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Serge Ewenczyk : « La scène anglo-saxonne est selon moi la plus intéressante au monde »

Par François Peneaud le 10 octobre 2006                      Lien  
La maison d'édition de Serge Ewenczyk, Çà Et Là, a déjà traduit plusieurs beaux comics qui sortent des sentiers battus. Le lancement chez Albin Michel de la collection Peps, qu'il dirige, nous donne l'occasion de rencontrer ce connaisseur de la BD anglo-saxonne.

Depuis quand vous intéressez-vous aux comics ?

Depuis que j’ai commencé à lire, ou plutôt à regarder, des bandes dessinées, donc au début des années 1970. En commençant par les strips américains publiés dans le Journal de Mickey et surtout Mandrake le Magicien de Lee Falk et Flash Gordon/Guy L’éclair, sans oublier les histoires de Carl Barks et consorts. Ensuite, comme pas mal d’ados de l’époque, je suis devenu accro aux adaptations des titres Marvel et DC via Strange, Titan, etc. Je suis rapidement passé aux comics en VO lorsque je me suis rendu compte que les éditions Lug avaient au moins trois ans de retard sur les Américains. Cela m’a permis de suivre les début du grand courant de BD adulte américaine dans les années 80 avec Watchmen, Dark Knight, la naissance de Dark Horse, le développement des éditeurs Fantagraphics, Drawn & Quarterly, etc.
Et depuis je n’ai pas lâché le morceau ! La scène anglo-saxonne est selon moi la plus intéressante au monde dans le domaine de la BD (et pas que en BD d’ailleurs). On y trouve une variété incroyable, un foisonnement d’auteurs extraordinaires dans des genres très différents ; des mini-comics agrafés par leurs auteurs aux gros pavés cartonnés publiés par Panthéon.

Quels sont vos domaines ou auteurs de prédilection ?

J’aime surtout les ouvrages intimistes, ancrés dans la réalité. Et donc des auteurs comme Jeffrey Brown, Andi Watson, Joe Sacco, Harvey Pekar... En bande dessinée française (j’en lis quand même encore un peu) j’ai récemment été ébloui par Lucille de Ludovic Debeurme, qui est un des livres qui m’a le plus marqué de ces dernières années.
J’affectionne également des auteurs qui ont développé des univers très personnels non réalistes comme Dave Sim (Cerebus) Paul Chadwick (Concrete) ou Jeff Smith (Bone), qui présentent tous la particularité d’être relativement peu connus en France au regard de leur notoriété aux Etats-Unis.

Que pensez-vous de l’état actuel de la bande dessinée américaine, en la comparant à la bande dessinée franco-belge ?

Je trouve que les Etats-Unis connaissent actuellement une période très intéressante : d’un côté les comics de super-héros reprennent un peu du poil de la bête depuis les grandes mini-séries de cet été (Civil War chez Marvel et 52 chez DC), le manga est extrêmement dynamique notamment dans le circuit des librairies généralistes où il domine les rayons BD des pieds et de la tête, et enfin la BD d’auteur se porte également plutôt bien, même si les grands éditeurs généralistes (Simon & Shuster, Scholastic, HarperCollins) sont visiblement en train de chasser sur les plates-bandes des éditeurs indépendants (ça me rappelle quelque chose...).
Un aspect intéressant de l’évolution du marché américain est de voir que le format des trade paperbacks reliés, et des livres au format poche (mangas) ou semi-poche est en train de devenir la norme. Parallèlement, on voit que le cartonné vit une période assez critique en France, et qu’il est très probable que les rayons des libraires vont subir une évolution marquée par l’arrivée de nombreux titres en format souple, en noir et blanc, sous l’influence conjuguée des mangas, du roman graphique, des éditeurs indépendants et des comics US....

Parlez-nous de votre parcours professionnel.

Je viens du milieu de la production TV, et ma dernière expérience était dans la production de dessins animés. J’ai débord développé une activité de production de dessins animés en Flash pour des sites web, avec des séries décalées et un peu trash comme il en foisonnait sur le net début 2000 puis, avec le krach du web, je me suis mis à la production de séries de dessinés animés tv pour le compte de Millimages, une société de production importante de ce secteur.

Comment en êtes-vous venu à lancer Çà Et Là ?

C’est la conjonction de deux constats : d’une part la lourdeur de la production d’une série de dessins animés me pesait (délais de production de deux à trois ans, équipe pléthoriques, diktats des chaînes de tv...) , et d’autre part je voyais que de nombreuses pépites de la bande dessinée anglo-saxonne restaient inédites en France et qu’aucun éditeur ne semblait vouloir les éditer.
J’ai donc décidé de créer Çà Et Là en mai 2005, en me spécialisant dans l’adaptation de bandes dessinées étrangères, notamment anglo-saxonnes, pour un lectorat plutôt adulte avec des thèmes réalistes (cf. l’univers d’Andi Watson qui est fortement imprégné de réalisme social) et parfois durs, comme le sida dans Pedro & Moi de Judd Winick ou l’adoption dans Peine Perdue de Catherine Doherty.
En parallèle, j’ai développé une nouvelle collection de bande dessinées pour ados chez Albin Michel Jeunesse, la collection Peps, qui débarque en librairie début octobre et fait partie du courant qui va bientôt secouer le milieu de la BD française avec l’arrivée de bouquins autres que les mangas, pour ados ou ados/adultes en format souple, noir & blanc et pagination importante.

Nous allons reparler de Peps. Continuons pour l’instant avec Çà Et Là. Avez-vous une politique éditoriale précise, ou fonctionnez-vous plus au coup de cœur ?

Je privilégie les histoires réalistes, qu’elles soient autobiographiques (Peine Perdue, Pedro & Moi) ou romancées (Petites Créatures, Little Star). Je peux aussi choisir un ovni, comme les comic strips sans paroles de Peter Kuper, dont l’acuité du regard sur la société américaine est terrible. Evidemment, il faut avant tout que chaque titre soit un véritable coup de cœur, ce qui est quand même la moindre des choses pour un petit éditeur indépendant !

Pouvez-vous nous parler un peu des ventes ? Correspondent-elles à vos espoirs ?

Sur le créneau de la BD indépendante brochée pour un lectorat adulte, j’estime que le nombre d’acheteurs potentiels pour un auteur peu ou pas connu est d’environ 2500/3000. C’est donc une véritable niche avec un lectorat très ciblé. Donc si un titre atteint les 1500 ventes effectives, c’est plutôt pas mal (pour un petit éditeur indé j’entends. Il est évident que lorsque Casterman Ecritures ou Le Seuil éditent un titre, leurs attentes ne sont pas les mêmes, et les moyens qu’ils mettent dans la sortie non plus). Dans l’ensemble, les titres, comme ceux de Andi Watson, ou Pedro & Moi marchent bien, les petits formats ou les livres atypiques se vendent nettement moins (notamment du fait du problème du prix inhérents à ces faibles tirages). A cela s’ajoute un contexte de crise chez de nombreux libraires généralistes indépendants qui constituent le gros de notre clientèle, et qui retournent nos livres de plus en plus rapidement et en masse. Donc en résumé, ca marche plutôt moins bien que ce que je prévoyais, sans que cela ne soit catastrophique non plus (sauf si la crise en librairie perdure). Un signe réconfortant : le soutien des libraires qui n’hésitent pas à mettre en avant les livres et à les défendre. Sans eux, la bataille serait perdue d’avance.

Avez-vous un ou deux titres préférés dans ce que vous avez déjà publié ?

Non. J’ai beaucoup de mal a établir des listes.

Y a-t-il un titre que vous aimeriez pousser particulièrement, qui serait un peu passé inaperçu, et pourquoi ?

En fait deux titres : Au fil de l’Eau de Joel Orff qui est un ouvrage très poétique, avec un style graphique que j’aime beaucoup, très différent des autres auteurs américains. Et un autre titre qui est passé un peu inaperçu : Peine Perdue de Catherine Doherty, une histoire autobiographique étonnante de maîtrise pour un premier livre, avec une inventivité impressionnante dans le découpage et la narration.

Pouvez-vous nous dire quelques mots de vos prochaines parutions, en particulier sur l’œuvre de Eddie Campbell, qui n’est en France connu que pour son travail d’illustrateur du From Hell d’Alan Moore ?

Ce qui m’intéresse c’est d’accompagner les auteurs sur la durée : j’éditerai donc en 2007 Pictures of You (la suite de A strange Day de Damon Hurd et Tatiana Gill), le prochain titre de Joel Orff, et également un recueil de comic strips de Liz Prince (dont le premier livre sort cet octobre). Par ailleurs, je vais également publier des nouveaux auteurs comme Brian Fies (auteur d’un très fort témoignage, Le Cancer de Maman), et donc le premier volume de la série Alec de Eddie Campbell. Cet auteur écossais est effectivement surtout connu pour son travail sur From Hell, mais il est avant tout l’un des pionniers du roman graphique autobiographique , avec la série des Alec qui a commencé au début des années 80. Dans cette série, Eddie Campbell se met en scène sous les traits de son alter ego, Alec MacGarry, et relate ses beuveries et sa lente maturation vers le métier d’auteur de bande dessinées. Campbell était à l’époque un des piliers de la scène indé anglaise qui a par la suite énormément influencé les auteurs américains. On trouve déjà dans Alec (une série en 4 volumes dont la parution sera étalée sur 2007 et 2008) la finesse du style graphique, combinée à une narration très recherchée et à un style littéraire très personnel par instant poétique. Un monument du genre.

Parlez-nous de la collection Peps. Comment avez-vous choisi cette orientation éditoriale ? Il semble que vous choisissez plutôt des titres mettant en scènes des personnages féminins forts. Visez-vous un public féminin, ou pensez-vous que le lectorat sera aussi masculin ?

L’idée de départ de la collection est de proposer des titres qui soient plus proches du roman graphique en terme de narration et de format que du cartonné franco-belge et visant un lectorat d’ados. Or il se trouve que les américains sont très forts dans ce domaine, ce qui est pour l’instant peu connu en France où l’on voit surtout les adaptations de comics de super-héros et de romans graphiques plutôt pour adultes, sauf exception comme l’excellent Courtney Crumrin paru chez Akiléos.
Pour le lancement de la collection nous avons choisi de privilégier des ouvrages qui mettent en avant des personnages féminins, des filles dégourdies, aventureuses, n’ayant pas leur langue dans leur poche, et surtout très éloignées des stéréotypes des filles ultra romantiques dont les yeux se transforment en cœur dès qu’elles voient passer un quelconque bellâtre. Effectivement, notre pari est que la collection PEPS devienne une alternative intéressante pour les lectrices de shojo ou encore un moyen de faire venir à la bande dessinées les lectrices de romans.
Ceci dit, même si les titres de PEPS sont plutôt centrés sur des personnages féminins, ils peuvent également plaire à un lectorat masculin dans la mesure où les histoires sont très fortes. Je pense qu’un titre avec une bonne histoire, éloigné d’un univers trop "gnangan" les garçons peuvent également apprécier.

Que pensez-vous que cette collection va apporter à un paysage éditorial français déjà bien chargé ?

Je trouve que les filles sont singulièrement délaissées par la bande dessinées franco-belge. Que cela soit le fait des éditeurs ou des auteurs, le fait est qu’il y a très peu de titres qui s’adressent à ces lectrices. Une fois passé l’âge des classiques pour enfants (Petit Spirou & co), l’offre éditoriale franco-belge est quasi exclusivement composée de titres d’Heroic Fantasy, de SF ou d’aventures pour garçons. Je trouvé intéressant de pouvoir proposer une collection sur ce créneau. Par ailleurs, il est évident que le format cartonné classique vit une période difficile et ne correspond plus aux attentes des lecteurs qui se dirigent vers des formats souples, avec des histoires plus longues, en noir et blanc et surtout moins chers que les 48 pages cc (© JC Menu). L’aventure Peps est donc assez excitante de ce point de vue, même si nous allons sans doute essuyer les plâtres avec nos BD américaines au format grand manga, qui ne sont ni du manga ni du comics de super-héros et certains libraires vont devoir se creuser un peu la tête pour leur trouver une place....

Pouvez-vous nous dire quelques mots sur chacun des quatre premiers titres de la collection (en particulier ce qui vous a attiré spécifiquement pour chacun d’entre eux) ?

Daisy Kutter est un superbe western de SF avec un des personnages féminins les plus pêchus de ces dernières années. Le talent évident de Kazu Kibuishi m’a immédiatement frappé. Ce jeune auteur né au Japon qui vit aux Etats-Unis depuis son enfance a développé une univers à la fois très réussi sur le plan graphique mais également dans la narration et les dialogues. Kazu est par ailleurs en charge de l’anthologie Flight qui rassemble la fine fleur de la bd américaine plutôt mainstream. A noter que Daisky Kutter a été sélectionné pour les Harvey Awards 2006.
Loyola et la Société Secrète de Gene Yang est un OVNI qui m’a beaucoup ému et qui brille par son originalité, non pas sur le plan graphique, qui est plutôt sobre et sans effets de manche, mais par son thème (la perte d’un parent et de la foi) et la sensibilité de l’auteur.
Osville de Richard Moore est une série très drôle dans un cadre fantastique avec des monstres dans tous les sens et une galerie de personnages plus foldingues les uns que les autres.
Enfin, Electric Girl de Michael Brennan s’adresse aux plus jeunes (10/11 ans). Ce titre qui a été sélectionné aux Eisner Awards en 2001 est un série très attachante qui prend à contre-pied les histoires classiques de super-héroïnes.
Un bon exemple de ce que nous voulons faire avec la collection PEPS est la série Degrassi de J. Torres, la fameux scénariste canadien, dont nous publierons le 1er volume début 2007. Il s’agit de l’adaptation en bande dessinée de la série TV éponyme diffusée depuis de nombreuses années en France (et qui est la suite des Années Collège, diffusée dans les années 1980). Degrassi est une série sur la vie d’un groupe d’ados au lycée, très ancrée dans la réalité, abordant des thèmes de sociétés (harcèlement sexuel, anorexie, etc.), bref, l’anti Hélène et les garçons.
Il s’agit donc d’univers très variés, mais qui ont en commun d’être centrés sur des thèmes universels : les relations de couples, les relations parents/enfants et les rapports des ados entre eux. Avec une attention toute particulière portée par les auteurs à la justesse du caractère de chaque personnage, la qualité de l’écriture et des dialogues. C’est sur ces critères que nous construirons la collection.

(par François Peneaud)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Pour les infos sur les éditions Çà Et Là, voir leur site.

Pour les infos sur la collection Peps, www.albinmicheljeunesse.com (site en cours de construction).

 
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