Les années 1970 : l’éclosion des grandes surfaces, des policiers à képi et Giscard qui s’invite à dîner chez les braves gens. C’est pourtant à l’écart du monde que Constance, orpheline, est élevée par ses grands-parents dans une maison bourgeoise de la Brie.
Le grand-père écoute Gustav Mahler dans un fauteuil, un verre à la main, maudissant le sort qui s’est abattu sur la famille il y a bien longtemps, lorsque sa fille aînée est morte à dix ans. Un sort qui a fait de lui un lâche et a poussé sa femme, qu’il hait, à punir cet enfant pour la moindre peccadille, et surtout à l’habiller en fille de bonne famille, alors que Constance est un garçon...
C’est à l’arrivée des nouveaux gardiens de la maison et de leurs deux enfants, que Constance va découvrir sa sexualité et s’insurger contre les règles établies.
La maltraitance par amour, et par peur de perdre un proche à nouveau... Tel est le fil de cet ouvrage addictif au possible. Le ton n’est pourtant jamais triste, car au-delà de quelques enfermements au grenier, voire d’une bonne fessée, la petite Constance se fabrique ses propres évasions par le biais de son imagination. Matthias Lehmann dépeint relations et situations avec une acuité surprenante : cette bourgeoisie déclinante et raillée par le village, ces grands-parents incapables d’aimer après avoir perdu leurs deux enfants à quelques années d’intervalle, cet esprit de province au cœur des années 1970, piégé par ses contradictions.
En attaquant son sujet de front, puis en tournant autour afin d’en multiplier les points de vue et de conférer progressivement une vue d’ensemble complexe et contrastée, l’auteur réalise un véritable tour de force. Il nous confronte au regard de cet enfant-narrateur, ce qui permet au lecteur une identification immédiate grâce à des situations aussi simples qu’universelles. À travers des personnages si parfaitement aboutis, c’est un microcosme en miroir de la France qui nous est décrit et qui porte tout le poids de son siècle.
La question du genre est bien entendu abordée dans le portrait de cette enfant de dix ans qui s’avère être un garçon en dépit des apparences. Inconscients de la gravité de leurs actes, ces grands-parents terrassés par le chagrin d’avoir perdu leur première petite-fille, suscitent quelque peu l’empathie quand ils continuent d’acheter des robes pour leur petit-fils qui ne cesse de grandir. Avec l’arrivée des enfants des gardiens de la propriété, irruption inattendue du réel, débutent les premiers jeux interdits, ceux qui doivent faire passer le jeune garçon du monde de l’enfance à celui de l’adolescence. Comment peut-il les affronter sereinement dans ces vêtements qui masquent son identité sexuelle ?
S’il fallait trouver un défaut à cet album, ce serait d’abord dans l’austérité de sa couverture. Même si le propos de l’ouvrage est clairement expliqué sur le plat arrière de l’album, on se demande ce qui a pu passer par la tête de l’auteur et l’éditeur à choisir cette composition, cette mise en couleurs et cette maquette qui ne rendent pas hommage à la lisibilité et au mouvement exceptionnel du dessin de Matthias Lehmann ! Sa technique graphique qui s’apparente à la carte à gratter éblouit, page après page. Il varie sans cesse la composition de chaque planche, afin de conférer au récit le ton et la fraîcheur de l’enfance, dans les bonnes ou les mauvaises situations. Son réseau de fines hachures délicatement ciselées captent les sentiments les plus complexes avec une incroyable maestria.
Touchant, émouvant, drôle, angoissant et parfois nostalgique dans le rappel des années 1970, et jamais sordide en dépit de la thématique abordée, la grande réussite de La Favorite tient tout entier dans son point de vue : celui d’un enfant de dix ans d’une grande complexité mais cependant aussi abordable que passionnant. L’alternance de sujets universels (les relations entre adultes et enfants, l’amitié, le besoin d’évasion, la politique, les préjugés, la xénophobie, etc.) et de points de vue personnels (les jeux en solitaire, la télévision, l’imagination, les déguisements, etc.) renforcent l’authenticité et la pertinence de cet album hors normes. Les quelques temps morts dans la construction du livre prennent d’ailleurs tout leur sens dans sa formidable conclusion.
Aussi abouti graphiquement que scénaristiquement, La Favorite illustre toute la force et la sensibilité que peut dégager une bande dessinée. Sa place amplement méritée au sein de la sélection -finalement peu critiquée- du 43e Festival d’Angoulême devrait, on l’espère, lui permettre de remporter un prix tout aussi légitime qui permettrait au public le plus large d’être touché, comme nous l’avons été, par le propos et l’authenticité de La Favorite, pour autant qu’il arrive jusque dans ses mains !
(par Charles-Louis Detournay)
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