« Faire son deuil. » L’expression est devenue commune, mais reflète-t-elle la réalité d’une blessure aussi puissante qu’intime ? On ne peut ranger définitivement dans les tiroirs de sa mémoire le souvenir d’un proche. Il faut apprendre à vivre avec l’absence, accepter la disparition irrévocable, continuer à faire et à être sans celui ou celle qui manque. C’est ce que tend à montrer Shanghai Chagrin, bande dessinée réalisée par Léopold Prudon à la suite du décès de son père.
Fortement marqué par cette disparition, le jeune dessinateur ressent le besoin de s’isoler et de s’éloigner. Il choisit la Chine, et en particulier Shanghai. L’autre bout du monde. L’exotisme d’une civilisation asiatique et la familiarité de sa modernité. Le tourbillon du gigantisme et de la foule et la solitude de l’étranger. L’immersion est complète, absorbante. Elle permet à la fois de renouveler le quotidien, en le brusquant, et de renvoyer à l’introspection.
La ville est omniprésente dans les dessins de Léopold Prudon. Gratte-ciel emblématiques, ruelles inconnues, architectures dantesques, détails triviaux : tout l’intéresse, tout capte son regard et imprime sa mémoire. Chemin faisant et le temps passant, il dessine une véritable cartographie personnelle de la mégapole, lui donnant un caractère à la fois universel et familier - certaines images pourraient trouver leur place n’importe où ailleurs sur la planète - et une singularité propre - c’est Shanghai, et pas une autre ville.
La déambulation est agréable, teintée de nostalgie malgré la découverte. Grâce au trait légèrement tremblant, vibrant même, l’urbanisme froid prend vie. L’imprécision et la multitude de détails donnent l’impression de naviguer dans les souvenirs d’un voyageur un peu égaré, distrait mais attentif au décor, au paysage et aux vies qui l’habitent. L’écrivain voyageur Nicolas Bouvier n’aurait pas renié cette approche mêlant sens de l’observation, sensibilité et détachement.
Mais Shanghai Chagrin est un palimpseste. Sous la cartographie de la ville s’en cache une autre, plus intime encore, moins palpable aussi, celle du deuil de la relation père-fils. Au long des promenades urbaines surgissent souvenirs, bouts de dialogues, sensations et impressions. La mémoire se fait parcellaire mais tenace, évasive mais surprenante.
Le portrait de la relation se révèle par fragments. Il n’y a pas de révélation à attendre. Simplement, le souvenir infuse. La douleur devient une compagne habituelle, moins dure, indéniablement présente pourtant. Quelques mots d’un poème, quelques paroles la réveillent tout en la rendant supportable. Le choc s’éloigne.
Progressivement, insensiblement mais de façon implacable, les deux cartographies, celle de la ville et celle de l’intime, s’imbriquent. La découverte de la ville - et du pays, car Léopold Prudon s’est un peu éloigné de Shanghai - accompagne l’apprivoisement du deuil - à moins que ce soit l’inverse. L’ouverture à l’inconnu permet in fine d’accepter le connu, aussi dur qu’il soit.
Shanghai Chagrin est donc tout sauf un manuel pour « faire son deuil ». C’est une bande dessinée sur l’intime confronté au monde et à son altérité, sur la mémoire et sa construction, sur la disparition et - paradoxe - sa présence inaltérable.
(par Frédéric HOJLO)
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Shanghai Chagrin - Par Léopold Prudon - L’Association - 105e volume de la collection Ciboulette - 16,5 x 24,5 cm - 144 pages en noir & blanc - couverture souple avec rabats - parution le 14 janvier 2021.
Consulter le site de l’auteur & écouter l’émission Par les temps qui courent (par Marie Richeux, France Culture, 5 février 2021) avec l’auteur comme invité.
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