elle existe encore et on a d’ailleurs pensé aller sur place. Mais les empereurs suivants ont beaucoup modifié les lieux. Ils ont beaucoup détruits de murs et ça ne correspond plus au bâtiment à l’époque décrite dans la BD. Il y a des peintures qui représentent, dans leur style, les jardins, les pavillons. Je m’en suis beaucoup inspiré parce que, même déformés, les bâtiments sont plus fidèles que ce que l’on peut voir aujourd’hui. Agra était rouge à l’époque, à cause de la pierre utilisée pour la construire, et après, la forteresse a été recouverte de marbre. Mais les peintures sont vraiment magnifiques. J’ai essayé de m’en approcher.

ER : La couverture est d’ailleurs inspirée d’une vraie muraqqa’.

(par Thierry Lemaire)

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Glénat ✍ Emilio Ruiz ✏️ Ana Miralles
 
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