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Sergio Salma (’Mademoiselle Louise’, ’Jojo’) (3/3) : « S’il y avait bien quelqu’un qui n’avait pas besoin d’un scénariste, c’était bien André Geerts ! »

Par Nicolas Anspach le 29 octobre 2010                      Lien  
Au début des années 1990, Sergio Salma créait pour André Geerts,"Mademoiselle Louise", une pauvre petite fille riche lassée des cadeaux de son milliardaire de papa et qui souhaite le voir le plus souvent possible. Satisfait de cette collaboration autour de ces histoires tendres et humoristiques, André Geerts a demandé à son ami de lui écrire deux aventures de "Jojo". Sergio Salma nous parle du créateur de on créateur.

Sergio Salma ('Mademoiselle Louise', 'Jojo') (3/3) : « S'il y avait bien quelqu'un qui n'avait pas besoin d'un scénariste, c'était bien André Geerts ! »Vous avez créé avec André Geerts le personnage de Mademoiselle Louise. La série a connu un parcours chaotique. Les deux premiers albums sont parus chez Casterman en 1993 et 1997, puis vous l’avez reprise en 2007.

Cette reprise a eu lieu suite à une demande des éditions Dupuis. André Geerts était en symbiose avec l’éditeur de Jojo. Benoît Fripiat, éditeur "tout public" chez Dupuis aimait Mademoiselle Louise et il nous a demandé si ça nous intéressait de reprendre la série. Nous avions d’ailleurs commencé un troisième album en 1997 mais André tenait à se consacrer complètement à Jojo. Quand l’idée a pris forme, André a tenu à se faire aider. Mauricet a donc réalisé les crayonnés du troisième tome qui a été publié dans la collection Punaise. Et puis (pour compliquer encore un peu) le dernier album Cash-Cache a été fabriqué dans un nouveau format. Et ils ont depuis été tous les que réédités dans le beau grand format actuel.

Vous avez pris la relève de Mauricet pour le crayonné du quatrième album.

La série de Mauricet, Basket Dunk, commençait à avoir du succès. Il a été contraint d’abandonner sa collaboration avec André pour se consacrer également à un nouveau projet chez Bamboo. Je souhaitais éviter qu’André ne passe trop de temps sur Mademoiselle Louise. Je m’y suis donc collé. J’ai des facilités à découper et à crayonner les planches. André, lui, préfère l’encrage. J’ai donc réalisé un pré-crayonné qui était parfois complété par André.

Comment définiriez-vous André Geerts ?

Cela faisait vingt ans que l’on se fréquentait, avec tout ce que cela comporte au niveau amical et émotionnel. J’ai découvert son travail dans le journal de Spirou, avant de le connaître, et je l’ai immédiatement admiré. Le hasard a voulu que j’en arrive à travailler avec lui. Le lieu de rencontre a été la rédaction de Spirou. Je le considérais comme un être premier, quelqu’un de concret qui a un rapport fusionnel avec son travail.

Extrait de "Mamy Blues"
(c) Geerts, Salma & Dupuis.

Pourquoi a-t-il fait appel à vous pour scénariser certains Jojo et Mademoiselle Louise ?

Par manque de temps, et puis pour le plaisir ! Pour Mademoiselle Louise, il y a de cela presque 20 ans, Jean-Claude de la Royère, alors rédac-chef de la revue Schtroumpf, avait demandé à André s’il ne voulait pas proposer quelque chose. Il a donné son accord mais c’était à condition que Sergio Salma s’occupe du scénario. On a évidemment mis ça au point tous les deux. Puis le projet ne s’est pas fait, et nous sommes allés le proposer chez Casterman. Dupuis avait peur, à l’époque, que cela fasse double-emploi avec Jojo.
Bien plus tard, André m’avait parlé d’un sujet pour un album de Jojo. J’ai embrayé en lui donnant des pistes pour la suite de l’histoire. Je suis rentré chez moi et j’ai écrit et dessiné le scénario du tome 15, Une Fiancée pour papa. Il l’a lu et a fait des commentaires, j’ai modifié en conséquence mais une fois le découpage proposé, il s’est laissé aller à ma vision. Pour Mamy Blues, il m’a laissé plus de liberté.

Extrait de "Mamy Blues"
(c) Geerts, Salma & Dupuis

Dans quel sens ?

Sur le tome 15, Une Fiancée pour papa, il avait reçu mon découpage complet, mis en scène et dialogué de la page 1 à la page 44. Il avait fait une première lecture, et on a ajusté certains éléments. On va dire que j’ai fait du sur mesure…
Pour Mamy Blues, il a reçu au fur et à mesure le découpage. On avait beaucoup parlé de l’histoire dont j’avais écrit un synopsis très précis. Il a de temps en temps ajusté un dialogue, comprimé deux cases en une, mais en me laissant toute la partie technique. Je lui faisais aussi du sur-mesure, mais en sachant qu’au départ le challenge était délicat. On avait convenu de sortir Jojo de son univers habituel. André avait beaucoup aimé cette idée de dépaysement. « Une croisière ?! Oui. Formidable. Le grand large. L’espace. La lumière, Allons-y ! ». Il s’était réjoui de dessiner autre chose, tout en le craignant.

Projet de couverture de Sergio Salma
(c) Salma, Geerts, Dupuis

Quelle est l’intrigue de « Mamy Blues » ?

Mamy ne se sent pas bien, elle n’a pas le moral. Ses proches sont fort inquiets. Alors qu’elle a subi des tests qui sont eux aussi très inquiétants, Mamy est tirée au sort et gagne une croisière. Malgré son blues, elle se laisse convaincre pour faire plaisir à Jojo et embarque (avec des pieds de plomb) sur la Charentaise (un bateau qui croise en Méditerranée). André avait envie de sortir le temps d’un album de l’univers habituel de Jojo.

Est-ce facile, en tant que scénariste, de garder un juste équilibre dans une série qui peut être lue par les enfants ?

Jojo a toujours été une série où l’émotion affleure. Par exemple, le troisième album, On opère Gros-Louis, est une belle façon de parler d’un drame tout en étant léger.
Mon point de départ a été double : je voulais diriger l’attention sur Mamy. C’est un personnage central de la série, mais Jojo devait rester le principal protagoniste. On a abordé de front un sujet grave : Mamy ne va pas bien. Mamy est âgée. Tous les enfants peuvent un jour être confrontés à une situation de ce genre, voire un deuil… Je ne crois pas qu’il faille vraiment penser différemment une histoire sous prétexte qu’elle sera lue par des enfants.

Projet de couverture de Sergio Salma pour le T18 de Jojo
(c) Geerts, Salma, Dupuis

André Geerts se posait-il des questions sur le traitement graphique de l’album ? On sent la douceur du soleil caresser nos héros. Les couleurs qu’il a choisies pour la mer sont superbes. Était-ce facile, pour lui, d’arriver à un tel résultat ?

André était un insatisfait ! Ses mots étaient souvent : « Je ne sais pas dessiner ça, et ça non plus ! Cet auteur-là dessine bien les filles. Celui-ci est un formidable dessinateur animalier. Oh, tu as vu le travail d’untel, ses voitures sont géniales. Moi, bof … ». On lui disait tous, moi le premier, que c’était faux ! Donc, quand on a décidé de dessiner ces ambiances, il y a eu une espèce de témérité de sa part. Il y a deux ans et demi, avant de commencer cette histoire, nous avons été invités dans un festival de BD à la côte d’Azur. On en a profité pour saisir les ambiances, et on a fait une traversée jusqu’en Corse pour, en quelque sorte, faire des repérages. Mais c’était surtout l’humeur qu’il fallait saisir ! Que pensent Jojo et Mamy ? Comment ressent-il le dépaysement ? Un bateau c’est de l’espace, de la lumière et André adorait le soleil.

On le sent épuisé et fatigué dans les dernières planches qu’il a dessinées mais pourtant elles sont très belles. Et il y a cette scène de tempête qui est plus expressionniste…

Vous touchez un point terrible de cette collaboration. Je vais tenter de faire court mais il me semble important d’exprimer ce que j’ai ressenti. Mon « ambition » était de montrer que ce qui arrive à un personnage peut changer la vie d’un autre personnage ! L’effet papillon, en somme. André a dessiné les scènes d’hôpital, des tests sanguins, des analyses, etc. André était alors en parfaite santé. Il a travaillé plus d’un an sur le livre, dans d’excellentes conditions. Et puis, environ au 2/3 de l’album, André a commencé à être malade. Il a donc ralenti le rythme. Puis, malheureusement, la maladie a vraiment commencé à l’affecter durement. Ses forces diminuaient, sa vue aussi. Il a dû affronter des images très difficiles, puisqu’inédites sous son pinceau. Paradoxalement, il y a mis une vie incroyable. Puis ses couleurs se sont assombries au moment de l’histoire où plusieurs personnages avaient peur de mourir dans une tempête, avec une mer démontée sous un ciel particulièrement noir. Ce furent des moments très pénibles à vivre. André a eu des soins médicaux très lourds, très pénibles et son seul but a été de terminer le livre. Toutes ses forces y furent consacrées. Jusqu’au dernier moment, il a cru pouvoir faire les 54 planches. Mais à la planche 51, il a déclaré forfait. C’était devenu pour lui impossible de travailler. Il a entamé la page 52 et a dignement lâché prise. Il était encore très lucide. Il avait toute confiance en Mauricet qui, c’est important, était aussi un ami très proche. Il a tenu à lui confier ses personnages pour ces deux dernières planches. André a tenu à en confier les couleurs à Renaud Collin.

La planche 50 de "Mamy Blues", l’une des dernières dessinée par André Geerts
(c) Geerts, Salma & Dupuis

Le hasard terrible a fait que la réalité rejoigne la fiction.

Oui, hélas. Quand j’ai évoqué cette idée, vers le mois de mai 2008, André n’avait aucun problème de santé. On a commencé l’album dans la bonne humeur. Le scénario n’avait aucunement changé en cours de route ; il avait été écrit en septembre 2008.

Il faut bien sûr rendre hommage à Mauricet et Renaud Collin qui ont réalisé les deux dernières pages et demie de ce « Mamy Blues » …

L’intention n’était pas d’imiter le style d’André. Mauricet a mis le meilleur de lui-même dans des circonstances terribles. Dessiner les deux dernières pages d’un récit abandonné par son meilleur ami alors qu’il était en train de mourir fut une épreuve. La mise en couleurs est venue souligner et magnifier ce travail. Quand André a vu les pages en noir et blanc, on a perçu dans ses yeux le sentiment du devoir accompli. Il a même fait changer une bulle (dans mon scénario) et Alain a modifié la dernière case. Il a été soucieux du meilleur résultat.

André a été très grand dans la douleur, et dans l’amitié. Il a gardé le sens de l’humour jusqu’au bout. Le dernier Jojo sera donc un album assez sombre. La couverture est une scène nocturne. Personne n’aurait pu imaginer à quel point la réalité et la fiction allaient s’imbriquer. Dans la fiction, cela se termine bien. Dans la vraie vie …

Cette aventure ne doit pas manquer d’anecdotes.

Il y en a plein évidemment ! S’il y avait bien quelqu’un qui n’avais pas besoin de scénariste, c’était bien André ! Mais il mettait l’amitié à un niveau tel dans sa vie qu’il avait besoin de « concrétiser » ces sentiments par une bande dessinée. Quand on s’est rencontrés, il avait déjà pas mal d’expérience, et je crois qu’il a eu la volonté de me mettre le pied à l’étrier, de m’aider, de me pousser, de me soutenir. Il ne l’a jamais réellement exprimé verbalement, mais avec le recul, ça y ressemble. Il n’avait que quatre ans de plus que moi, mais il avait débuté plus tôt dans la BD. Ce que je voudrais dire aussi, c’est qu’il était intéressé par les sciences humaines, par la littérature, les philosophies. Et il était loin de l’idée fausse qu’on se fait d’un auteur jeunesse « gnangnan », je vous assure.

(c) Geerts, Salma, Dupuis

La triste nouvelle avait circulé les dernières semaines de la vie d’André.

Oui. Son cancer a été foudroyant. Il a terriblement progressé en quelques semaines. J’habite à 350 kilomètres de Bruxelles, en Allemagne. Alain Mauricet a été très présent pour le soutenir dans sa vie quotidienne. C’est lui qui me donnait des nouvelles.
Alors qu’il était très atteint et épuisé, André a dit à Alain que son plus grand désir aurait été de nous voir tous les quatre, avec Thierry Bouüaert, un autre très bon ami, d’aller prendre un verre en terrasse puis d’aller marcher dans l’herbe . Des choses si simples qu’il ne pouvait plus faire. L’herbe, la terre c’était tellement lui. Il nous a donné à Alain, Thierry, moi, et à tout son entourage une fameuse leçon de dignité.

Sergio Salma & André Geerts
(c) Benoît Bekaert.

(par Nicolas Anspach)

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- Animal Lecteur T1
- Bagdad K.O
- Mademoiselle Louise T4 et T3

Lire une interview d’André Geerts où il parle de sa collaboration avec Sergio Salma : "Jojo est une BD qui parle doucement" (Mai 2008)

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✏️ Sergio Salma
 
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2 Messages :
  • Mauricet est un auteur très sympathique qui a publié dans Spirou le désopilant Kosmik Patrouille, parodie très drôle des super-héros costumés en tenue de combat ou de soirée. Je ne savais pas que vous étiez amis, du coup vous remontez dans mon estime, cher Sergio ! Car Maurice Janssens est vraiment sympa et talentueux, même s’il publie actuellement chez Bamboo. J’espère le revoir bientôt à Bruxelles, ou alors à un des salons-festivals BD du Nord-Est de la France. Cordialement !

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    • Répondu par Sergio Salma le 5 novembre 2010 à  19:00 :

      Salut Tonton, y avait longtemps. Mais dites donc, vous êtes un peu tête-en-l’air vous. Il s’appelle pas Maurice Janssens mon pote , vous mélangez vos fiches. Renseignez-vous , voyons... Janssens c’est le co-créateur de la série Cosmic Patrouille( avec des "c" pas des "k") c’est vous qui êtes un cas. Vous êtes aussi un comique d’ailleurs.

      "...même s’il publie chez bamboo"... je vais vous dire, je ne lui passerai pas ce post ni à son éditeur d’ailleurs sinon vous risquez de vous en prendre une quand vous le verrez en dédicaces dans vos Ardennes chéries.

      Et comme je suis heureux de remonter dans votre estime, ça me rend tout chose. Oh, ça , je me disais : " Pfouh !Là !Là ! c’est triste je crois que je suis bas dans l’estime de m’sieur Pincemi. Qu’est-ce qui pourrait me tirer de là ?..." . Suffisait d’être l’ami d’un auteur que vous aimez bien, ça alors. Eh oui on se mélange aussi, vous pensez peut-être que les auteurs ne fréquentent que leurs collègues les plus proches graphiquement et scénaristiquement. Vous vous trompez(encore une fois) lourdement. On peut être très différents dans ce qu’on raconte et néanmoins être les meilleurs amis du monde. Le contraire est aussi possible. Ce qui est bien avec vous( oui, c’est aussi lassant) c’est qu’on est obligés de ressasser toujours les mêmes trucs évidents, d’encore une fois bousiller les idées reçues et flinguer toutes les mauvaises habitudes dans lesquelles vous pataugez encore plus gaiement depuis que vous êtes un jeune retraité.

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