Publiée sous forme de page mensuelle dans Le Bulletin des agriculteurs (1951-1970), cette adaptation du roman Un Homme et son péché de Claude-Henri Grignon (1933) réunit deux géants québécois : Albert Chartier au dessin et Grignon au scénario. Si le premier est considéré comme l’un des pères fondateurs de la BD québécoise, le second est le créateur de l’une des œuvres populaires les plus marquantes de l’histoire du Québec.
Plantée à la fin du XIXe siècle dans les Laurentides – que l’on surnommait alors « les Pays d’en haut » –, la série retrace le quotidien de Séraphin Poudrier, agriculteur, maire et prêteur sur gages reconnu pour sa cupidité, et de son épouse Donalda, jeune femme douce et candide. Au fil des saisons, celui que l’on surnomme « l’Ours du Nord » n’épargne aucune ruse pour dégager de petits profits, quitte à escroquer les habitants de Sainte-Adèle. Plusieurs autres personnages tirés des adaptations radio et télé d’Un Homme et son péché sont également au rendez-vous : Alexis Labranche, Délima Poudrier, le Père Ovide, Pit Caribou ou encore le curé Labelle. Et si l’œuvre se veut légère et comique – la planche se termine invariablement par une chute ridiculisant la pingrerie de Séraphin – on ne peut s’empêcher de prendre en pitié la pauvre Donalda, triste victime de la radinerie de son mari.
Fait à noter, la bande dessinée a connu un véritable reboot à partir de 1960 : la trame narrative est alors réinitialisée et le titre de la série est abrégé, devenant simplement « Séraphin ». De même, le trait réaliste est rehaussé et les personnages sont redessinés afin de ressembler aux comédiens qui les incarnent à la télévision (le téléroman Les Belles Histoires des Pays d’en haut est alors diffusé sur les ondes de Radio-Canada depuis 1956). Ainsi, Séraphin, qui empruntait jusqu’alors les traits d’Hector Charland (acteur qui avait porté le personnage au cinéma en 1949 et 1950) affiche désormais les attributs de Jean-Pierre Masson. Quant à Donalda (qui s’inspirait à l’origine de Suzanne Martel, l’épouse de Chartier), celle-ci est désormais représentée sous les traits de la comédienne Andrée Champagne, passant ainsi de brunette à blonde !
Avec Séraphin, Albert Chartier démontre toute l’étendue de son talent et de sa versatilité en tant qu’illustrateur. Abandonnant la ligne claire et les formes arrondies d’Onésime et Bouboule, ses séries humoristiques, l’artiste opte ici pour un style réaliste radicalement différent. Dans Séraphin, les décors sont incroyablement détaillés et rendus à l’aide du lavis, du crayonné ou encore de la hachure ; certains planches sont d’ailleurs si chargées qu’elles ressemblent à de véritables gravures sur bois. Quant aux personnages, ceux-ci sont souvent représentés dans des poses statiques voire contemplatives. Les cadrages sont également très serrés et les personnages font l’objet de plusieurs gros plans, évoquant ainsi les codes du feuilleton.
Outre leur publication originale dans le Bulletin des agriculteurs, les planches de Séraphin ont fait l’objet d’un premier album chez Mécanique générale en 2010. Aussi, cette réédition parue aux éditions Station T est sensiblement la même et a pour mérite de garder cette œuvre patrimoniale accessible au grand public. Un dossier complet signé Michel Viau (également présent dans l’édition de 2010) permet de replacer l’ouvrage dans son contexte historique et culturel.
Séraphin, un phénomène « crossmedia »
Depuis 1933, l’univers des Pays d’en haut n’a de cesse d’être adapté avec succès : celui-ci a fait l’objet d’un feuilleton radio (Radio-Canada, 1939-1962), d’un cycle théâtral (1942-1946), ainsi que d’un téléroman (Radio-Canada, 1956-1970). Séraphin a également été porté trois fois au grand écran (deux films réalisés par Paul Gury en 1949 et 1950, ainsi qu’un long métrage réalisé par Charles Binamé en 2002). De 1967 à 1997, le public pouvait même visiter le Village de Séraphin, une attraction située à Sainte-Adèle. Enfin, depuis 2016, les personnages de Grignon font l’objet d’une nouvelle télésérie intitulée Les Pays d’en haut. Diffusée en heure de grande écoute sur les ondes de Radio-Canada, la série emprunte les codes du western pour raconter l’histoire de la colonisation des Laurentides.
Aussi, avec leur ribambelle de personnages et leur remarquable longévité, les Belles histoires des Pays d’en haut forment en quelque sorte l’équivalent de La Comédie humaine dans l’imaginaire collectif québécois. Leur influence est telle que le vocable « Séraphin » s’est depuis longtemps imposé comme synonyme d’ « avare » dans la langue vernaculaire ! C’est donc avec plaisir que le lecteur contemporain plonge dans le Séraphin de Chartier et de Grignon, retrouvant ainsi de vieux amis.
(par Marianne St-Jacques)
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Séraphin illustré, par Claude-Henri Grignon et Albert Chartier, Station T (Somme toute) [réédition], 264 pages. Parution au Canada le 15 octobre 2019 et en Europe le 24 avril 2020.
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