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Sarah Glidden : "Aux États-Unis, il y a peu de voix modérées quand on parle d’Israël"

Par Thierry Lemaire le 7 juin 2011                      Lien  
Avec {Comment comprendre Israël en 60 jours (ou moins)}, Sarah Glidden donne son ressenti sur la complexe question israélienne après un séjour sur le terrain. Un témoignage nuancé qui contraste avec les commentaires tranchés, largement majoritaires aux États-Unis.

Dans la liste des meilleurs Graphic Novel 2010 pour Publishers Weekly et nominé pour le prix du meilleur Graphic Novel pour adolescents par l’American Library Association, Comment comprendre Israël en 60 jours (ou moins) a déjà fait le buzz aux États-Unis.

Américaine de confession juive, Sarah Glidden décide de participer au programme Taglit (financé par des Juifs de chaque pays), un voyage organisé pour que les jeunes Juifs du monde entier puissent découvrir Israël. Très critique vis à vis de la politique israélienne sur la question palestinienne, elle veut confronter son point de vue avec la réalité du pays (du moins celle que lui montreront les organisateurs du séjour).

Sous la forme du carnet de voyage, Sarah Glidden raconte ce périple avec pour fil rouge sa tentative d’y voir plus clair sur la situation. Avec modestie, elle apporte sa pierre à l’édifice de compréhension ce qui est d’autant plus intéressant qu’elle aborde ici la version israélienne de l’histoire, sans tabou.

Sarah Glidden : "Aux États-Unis, il y a peu de voix modérées quand on parle d'Israël"
Pourquoi avoir choisi un récit autobiographique ?

J’ai commencé à dessiner de la bande dessinée six mois avant de partir pour ce voyage et j’étais inspirée par des histoires basées sur la vie de leur auteur comme celles de Marjane Satrapi, Art Spiegelman, Joe Sacco. J’ai démarré un comics en reprenant l’idée de James Kochalka, c’est-à-dire dessiner un strip chaque jour sur ce qui se passe dans sa vie. Je trouvais que c’était une bonne manière de pratiquer et d’expérimenter. J’ai donc naturellement choisi un thème autobiographique pour mon premier projet d’envergure et ce voyage était un pont entre quelque chose d’autobiographique et en même temps éloigné de ma vie quotidienne.

Et donc vous aviez l’idée d’en faire un roman graphique avant de partir.

En fait, c’est parti d’une querelle avec ma mère sur la situation en Israël. Et elle m’a dit « pourquoi tu n’irais pas voir de tes propres yeux la situation là bas ? » Et je me suis dit que ce serait super d’en faire un livre. Donc, oui j’avais cette idée avant de partir. D’ailleurs, pendant l’entrevue préparatoire avec l’organisation Israel Birthright, je ne leur ai pas caché que je voulais faire une BD à partir de ce voyage. Et ils ont trouvé que c’était sympa. Et tout le groupe avec lequel je voyageais savait ce que j’étais en train de faire. Mais je pense que personne n’imaginait que ce serait publié. Moi non plus. J’étais publiée dans des fanzines, mais je n’imaginais pas en faire un livre, qui serait en plus traduit. D’ailleurs, à un moment, j’ai demandé aux gens s’ils voulaient que je change leur nom, et personne n’a levé la main.

Et aujourd’hui, c’est sûr que ce n’est plus tout à fait pareil.

J’ai changé quelques noms. Les personnes qui sont présentées de manière négative.

Sarah, choquée par le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie
(c) Glidden/Steinkis

Quel est votre souvenir majeur de ce séjour ?

C’est difficile aujourd’hui de faire le tri entre mes vrais souvenirs et ce que j’ai écrit dans le livre. Quand on crée, on passe deux ans à raconter deux semaines. On a un peu l’impression d’allonger le temps. Mais les deux moments les plus importants pour moi, c’est quand je craque, au milieu de l’album, et quand j’assiste à la conférence où deux personnes parlent de leurs proches disparus. Ce sont deux parties que j’ai dessinées avec beaucoup d’émotion.

À la fin de l’album, vous êtes toujours dans le flou par rapport à la question palestinienne. Finalement, qu’avez-vous tiré de ce voyage ?

Le fait est que la situation change continuellement. Un an après le voyage, a eu lieu l’opération "Plomb durci" à Gaza. C’était difficile pour moi de voir ce qui se passait sans pouvoir changer quoi que ce soit à mon histoire, puisqu’elle était antérieure à ces événements. Mais bon, ça change tout le temps, un jour c’est mieux, le lendemain c’est moins bien. Aujourd’hui, j’ai gagné en maturité. Je suis moins pris par l’émotion et je m’investis plus. Je fais des conférences aux États-Unis devant des groupes de jeunes Juifs en expliquant mon livre. Je suis moins spectatrice. Et je compte bien être de plus en plus active aux États-Unis. Ce que font les Israéliens et les Palestiniens là bas, ce ne sont pas mes affaires, mais la façon dont on en parle aux États-Unis, oui.

Et vous avez appris quelque chose de ce voyage ?

Oui, que la situation est plus compliquée que je ne pensais. C’est facile de penser, à travers ses lectures, qu’on sait tout sur la question et qu’on a les solutions miracles.

Dans “Gaza 1956” de Joe Sacco, on ne voit que le côté palestinien. Dans votre livre, on ne voit que le côté israélien. Est-ce que vous regrettez de ne pas avoir pu discuter avec des Palestiniens ?

Oui, je le regrette beaucoup. La peur m’a rattrapée. Un ami israélien m’a déconseillé d’aller en Cisjordanie en me disant que c’est trop dangereux. Et je l’ai cru. Et tout de suite après, je l’ai regretté. Mais je vais pouvoir y retourner bientôt pour faire une conférence, et j’y ferai cette fois un bédéreportage.

À la manière de Joe Sacco ?

Oui, en quelque sorte. Je l’ai d’ailleurs rencontré il y a quelques semaines. Je lui ai posé des tas de questions et il m’a donné plein de conseils. C’est un très bon guide à propos du bédéreportage.

La visite décevante du musée de l’Holocauste
(c) Glidden/Steinkis

Alors, pour en revenir à l’histoire, comment s’est passé le retour avec Jamil, votre fiancé d’origine pakistanaise ?

Tout le monde me pose cette question (rires) ! Et bien, en fait, ça s’est très bien passé. J’avais peur que Jamil et ses amis pensent que j’aie pu être « endoctrinée » par ce voyage. Mais c’était une peur idiote. Quelques temps plus tard, nous avons rompu mais pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le voyage. D’ailleurs, Jamil m’a beaucoup aidé pour la réalisation du livre, la relecture. Il a été très précieux.

Et comment ça s’est passé pour trouver un éditeur ?

Très facilement, mais par accident. J’ai commencé par moi-même, en réalisant des numéros photocopiés, chapitre par chapitre. Je me disais que ça n’intéresserait personne. En tout cas, pas les lecteurs classiques de comics, qui ne s’intéressent pas beaucoup à la politique. Et puis je suis allé au festival MoCCA à New York avec deux chapitres. J’ai loué une table pour présenter mes travaux. Un type est passé avec un badge DC Comics. Il m’a demandé des précisions sur ce que je faisais. Moi j’ai pensé qu’il n’en avait pas grand-chose à faire. Ils publient Batman, Superman… Bon, il a quand même acheté mes deux chapitres et il est parti. Et deux jours plus tard, il m’a envoyé un mail pour me dire qu’ils étaient intéressés pour publier le livre chez Vertigo. J’étais stupéfaite. Évidemment, j’ai dit oui. C’était comme dans un rêve. Jusqu’à la publication de la BD, j’ai cru qu’ils avaient fait une erreur (rires).

Et la première version photocopiée était en noir et blanc ?

Oui. L’aquarelle est venue après, pour la publication en livre.

Et c’est vous qui faites les couleurs ?

Oui, j’ai une formation artistique dans une école d’art très classique. Je passais six heures par jour à faire des gammes. On n’étudiait pas l’art contemporain. À la fin de ces études, et après être partie pour New York où j’ai découvert l’art conceptuel, les installations, je me suis dit que j’avais perdu quatre ans. Plus tard, quand Vertigo m’a demandé de faire les couleurs de la BD, j’ai essayé avec photoshop mais ce n’était pas concluant. Un ami m’a suggéré d’utiliser l’aquarelle que je n’avais jamais vraiment pratiquée. Mais je me suis remémorée mes cours de peinture à l’école d’art et je me suis débrouillée comme ça, en m’améliorant au fil des pages. Finalement, ces quatre années n’ont pas été vaines.

Alors, cette BD a été remarquée par la critique, ce qui lui donné une certaine visibilité. Est-ce que vous avez eu des réactions de lecteurs juifs ?

Oui et ça a été plutôt positif. Je suis sûre qu’il y a des lecteurs qui n’ont pas aimé et j’ai eu un mail négatif. Mais de manière générale, j’ai eu beaucoup de réactions positives de la part d’associations juives. Venant d’Israël également. En fait, aux États-Unis, les commentaires que l’on entend sont très tranchés, soit anti-israéliens soit anti-palestiniens. Il y a peu de voix modérées sur le sujet. Et je m’attendais à être attaquée par les deux camps. Mais les mentalités évoluent. J’ai même reçu un mail d’un Israélien qui avait aimé le livre mais qui était en complète contradiction avec ce que je disais. Ça ne l’empêchait pas d’apprécier le travail.

Est-ce qu’il y a eu des réactions du groupe avec lequel vous avez voyagé ?

Ils ont adoré. Ça m’a un peu surprise. Ils m’ont même proposé de les aider à récolter des fonds. Mais j’ai refusé. Je ne veux pas particulièrement m’investir dans cette association.

Dans le livre, vous rencontrez un certain nombre de Juifs américains qui ont fait leur Aliyah [qui se sont installés définitivement en Israël. NDLR]. N’avez-vous pas été tentée vous aussi ?

M’installer, non. Mais quand vous êtes là bas, vous avez un peu l’impression d’être au centre de l’univers. C’est un peu comme quand vous êtes à New York, ou à Paris, vous avez du mal à partir. Quand j’étais là bas, je me disais « peut-être que je peux rester, être une activiste, faire quelque chose ». Parce que vous avez envie de faire quelque chose. C’est un sentiment très égoïste cette sensation que vous pouvez changer le monde. C’est un peu naïf, mais c’est une tentation.

La découverte de Jérusalem
(c) Glidden/Steinkis

Et le livre va être traduit en hébreu ?

Non. Quelques éditeurs étaient intéressés, mais le public potentiel est trop peu nombreux. Tous les Israéliens ne parlent pas hébreu, loin de là. Et dans cette population, peu lisent des BD. Et puis il faut inverser le sens de lecture. Finalement, le coût est trop important pour le gain éventuel. Pour dire, Maus vient juste d’être traduit en hébreu. Mais la plupart des Israéliens lisent l’anglais et il est distribué là bas dans cette langue.

Pour conclure, quels sont vos prochains projets ?

Mon prochain projet, c’est un récit sur deux journalistes et un ex-marine qui a combattu en Irak. J’ai déjà dessiné un reportage sur les Irakiens réfugiés en Syrie pour le site Cartoonmovement. Au début, je voulais faire un livre sur la façon dont travaillent les journalistes. Et puis est entré en scène cet ex-marine, ami d’enfance d’une des journalistes. J’avais dans l’idée de montrer comment il pouvait changer d’opinion sur les Irakiens en les rencontrant. Mais c’est difficile de mettre de côté quatre ans de combats simplement en parlant un mois et demi avec des gens, même s’ils sont très sympathiques. En tout cas, ce sera une histoire mi-journalistique qui ne parlera pas de moi. Je serai présente mais comme la narratrice. Et après ça, je voudrais me tourner vers les États-Unis.

Sur tous les sujets ?

Oui, je ne veux pas être cataloguée comme la « Israel girl ». Je veux me pencher sur plein de sujets.

(par Thierry Lemaire)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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