Lorsque le phénomène Joann Sfar s’est mis sur orbite, cela doit faire maintenant près de vingt ans, on se demandait déjà si le Niçois ne publiait pas trop, n’occupait pas trop d’espace. On avait oublié que la tripotée d’ouvrages qu’il alignait dans l’année était la conséquence d’une décennie de refus, de blocages, de projets avortés et que, le succès aidant, le dessinateur pouvait ressortir ses vieux projets de ses tiroirs, donnant l’impression de produire comme vache qui pisse, alors que non, c’était le résultat d’un processus plus lent qu’il n’y paraissait. Interrogé sur cette question, Sfar répondait, avec son inconséquence habituelle : "Je n’oblige personne à acheter tous mes bouquins." Une fois de plus, il avait tort.
Une expérience de cinéma
Cette rentrée permet de comparer trois incarnations de Sfar : un film, une BD et ce qu’il faut bien appeler un journal. Dans le film, que la critique reçoit fraîchement et qui, certainement, devra désorienter sinon décevoir les lecteurs de Sébastien Japrisot, Sfar fait du Sfar. Mais à quoi d’autres vous vous attendiez, tas d’idiots ? Il fait une lecture, et une lecture esthétique, du roman de Japrisot, il en fait sa chose.
On aime ou on n’aime pas les auteurs de BD qui font du cinéma, mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils impriment leur marque : un film d’Enki Bilal ou de Frank Miller ne ressemble à rien d’autre qu’on ait vu auparavant. Ils ne sont probablement pas satisfaisants, méritent des tombereaux de critiques, mais au niveau de l’originalité, de leur écriture, de leur signature, ils font une œuvre qui leur ressemble, sans doute parce qu’ils ne s’appliquent pas, comme d’autres, à s’effacer devant leur sujet, leur récit, leurs personnages. Et ce faisant, ils renouvellent l’esthétique ultra-formatée du cinéma, "une industrie", comme le rappelait Malraux.
Nous, lecteurs de bande dessinée, nous connaissons bien cette interaction entre le propos et l’image. Entre chaque case, il y a cet "art invisible", comme le décrit si bien Scott McCloud, qui donne une injonction, Roman Jakobson dirait conative, au spectateur/lecteur, une façon pour l’auteur de lui dire : j’existe, mais toi aussi, ne l’oublies pas.
Sfar existe, et même de façon envahissante, quasiment logorrhéique parfois, souvent perturbante. Alors oui, entre le récit de Japrisot et le spectateur, il y a Sfar, ses obsessions, ses goûts esthétiques, ses sentiments, ses souvenirs. "La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil", comme chez Bilal, comme chez Miller, est une expérience de cinéma qui change le regard, la perception, l’humeur. Les critiques de cinoche peuvent faire la fine bouche, Sfar est là, on le reconnaît bien. On peut ne pas l’aimer, mais l’ignorer certainement pas.
Le macho abandonné
Ce n’était pas perceptible d’entrée dans Le Chat du Rabbin, car on voyait bien, dans les précédents tomes, que Sfar avait des choses plus importantes que lui-même à dire : l’expérience de la judéité, le rapport à la foi, à une identité niée par l’antisémitisme...
Dans cet album, Tu n’auras pas d’autre dieu que moi (Ed. Dargaud), le tome 6 de la série, où Zlabya met au monde un enfant, ce qui, pour le chat du rabbin, revient à une forme de trahison, se pose la question de l’exclusivité du rapport à Dieu, à l’être aimé.
Le Commandement en titre de l’album, tiré de L’Exode (20-3), souligne bien la problématique : c’est par amour pour Êve que l’homme croque dans la pomme, "péché originel" et acte fondateur de l’humanité. Pour la première fois, Adam porte son attention exclusive sur autre chose que le divin. Idem pour la naissance de l’enfant, acte créateur par excellence, face auquel le père doit bien assister, désemparé, à une perte d’attention de sa compagne pour le nouvel arrivant. La seule magie de la naissance, d’ailleurs, renvoie cette ridicule histoire d’homme façonné dans l’argile (et ne parlons pas de sa côte !) au statut de fable puérile.
Pour la première fois, cette histoire revêt pour Sfar une question intime : l’expérience de la paternité, une perte d’exclusivité aussi troublante que de croquer la pomme (de l’arbre de la connaissance, rappelons-le, une symbolique à rapprocher du mythe de Prométhée, lui aussi promis à la souffrance éternelle). C’est aussi la remise en question d’une identité : le mâle dominant, le Pater Familias, se trouve détrôné.
On voit bien la dimension toute personnelle de cette situation qui renvoie à une identité machiste tellement envahissante qu’elle déborde dans la sphère publique, s’auto-représente dans une œuvre largement diffusée, offrant dans les médias l’image d’un créateur omniscient, sûr de lui, célébré et primé, et par conséquent adulé de tous... et de toutes.
Sfar le chat en prend pour son grade, ses soliloques philosophiques, aussi brillants soient-ils, n’ont plus aucune portée. Une variation un peu grandiloquente du macho rabroué. Cela valait bien la peine de retrouver la parole...
Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable...
Les lecteurs de Romain Gary, l’une des références privilégiées de Sfar qui le dessine en Malka des lions, connaissent le titre de ce roman qui a bien des points communs avec tout ce que Sfar raconte en ce moment, et en particulier dans son carnet, Je t’aime ma chatte (Ed. Delcourt) qui sort ces jours-ci.
Il a rompu avec la mère de ses enfants, une idylle de jeunesse et qui a duré plus de trente ans. Et il tente de retrouver dans ses nouvelles amours, des jeunes femmes ravissantes, la stabilité perdue. En pure perte. À qui la faute ? À Dieu, encore une fois ? L’agnostique niçois sait bien que non.
En feuilletant les pages de ces carnets -qui ne sont pas exactement un journal mais plutôt une sorte de bulletin de liaison avec ses lecteurs- je ne pense pas à Gary, paradoxalement, mais plutôt à Sacha Guitry dont l’édition originale de 60 Jours de prison m’avait fasciné par sa forme manuscrite, un épais volume écrit tout en cursive d’une belle écriture ronde et ample, imprimé sur un papier bouffant. Guitry, comme Sfar, était écrivain, plutôt bon dessinateur, homme de théâtre, dramaturge et cinéaste, créateur total en résumé, macho impénitent et éternel phraseur qui faisait la joie des médias. Mais un homme qu’on ne pouvait appréhender avec pertinence que dans sa totalité, comme Sfar aujourd’hui. Ne suivez donc pas son conseil : essayez de le lire dans sa totalité, c’est la meilleure façon de l’appréhender. Ces trois sorties simultanées vous en donnent l’occasion...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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"La Dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil" de Joann Sfar, en salles depuis le 5 août 2015.
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En médaillon : Joann Sfar - Photo : © Kris Dewitte / Waiting For Cinéma
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