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S. Saint-Marc et Deloupy : "Une tentative de présenter la sexualité, en estompant inconsciemment les différences entre le désir féminin et masculin"

Par Tristan MARTINE le 26 septembre 2018                      Lien  
Sandrine Saint-Marc et Deloupy réinvestissent le genre de la bande dessinée érotique, avec un récit croisé à quatre mains : celui d'un adultère, décrit de manière réaliste, et de ses conséquences. Pour nous expliquer la genèse de cet album puissant, sensible, sensuel et très juste, nous avons rencontré ses auteurs.

Pouvez-vous vous présenter, résumer votre parcours et expliquer comment vous avez été amenés à travailler ensemble  ?

Deloupy : Pour la peau est un « vieux » projet, dans lequel je souhaitais dès le départ une alternance de points de vue féminin/masculin. J’avais l’envie de proposer à une dessinatrice de traiter la partie de l’histoire qui raconte Mathilde... J’ai fait quelques essais et puis, le résultat, trop heurté entre les styles ne me plaisait pas ! Un ami commun m’a alors proposé de travailler la partie écriture avec Sandrine, que la thématique de l’érotisme intéressait.

S. Saint-Marc et Deloupy : "Une tentative de présenter la sexualité, en estompant inconsciemment les différences entre le désir féminin et masculin"
Deloupy

Saint-Marc : J’ai toujours été familière aux images, mon père était un restaurateur de tableaux et un encadreur, je passais beaucoup de temps dans son atelier, il m’a transmis ce goût pour la peinture et le dessin. J’ai beaucoup étudié l’histoire de l’art, mais ma vie professionnelle a pris un tout autre chemin. J’ai côtoyé un temps dans ma ville natale les membres des Requins Marteaux, toute une faune de dessinateurs et de passionnés de BD, donc, je comprenais bien cet univers dans lequel je retrouvais la créativité et l’audace disparues ou biaisées, selon moi, au sein de la peinture contemporaine. J’ai toujours aimé les livres et écrire, lorsqu’un ami m’a montré le travail de Serge, j’ai eu un véritable coup de cœur pour son travail, vivant et audacieux, et j’ai accepté avec enthousiasme sa proposition de projet. Parler de l’érotisme ne m’effrayait pas, ni aucune autre thématique d’ailleurs. Tout ceci est arrivé à un moment de ma vie où j’avais la nécessité de créer quelque chose, d’ouvrir une fenêtre, et travailler auprès d’un dessinateur expérimenté me rassurait et m’encourageait.

Sandrine Saint-Marc

Comment avez-vous réparti le travail de création entre vous deux ?

Deloupy : J’avais quelques planches dessinées et une architecture de récit, des éléments parfois précis par lesquels je voulais faire passer les personnages. Mais j’ai tout de suite indiqué à Sandrine qu’il fallait qu’elle s’empare du récit, qu’elle apporte son point de vue féminin... je ne voulais rien bloquer au départ... Nous avons travaillé sous forme de ping-pong, j’envoyai un chapitre dessiné, auquel Sandrine répondait par un chapitre sous forme de dialogue, que j’ai dessiné, parfois précisément, parfois en incluant des éléments non prévu... et que je renvoyais à Sandrine, et ainsi de suite...

Saint-Marc : Serge au départ m’a envoyé une scène qu’il avait commencée à dessiner depuis longtemps en me disant : "à toi !" J’ai de façon très spontanée écrit ce que je ressentais, ce qui m’apparaissait vis-à-vis des deux personnages et mon premier retour a plu et a suggéré à Serge d’autres idées, etc... La mécanique narrative a démarré très naturellement entre son dessin et mes mots, et ceci à notre grande joie, car cela aurait pu ne pas fonctionner, or nous avons senti une stimulation réciproque qui je crois est le principal moteur de toute collaboration réussie.

Pourquoi travailler avec une scénariste pour écrire les planches donnant le point de vue de Mathilde ? Est-il impossible à un homme de décrire les sentiments et la sexualité féminines ?

Deloupy : Ce qui m’intéressait dans ce récit, et dans ce type de construction scénaristique à deux, ce ne sont pas tant les limites de mon imagination, que j’aurais pu compenser par des lectures (Anaïs Nin... par exemple !) ou des interviews... mais que le point de vue féminin, sur un récit somme toute classique, un adultère, fasse dévier l’histoire, que Sandrine puisse y inclure des éléments, des choses personnelles ou inventées. Je ne veux pas répondre à sa place, mais je crois qu’elle a apporté aux personnages beaucoup de profondeur, de réalisme et de sensualité...

Saint-Marc : Peut-on décrire de l’intérieur les sensations de l’autre, c’est en partie sûrement impossible, mais nous étions d’accord Serge et moi sur l’envie de montrer que beaucoup sont communes à l’homme et à la femme, au-delà de la différence corporelle, et c’était comme une tentative de présenter la sexualité, en estompant inconsciemment les différences entre le désir féminin et masculin. J’ai écrit d’après mon expérience féminine et mon rapport aux hommes, Serge a dessiné ce qu’il avait perçu de son côté de la sensibilité féminine. Tenter de restituer cela était primordial pour densifier l’histoire et demeurer au plus près de la vérité des personnages.

Vous avez adopté deux styles graphiques différents pour dessiner les deux récits vus par les deux personnages. Quels outils différents avez-vous utilisé pour cela ?

Deloupy : J’ai travaillé avec un pinceau, classique pour les scènes de Mathilde, et pour Gabriel, au stylo bille quatre couleurs, en rehaussant l’ensemble par des aplats informatiques. Je tenais à ce que les deux styles cohabitent bien, et soient très différents. Ce qui doit être le cas, puisque plusieurs personnes pensent que Sandrine a dessiné une partie, et moi l’autre...

Saint-Marc : Deloupy maîtrise de multiples techniques, il n’avait pas de problème pour s’approprier les deux graphismes. La question qui s’est surtout posée est celle de choisir quel graphisme pour quel personnage. Deloupy avait d’abord pensé au graphisme au stylo pour Mathilde, puis, après réflexion, nous avons inversé, ce qui peut être discutable : le stylo nous semblant plus approprié pour le personnage masculin, plus réaliste, direct, nerveux, se rapprochant de Gabriel que nous imaginions comme un comptable, un administratif un peu conventionnel et submergé de boulot, soudain dépassé par ses pulsions. Or, au final, les deux graphismes pourraient être interchangés, chaque personnage possédant assez de caractéristique pour se fondre dans les deux.

Comment qualifieriez-vous cet album : érotique ? pornographique ? Pourquoi avoir voulu représenter de manière explicite les scènes de sexe ? Souhaitez-vous susciter une excitation chez votre lecteur ?

Deloupy : Il y avait l’idée sans doute de raconter un fantasme classique, l’adultère, dénué de toutes conséquences, et où le corps, l’érotisme, le plaisir soient omniprésents... d’où une forme de frontalité, empruntant à la pornographie, et à l’érotisme... Ceci dit, la représentation reste très soft, Mathilde et Gabriel ont une sexualité relativement classique. Il me semblait indispensable de représenter les scènes de sexe comme d’autres scènes, elles faisaient partie, en tout cas dans la première partie du livre, de la vie des deux personnages, et en étaient même la seule constituante : ils ne se parlent presque pas, n’échangent sur rien, et ne communiquent qu’avec leurs corps... L’album sans ces scènes n’aurait pas été le même, peut-être plus « eau de rose »...

Saint-Marc : Érotique. Malgré l’explicite des scènes..."L’explicite" est toujours associé à la pornographie. Nous avions le souhait de casser cette codification. Ce qui est pornographique, c’est d’imposer une vision de la sexualité sans visée artistique, sans filtre. Dans Pour la peau, on a choisi d’un commun accord de montrer frontalement le sexe, mais en suggérant les sentiments, avoir un ton implicite pour accentuer le contraste et créer dans ce contraste, je l’espère, de la sensualité. La suggestion est érotique et le sens donné à l’acte aussi. Nous ne voulions pas réduire la sexualité des personnages à la seule confrontation des corps. Pour la peau est avant tout un roman d’émancipation.

Votre éditeur n’a-t-il pas craint qu’un blister soit imposé à l’album, ce qui aurait fortement réduit sa visibilité ?

Deloupy : Si, bien sûr, et ça a été une discussion dès le départ, mais, autant chez Delcourt, qu’avec Yannick Lejeune (l’éditeur avec lequel nous avons travaillé) , il y avait la volonté de faire de cet album un album comme un autre, de ne pas le différencier, qu’il se rapproche formellement de la collection Mirage, d’où l’absence de stickers ou de blister. C’est aux libraires de faire en sorte que ce livre tombe entre les mains d’adultes, puisque c’est un livre pour adultes, et de ne pas l’envoyer au purgatoire tout de suite...On a aussi fait en sorte de travailler la couverture en montrant une scène de sexe, sans pour autant tomber sous les fourches caudines de la censure qui interdit une représentation trop explicite d’une scène de sexe sur une couverture d’album.

Êtes-vous des lecteurs de bande dessinée érotique ou pornographique ? Si oui, êtes-vous frustrés des représentations stéréotypées que l’on y trouve ou constatez-vous au contraire une évolution de ce genre ?

Deloupy : Il y a plusieurs époques et plusieurs genres dans la bande dessinée érotique. La démarche d’un Pichard, d’un Varenne d’un Crepax ou d’un Manara dans les années 70-80, n’était pas celle des dessinateurs d’aujourd’hui... De mélanger humour et sexe, comme le font les Requins Marteaux avec la collection BDCUL, avec beaucoup de réussite parfois (Les escalopes de Sébastien Lumineau, La Comtesse d’Aude Picault, ou Les melons de la colère, de Vivès)... ou d’être dans une bande dessinée purement masturbatoire comme le font Tabou, Dynamite... Mais, comme vous le soulignez, il y a une vraie évolution du genre, et surtout l’envie des auteurs, ou autrices de mélanger sexe et histoire, comme dans la vie, et de faire des albums ou le sexe est au cœur du récit : Esmera de Zep et Vince, Une sœur de Bastien Vives... Et aussi toute l’œuvre de Fréderic Boilet, qui a été je pense un précurseur sur ce modèle, c’est à cette démarche que je me suis référée sans doute. Je pense que c’est un genre que l’on ne doit pas abandonner à la pornographie, j’entends par là, une représentation frontale sans nuance ou la femme est le plus souvent objet de plaisir, soumise aux plaisir masculin... J’espère que nous avons évité cet écueil et que l’on a fait de Mathilde, une femme forte, bien dans son corps et dans ses choix !

Saint-Marc : J’ai lu pratiquement les mêmes BD érotiques que Serge, c’est à dire beaucoup de choses totalement différentes, je ne rejette rien dans cette production : ce qui me déplaît par contre, c’est lorsque on utilise la représentation de la sexualité comme une injonction, une tendance, qu’on la réduise dans l’outrance sans explications.

Sans tomber dans le stéréotype, les corps de vos deux personnages ressemblent aux normes générales. Avez-vous hésité à la manière de les représenter, comme peut le faire par exemple Cy dans Le vrai sexe de la vraie vie, en proposant des corps très différents ?

Deloupy : Nous avons partagé une table ronde, lors du festival BD de Lyon, avec Cy et Quentin Zuttion autour de la question de l’érotisme et la bande dessinée et bien sûr de sa représentation : J’aime beaucoup le travail de Cy, dans Le vrai sexe dans la vraie vie mais je crois que sa démarche est radicalement différente, et qu’elle veut montrer la multitude des sexualités, qu’il y a une forme pédagogique et de dédramatisation du sexe, ou de certaines problématiques liées au sexe...Qu’elle réussit très bien d’ailleurs ! Montrer des corps vieux, comme dans l’album L’obsolescence programmée de nos sentiments de Zidrou et De Jongh aurait fait de cet album, une autre histoire...Certes Mathilde et Gabriel sont jeunes, beaux, minces, c’est ainsi, disons que c’était plus agréable à dessiner.

Saint-Marc : Pourquoi des personnages beaux ? Déjà parce qu’ils n’ont que trente ans, ils sont jeunes et qu’à cet âge-là, c’est tout de même rare les gens difformes ou abîmés ! Ensuite, leur donner un physique plutôt neutre ne me déplaisait pas, car j’imaginais que les lecteurs pourraient justement s’identifier à eux plus facilement. Ensuite, comme l’explique Serge, nous aurions pu opter pour des physionomies plus typées, cela n’aurait pas empêché l’histoire de Pour la peau, évidement, mais je crois tout simplement que nous avions envie de rendre Mathilde et Gabriel séduisants. Ce n’est pas une tare d’être bien avec et dans son corps, c’est une chance ou un travail.

Dans votre récit, les pensées des personnages sont comme anesthésiées par leur plaisir corporel : ils n’arrivent plus à se concentrer dans leur vie de couple, au travail, comme drogués par le plaisir que leur procure cet adultère. Est-ce un album sur la perte de la pensée face à la puissance du corps ?

Deloupy : C’est sans doute là, le nœud du problème, si puis m’exprimer ainsi… ! Le titre « Pour la peau » est emprunté à une chanson de Dominique A, et qui décrit très bien cet état d’urgence, cette absence de raisonnement « Ton sang chauffé d’un coup / Tu le sens cavaler / Te porter n’importe où / Te faire faire un peu tout, sans frein ». Ça a donc bien à voir avec cela, bien plus qu’avec la raison et la prise de conscience, même si faire un album complet de rencontres adultères aurait été sans doute un peu facile, et surtout répétitif... Sandrine et moi nous nous sommes intéressé à l’après, à la suite, quand les choses s’enracinent, se cristallisent, là, ou pour une histoire, ça devient intéressant.

Saint-Marc : J’avais envie de parler du désir et de l’amour. Pour moi (mais c’est personnel), le désir passe par le corps. Nous voulions évoquer la pulsion érotique, c’est le sujet de Pour la peau. Mais pas en faire une attraction désastre. Pour la peau c’est de l’énergie positive, vitale, c’est tenter de parler de cette puissance de vie qui parfois, traverse les êtres et qui les porte, les emporte, les fait avancer. Ça aurait pu mal finir, se retourner contre eux, les détruire, les perdre. Or, je tenais à la force psychique des personnages, relativement équilibrés du début à la fin-ouverture de cette histoire, raisonnables et irrésolus. A notre époque, le "sexe épanoui" tout comme l’amour semble presque marginal, c’est finalement ça le véritable tabou, une quête impossible recherchée ou abandonnée parfois.

La question du corps (notamment féminin), que l’on cache dans Love Story à l’iranienne, que l’on torture dans Algériennes, ou de son plaisir dans cet album, est l’un des fils conducteurs de votre œuvre, Deloupy. Pensez-vous continuer à travailler sur des variations autour de cette thématique ?

Deloupy : C’est vous qui me révélez ça, c’est fortuit ! Les projets se sont succédé sans ligne conductrice. Mais c’est assez juste, et la question de la représentation s’est posée pour moi de la même manière dans Algériennes qui traite de la guerre d’Algérie et dans Pour la peau, qui montre des scènes de sexe explicites. Je m’explique, autant, il me répugnait de montrer trop frontalement la torture, et j’ai donc du trouver des subterfuges graphiques, sans pour autant édulcorer les faits, sinon j’aurais eu l’impression d’une falsification de l’Histoire (on rejoint là le questionnement actuel, autour de la torture en Algérie). Autant, là, ne pas montrer la sexualité, cacher les corps sous les draps, ou faire des effets d’ellipse me paraissaient être à coté de mon sujet. De plus, en tant que dessinateur, la représentation du corps et du sexe reste un passage obligé, difficile, exigeant, et j’avais bien envie de m’y confronter.

Dans ces trois albums, vous proposez une approche chorale, ou en tout cas duale, dans cet album. Cette multiplication des paroles, avec plusieurs femmes algériennes, plusieurs couples iraniens, mis en avant, ou ici les pensées des deux protagonistes décrites, est-elle la meilleure façon de produire un récit nuancé et complexe ?

Deloupy : Je le crois oui ! C’était bien l’idée de départ des trois projets, révéler les choses compliquées et restituer la complexité des situations. Donner de l’Iran une vision sans nuance d’un régime autoritaire et ultra religieux, c’est comme enfoncer des portes ouvertes, c’est de la géopolitique de comptoir. La situation sur place, relatée par Jane Deuxard (scénaristes sur l’album Love story à l’Iranienne) m’a parue séduisante parce que multiple, il y avait une trentaine d’interviews, de personnes très différentes, qui ne se rencontrent pas dans la vraie vie, qui s’opposent même... C’est ce coté choral de l’album qui a séduit les lecteurs et aussi la démarche de Jane Deuxard, clandestine et dangereuse, une vraie démarche de journalistes. Pour Algériennes, c’est plutôt le fait de prendre le contre-pied du discours connu, en parlant, au nom des femmes de cette guerre... les femmes, là aussi dans des récits, des camps différents, antagonistes... d’où une version moins consensuelle de l’histoire....

Avez-vous d’autres projets en commun, ou séparément ?

Deloupy : J’ai quatre projets « sous le coude », que je souhaite mener de front, deux polars, un tome de la série L’introuvable avec Alep chez Jarjille… et un nouveau projet avec Jane Deuxard ! J’aimerais aussi beaucoup retravailler avec Sandrine, en lui laissant le soin de m’apporter un sujet... sur lequel je n’interviendrais que comme dessinateur.

Saint-Marc : Oui, j’ai deux autres projets, un sur lequel je réfléchis depuis déjà longtemps, entre polar et parcours initiatique, et le second qui sera en rapport avec l’Art. L’érotisme sera toujours présent dans mon écriture et la question de l’identité également. Retravailler avec Serge, écrire à nouveau pour lui, j’en ai très envie, nous n’avons pas terminé notre collaboration, c’est pour moi une évidence.

(par Tristan MARTINE)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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