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Run : « Je ne me sens pas dessinateur dans l’âme »

Par Xavier Mouton-Dubosc Thomas Berthelon le 25 septembre 2008                      Lien  
Rencontré à la Japan Expo 2008, Run est un touche-à-tout : créateur du label 619 et co-responsable du tout récent label Araignée au sein d'Ankama, l'auteur de la bombe {Mutafukaz} est aussi un grand passionné de catch et de culture latino-américaine. Grand créatif et artiste aux plusieurs styles, il nous parle de ses références, coups de cœur, et son aversion du formatage.

Vous vous êtes fait connaître à l’origine grâce à votre court-métrage Mutafukaz sorti en 2003. Au départ, vouliez-vous en faire une BD ou un court-métrage ?

À l’origine, je voulais en faire un long-métrage, très naïvement. Je pensais même que nous allions mener le projet à cinq, en 2003, nous étions tous fous-fous. Nous étions cinq potes, nous nous sommes dit : "Tiens, faisons un court, et si cela marche bien, nous en ferons un long". Nous nous sommes donc défoncés sur ce projet à cinq pendant cinq mois. Cela a fonctionné, mais nous avions vu, déjà, que ce n’était pas si simple : à un moment, nous étions bloqués par des questions logistiques. La boîte dans laquelle je bossais n’a pas forcément cherché à développer le projet, le jugeant trop violent. Et par la force des choses, j’ai du continuer à bosser sur les commandes de cette agence multimédia, et mon projet est retombé comme un soufflet.

Justement, à propos du court-métrage, on parle d’une version en anglais, avec dans le rôle de Vinz, la voix de Nicolas Cage...

Oui, mais non, je l’ai viré, je n’en veux pas sur le plateau. Attendez, vous avez vu ce qu’il a fait au Ghost Rider ? Cela ne se fait pas, des trucs pareils ! (Rires)

Run : « Je ne me sens pas dessinateur dans l'âme »
Couverture de Mutafukaz T2
© Run/Ankama Editions

Ankama est un producteur de jeux vidéo, de dessins animés, de films d’animation. Mutafukaz est déjà décliné en animation et en BD. Le jeu vidéo est prévu pour quand ?

Alors, il faut bien se mettre une chose en tête, c’est que Tot, le boss d’Ankama, est fou. Ce gars fait tout, tout de suite. Il y a Wakfu, Dofus, Ankama Editions, Ankama Animation, Ankama Games... Et si j’écoutais Tot, nous aurions déjà lancé le jeu vidéo. Mais je me disperse beaucoup et, contrairement à lui, je supporte très mal la pression. Je ne pourrais pas à la fois bosser sur ma BD, sur Ankama Editions, sur un projet de jeu vidéo, et de long-métrage encore moins. C’est envisagé, mais pas maintenant. J’ai vraiment besoin de créer mes tomes, me concentrer là-dessus, puis éventuellement de partir sur autre chose, mais il ne faut pas que je me disperse.

Parlons de la variété graphique de Mutafukaz. Passez-vous plus de temps sur certains styles graphiques par plaisir ? Sur d’autres, vous dites-vous que ce serait intéressant de les explorer, bien que leur rendu vous prendrait trop de temps ?

Pour moi, en général, dessiner une BD est pénible. J’adore créer des univers, des personnages, mais alors, le dessin en lui-même, je m’y mets dans la douleur. Donc, quel que soit le style que j’adopte, c’est difficile. Je choisis donc un style en fonction de la narration, de mon envie du moment, mais en aucun cas pour des questions de facilité. Je ne me sens pas dessinateur dans l’âme, en fait.

Run au stand Ankama, à la Japan Expo 2008.
© Photo : Thomas Berthelon

Nous sommes actuellement à la Japan Expo. D’après ce que vous dites, il serait hors de question de créer un album 100% manga, un style dans lequel vous étiez pourtant très à l’aise dans le T2 de Mutafukaz.

Oui, c’était surtout pour le délire et le clin d’œil. Mais un album entièrement en manga reste envisagé, car j’éprouve beaucoup plus de plaisir à bosser en noir et blanc. J’avais eu un peu plus de mal sur le tome 1, car c’était les débuts, et je maîtrisais moins les contraintes liées à l’impression, et la maladresse du débutant avait rendu la partie en noir et blanc plus compliquée à produire. C’est vrai que c’est une idée intéressante de créer une mini-série Mutafukaz au format manga.

Dans Mutafukaz, le pouvoir en place est représenté par la télévision, dans lequel l’ancien président Nixon apparaît. Miller et Scienkiewicz l’avaient déjà utilisé sur Elektra [1], sauf qu’eux avaient choisi JFK. Pourquoi avoir choisi Nixon, le méchant idéal ? Par facilité ?

Ce n’est pas vraiment Nixon, même s’il y a beaucoup de lui dans ce personnage. Mais je réponds quand même oui. En plus, graphiquement, Nixon est quand même particulier. Après, je n’ai pas forcément d’antipathie ni le contraire, contre ce gars-là. Pour dire la vérité, j’ai pris plein de présidents américains, et je les ai mélangés. Effectivement, le côté Nixon ressort peut-être un peu plus.

C’est parce que c’est celui qui fout le plus les jetons dans ses discours, ou parce que même Oliver Stone n’est pas parvenu à ne pas le rendre antipathique ?

Je n’en sais rien en fait (rires).

Vous avez délégué la création du logo taggé Mutafukaz, également la séquence du rêve d’Angelino dans le tome 1. Il est question aussi d’une collaboration pour le tome 0. Est-ce ce genre de collaborations qui vous intéresse pour vos futurs albums ?

Ah oui, et si je pouvais déléguer l’album complet, je le ferais volontiers, enfin, pas au niveau du scénario. Et même si cela peut paraître nombriliste, notamment dans les bonus, où on peut penser que je me la pète aux États-Unis, j’aime rentrer dans un personnage qui me fait plaisir. Toutefois, ce qui m’intéresse, c’est l’échange avec d’autres gens, proches ou graphistes que je connais, et j’aimerais autant que possible échanger avec des gens qui partagent la même vision que moi. D’où les bonus, d’où le tag Mutafukaz, créé à l’arrache (à ma demande) par un pote grapheur. Ce logo, je l’aurais créé moi-même, je n’en aurais jamais été content. Là, un pote le crée à l’arrache pour moi, je lui dis "Nickel, c’est super, c’est ce qu’il me faut". Je l’accepte volontiers, si le logo avait été de moi, il aurait changé à chaque tome. Donc, j’ai envie de partager, et je suis également assez psycho-rigide sur mon propre travail, je ne suis pas forcément très à l’aise tout seul.

On retrouve certains éléments culturels, comme le côté hyspanique. Alors ¿ Porqué, en tu libro, tenemos un poco de Japón ? [2]

Debaser T1
© Raf/Ankama Editions

Il y a un petit clin d’œil à tous les auteurs français qui veulent à tout prix faire du manga, et la manière dont ils veulent en faire, est absurde. Ces gars veulent refaire ce qu’ils ont aimé, au lieu d’essayer de réinventer, créer quelque chose de personnel. Non, ils vont aller te claquer des trucs qui ont été vu mille fois, créés par des maîtres, dont c’est le boulot depuis des années. Ils ont vingt ans, et veulent refaire du Dragon Ball. J’en parle parce qu’à Ankama, nous recevons beaucoup de projets comme ceux-là. En tant que directeur artistique, j’en vois passer, et j’en ai parfois un peu ras-le-bol. Disons que, pour parler de Debaser, édité sur le label 619, effectivement, l’influence manga est prononcée, mais putain, c’est autre chose. Raf a digéré ses influences, et c’est super important, puis elle en a sorti quelque chose de personnel. Ces pages de Mutafukaz en manga sont un petit pied de nez par rapport à cela, et franchement, j’aime beaucoup aussi le manga, j’avais aussi envie de changer de code narratif... Pour dire la vérité, j’avais envie, quoi (rires)

Justement, pour être publié dans le label 619, il faut placer des références au catch, intégrer de la baston et des flingues ?

Il n’y a aucune obligation, c’est juste une histoire de feeling. Le point commun entre les trois albums labellisés 619, c’est leur volonté de créer quelque chose de différent, en tout cas par rapport au paysage franco-belge. ... Ce micro si prêt, il fait peur quand même !! (rires)

C’est une arme ! Le quatrième pouvoir !

On dirait un œil !! Regarde, au bout ! C’est perturbant, on dirait qu’un œil regarde ma bouche ! (rires) Ce n’est pas une webcam ? Vous n’allez pas publier d’images de ma bouche qui parle ??... Hum, donc...Le label 619 possède aussi un esprit très série B orienté street, contemporain. Je n’ai rien contre l’heroic fantasy, mais ce n’est pas forcément ma tasse de thé. Et également un côté rentre-dedans mais décalé, entre l’underground et le grand public. En fait, c’est surtout un état d’esprit, une histoire de feeling par rapport aux projets.

Le label Araignée a été lancé le 18 septembre.

Dans Mutafukaz, il y a cette idée de culture, de gang, de hip hop. Mais également le côté polar. Il y a actuellement, dans les séries américaines, une tendance au polar proche du réel. Quelle est votre série préférée ? L.A. Homicide ? The Shield ? Dragnet ?

J’aime beaucoup The Shield et Les Sopranos. J’aime aussi Desperate housewives, mais c’est très loin de Mutafukaz (rires). La quatrième dimension aussi, pour le côté old school. Mais l’influence principale de Mutafukaz reste Los Angeles elle-même.

Los Angeles sans drogue, ce serait comment ?

Ce ne serait plus Los Angeles, déjà. On a du mal à imaginer. (rires) Mais c’est quoi cette question ? (rires)

Pouvez-vous nous parler du label Araignée ?

Ma vie de zombie (label Araignée)
Par Raphaël B (dessin) et Sebastien Viozat (scénario)

Quand je suis arrivé chez Ankama, il n’y avait pas Ankama Editions, mais la volonté était là, Tot venait juste de terminer le scénario du tome 1 de Dofus, l’art book de Dofus venait de se terminer aussi. Il n’y avait encore aucune structure logistique, pas de chef de fabrication, commerciaux, imprimerie, c’était le néant complet. Quand je suis arrivé, Tot et moi sommes allés voir différentes imprimeries. J’ai donc eu les mains dans le cambouis d’entrée. Je suis passé de gars qui cherche un éditeur à éditeur direct, quasiment. Tot et moi étions deux aveugles qui nous tenions la main, sans savoir où nous allions. Nous avons développé une complicité, une confiance. Ankama m’a tendu la main au moment j’en avais besoin, et maintenant que je suis dans la place, je vais tendre la main à des gens dans le même état d’esprit que moi quand je galérais. Les choses se sont faites super naturellement. Le fait d’avoir les mains là-dedans m’a donné envie de continuer. Tot,, lui, est tous azimuts, avec les jeux vidéo, le dessin animé et compagnie. Il me laisse les coudées franches, tout en me validant certains projets. C’est un gros esprit familial, cela fait toujours con de dire cela, mais c’est vrai. Pour revenir au label Araignée, il n’y avait pas de ligne éditoriale claire, car Tot réagit au coup de cœur. Par exemple, il a vu Maliki, qui voulait sortir son album chez un éditeur pas très recommandable...(rires) ... qui le faisait poireauter, tu vois, c’est horrible de faire cela, signer un projet, et finalement, dire, "ben non, on ne le sort pas". Bref. Souillon était un peu peiné d’arriver chez Ankama pour bosser sur des trucs qui n’avaient rien à voir avec de la BD, et finalement, Tot l’a édité. Il y a eu aussi Dofus. Il n’y a pas vraiment de fil conducteur entre Mutafukaz, Maliki, et Dofus. Donc, moi, le premier truc que j’ai voulu faire, quand Tot m’a lâché les rennes de l’édition, c’est mettre en place des labels, pour marquer l’état d’esprit des projets. Je voulais aussi éviter le côté formaté des collections...

Retranchés (Label Araignée)
Par Cafard.

Qui décide des hauteurs des étagères de nos bibliothèques...

Voilà, c’est ça (rires). Et je me souviens encore des courriers types des éditeurs à qui j’envoyais mon projet : "Désolé, cela ne correspond pas à notre ligne éditoriale". Maintenant que je suis dans la place, je vais éviter toutes ces conneries. Dès qu’il y a un projet intéressant, nous n’allons pas créer un label pour lui, mais nous allons tenter de regrouper les projets, créer des univers. Et le label Araignée désigne une de ces familles au sein d’Ankama Editions. C’est un label qui va renouer avec l’esprit franco-belge, et ce qu’on appelle "bande dessinée d’auteur". Je trouve d’ailleurs ce terme un peu pompeux car nous sommes tous auteurs... Il y aura aussi une immersion du fantastique. Et ce que je trouvais intéressant chez l’araignée, c’est que c’est une bestiole qui fait peur à tout le monde, mais qui au final est super fragile dans un coin de ta baraque. C’est un concept qui colle bien à ce type de BD.

(par Xavier Mouton-Dubosc)

(par Thomas Berthelon)

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Lire aussi notre article sur le label 619

Cette interview a été diffusée dans l’émission radio Supplément week-end du samedi 13 septembre 2008

Photo en médaillon : Run. © Chantal Sok.

[1Elektra l’intégrale, par Frank Miller et Bill Scienkiewicz, édité chez Delcourt.

[2Pourquoi, dans ton livre, avons-nous un peu de Japon ?

 
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