Jean de La Fontaine est l’un des monuments de la littérature française. Lu, appris et récité dans les écoles depuis longtemps, il est une référence et une source d’inspiration. Beaucoup de ses vers sont devenus proverbiaux. Ses Fables, chefs-d’œuvre d’observation, de finesse d’esprit et d’écriture, ont éclipsé une œuvre touffue et variée, dont les contes licencieux ne sont pas la moindre des curiosités.
Il faut oser affronter un tel monument ! D’autant plus quand on est dessinateur et que les Fables ont déjà été illustrées par les plus grands, aussi bien au XIXe siècle - Granville, Gustave Doré - qu’au XXe - Gil, Benjamin Rabier. Sébastien Lumineau ose. Mais plutôt que l’affrontement, il choisit l’interprétation, distanciée et respectueuse, originale et fidèle, moderne et intemporelle. Une voie apparemment détournée, qui permet d’éviter la redite et la platitude, mais qui accompagne pleinement l’œuvre et même la rehausse d’un tour contemporain inattendu.
Sébastien Lumineau a choisi de se réapproprier six fables. Une œuvre d’une telle dimension n’appartient-elle pas à tous ? Il y a ajouté un court récit personnel dont il laisse au lecteur le soin d’écrire la morale et un avant-propos rédigé par son éditeur Jean-Louis Gauthey. La sélection est drastique parmi les presque 250 fables publiées par La Fontaine entre 1668 et 1694. On imagine le choix mûrement réfléchi, même si aucun critère n’est clairement défini ou annoncé. Reste qu’une forte unité les réunit, autour des idées de puissance, d’injustice et de vanité principalement.
Chaque fable est scrupuleusement respectée : pas un mot n’a été modifié, pas une virgule n’a été déplacée. Au point que l’éditeur a jugé utile d’ajouter un glossaire pour éclairer certains termes ayant disparu de notre langue ou dont le sens a largement évolué. On peut l’estimer dispensable et il vaudra mieux s’y reporter en fin de lecture pour éviter de rompre le charme inhérent au texte. Les vers de La Fontaine provoquent toujours un effet captivant, résultat autant de leur fluidité et de leur rythme que de leur sens.
Sébastien Lumineau s’appuie donc sur le texte de La Fontaine. La base est solide, mais peut être écrasante. Le dessinateur a trouvé la solution pour éviter le pire - le plat, l’ennuyeux, la répétition. Il transpose cinq des fables choisies dans un contexte contemporain. La Fontaine au XXIe siècle : plausible ? Et même nécessaire. Le procédé ravive la lumière du texte, souligne son insolence et sa justesse, tout en lui conférant un nouvel écho. Comment ne pas ressentir Les Animaux malades de la peste ou Le Renard et les raisins comme des évidences ?
Plus qu’un décalage entre le texte et le dessin, l’auteur crée une connivence surprenante et renouvelée entre les mots et les images. Se jouant de l’anachronisme, il redonne aux Fables leur force intemporelle. À en croire Lumineau illustrant La Fontaine, ou La Fontaine illustré par Lumineau, il y aurait chez l’être humain, animal social et politique, des invariants. Qu’il se fasse grenouille, lièvre ou renard, il se définit avant tout par ses interactions avec ses semblables. D’où certains réflexes grégaires et réactions sociales qui donnent raison, bien des siècles plus tard, à des morales inspirées de sources antiques et mises en vers au XVIIe siècle.
Le dessin en noir et blanc de Sébastien Lumineau sied parfaitement à un tel travail. Sans effets exagérés, simple mais jamais simpliste, s’appuyant sur un hachurage et des aplats sobres, expressif sans être caricatural, il apporte une forme de réalisme qui n’est cependant, à aucun moment, un pastiche du réel. Un savoir-faire qui a la sagesse de s’effacer derrière l’œuvre référence et possède l’expérience suffisante pour laisser transparaître la personnalité du dessinateur. Auteur reconnu dans le fanzinat depuis les années 1990, sous le pseudonyme Imius notamment, il a été édité par Cornélius, L’Association et Les Requins Marteaux : ce n’est pas pour rien.
Renversant l’anthropomorphisme si souvent employé dans la bande dessinée, Sébastien Lumineau parvient à rendre hommage à l’illustre homme de lettres tout en proposant un ouvrage discrètement mais fondamentalement politique. Quoi de mieux pour prolonger la célébration des 400 ans de la naissance de La Fontaine et nous prémunir contre les vagues d’une année électorale déjà houleuse ?
(par Frédéric HOJLO)
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Fables de La Fontaine - Par Sébastien Lumineau - Cornélius - collection Raoul - 15,4 x 21 cm - 104 pages en noir & blanc - couverture cartonnée avec marquage - parution le 27 janvier 2022 - 16,50 €.
Consulter le site de l’auteur.
Dans le cadre des 400 ans de la naissance de Jean de La Fontaine, la bibliothèque universitaire de Rennes II organise une exposition de planches de Sébastien Lumineau aux côtés de livres anciens (notamment une version des Fables illustrée par Gustave Doré) du 18 janvier au 18 février 2022.
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