En 1988, les troupes sud-africaines esssuyèrent une cuisante défaite à Cuito Canavale face aux armées cubaines et angolaises. Ce fut le coup d’arrêt final de l’Apartheid. Les images pleines d’espoir et d’euphorie que l’on peut voir de cette époque sont historiques : la victoire électorale de Nelson Mandela, les grands gestes de la réconciliation nationale et l’accès des premiers Sud-Africains noirs aux postes politiques d’une nation où ils étaient des citoyens de seconde zone depuis des décennies.
Sangoma : les dammés de Cape Town nous plonge dans une actualité sombre, très loin des rêves de Mandela. L’égalité de droits est certes une réalité constitutionnelle, mais inappliquée. Le quotidien des habitants de Cape Town est marqué par les disparités économiques, la corruption, le racisme et la haine refoulée. L’atmosphère est tendue et la moindre étincelle peut faire sauter le fragile édifice de la paix.
Une intrigue troublante
Un jour, un bébé est découvert mort dans un champ. Il porte les indices d’une mutilation rituelle. Peu de temps après, le corps d’un travailleur des vignes voisines est retrouvé avec des marques de griffes sur son corps. Le lieutenant Shane Sheppherd est dépêché pour résoudre ce qui semble, à priori, être un simple fait divers. Mais l’affaire tourne très vite au thriller politique, révélant le passé obscur des propriétaires blancs du vignoble, et le rôle des principaux partis politiques de la province dont les relations tiennent par un équilibre précaire.
Sangoma nous offre à travers cette histoire une synthèse bien dosée propre au contexte sud-africain : la colonisation boer, la culture de gangsters de townships (nous rappelant au passage certaines de meilleures scènes de Rio) de Cape Town ou la présence des sangomas, sorte de sorciers pouvant faire appel à des rites sanglants pour tenter de soigner des maladies incurables telles que le SIDA…
Un polar classique aux habits singuliers
Dans ce nouvel album, Corentin Rouge fait la démonstration de la maîtrise de son graphisme précis, classique, en digne fils de son père lui aussi dessinateur, qui confère leur brio aux scènes d’action et aux échanges entre les personnages. Pour sa part, Caryl Férey, autrice de polar reconnue, fait un appel de notes aux films néo-noirs des années 1980, aux personnages denses et dont le passé refait surface à l’instant précis où il faut nous laisser comprendre qu’ils ont plus à dire de ce qu’ils nous laissent voir.
Ces destins finement entrecroisés révèlent leurs complexités personnelles (vendettas, tensions sexuelles, etc,) rendent tout échappatoire (s’enfuir : une pulsion qui soutient toute la trame) impossible dans un monde étouffant où le passé continue à coloniser le présent.
Pour parvenir a créer cet univers riche et complexe, les auteurs ont mené plusieurs enquêtes sur le terrain afin de reconstituer l’ambiance dans les moindres détailss : réseaux mafieux, flics véreux et personnages vivant dans une double morale, tel ce leader d’un certain parti afrikaner, nostalgique de l’apartheid, mais entretenant une liaison secrète avec une jeune fille noire, ou encore cette milice d’hommes noirs terrorisant de petits fermiers boers à la solde de riches propriétaires blancs... Univers dans lequel nous suivons le lieutenant Sheppherd.
Le lecteur discerne très vite les tensions subjacentes entre les personnages (maladies incurables, violence raciale, crimes commis durant l’apartheid, etc.) et suit leurs efforts tenter de dompter leurs mondes intérieurs, même si la plupart choisissent la violence et perpétuent ainsi le cycle de souffrances qui les enferme.
Saluons cette première collaboration qui en appelle d’autres.
(par Jorge SANCHEZ)
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
"Sangoma : les Damnés de Cape Town". Scénario : Caryl Férey. Dessin et couleurs : Corentin Rouge. Éditions Glénat, 150 pages à couleurs, 25 Euros.
À lire aussi sur ActuaBD :
La chronique de "Maori" : Un polar à la sauce kiwi" par Thomas Berthelon
Participez à la discussion