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« Sin City » et « Batman » : la marque de Frank Miller

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 6 juillet 2005                      Lien  
Dans les travées du dernier Festival de Cannes, Miller était à l'image de ses personnages : taiseux, ténébreux, les yeux perçants comme des vrilles. Resté immobile pendant toute la conférence de presse, il s'anime soudain pour viser avec un revolver imaginaire un journaliste qui se demande ce qui lui arrive. Miller a tout d'un {freak}, à l'exemple des ses créations qui sont pourtant en train de faire bouger le cinéma, comme Miller avait fait naguère bouger la BD, à coups d'électrochocs.

Rien n’est ordinaire dans Sin City, la BD comme le film. A la fois dessinateur et scénariste, l’homme qui avait révolutionné la série Daredevil dans les années 80 en assurant scénarios et dessins, avant de revenir plusieurs fois au personnage en collaborant avec des artistes comme David Mazzucchelli (Born Again), Bill Sienkiewicz (Elektra Assassin et Love & War), puis de redonner vie au personnage d’Elektra pour l’album Elektra Lives Again, pour finir par raconter les débuts de Daredevil avec John Romita Jr sur The Man Without Fear. Travaillant aussi pour DC, il fait également subir un traitement de choc à Batman (Batman : Year One avec David Mazzucchelli, Batman, The Dark Knight Returns qu’il dessine lui-même) a ensuite très vite abandonné les majors exploiteuses de talent pour entreprendre des œuvres personnelles, hors normes. Qui chez DC avait vraiment pressenti le potentiel créatif d’une série comme Ronin, l’un de ses premiers travaux et l’une des premières BD américaines à s’inspirer des mangas ? Pas grand monde. Pourtant, les fans eux, ont compris la manoeuvre. Et parmi ceux-ci, une nouvelle génération de cinéastes dont un certain... Quentin Tarantino, récemment président du Festival de Cannes, qui se souvint de cette BD pour créer Kill Bill.

« Sin City » et « Batman » : la marque de Frank Miller
Frank Miller et Will Eisner

Une œuvre au noir

Sin City est l’œuvre au noir de Miller, sa pierre philosophale, un chef-d’oeuvre d’une violence désespérée, une série qui est l’antithèse d’un produit de l’industrie du comic-book : en noir et blanc, alors que les comics étaient déjà envahis par les mises en couleur photoshopées et tape-à-l’œil ; sans longueur et sans héros précis, alors que les comics de super-héros sont corsetés dans des fascicules de 24 planches environ et perpétuent sur des générations des héros bien identifiés ; d’une noirceur sans limite enfin, qui attirerait les foudres d’une commission de censure (in)digne de ce nom, et en tout cas peu conforme au comic code institué en 1954 par les éditeurs de comics pour parer précisément aux manœuvres des censeurs. Le comic-book mainstream est en couleurs ? Très bien, Miller sera le roi du noir et blanc surexposé, radical, sans gris, ni nuance. Une ligne de conduite à la fois esthétique et philosophique.

Sin City
de Frank Miller (1993)

Desseins noirs sur écran blanc

C’est cet argument qui a prévalu pour son adaptation cinématographique. Le résultat est étonnant et marque une étape dans l’histoire du cinéma. Au point que les critiques de cinoche en sont déboussolés. Thomas Sotinel, dans Le Monde, pourtant bon connaisseur de la BD, s’étrangle et constate, en cinéphile, que : « ... toutes les lois de la bande dessinée sont respectées à la lettre, ce qui n’est guère étonnant puisque Frank Miller est l’un des réalisateurs du film. À ses côtés, on trouve Robert Rodriguez, qui après des débuts fracassants (El Mariachi) s’était essentiellement consacré à la sympathique série pour enfants "Spy Kids". Il faut y ajouter un "réalisateur spécial invité", Quentin Tarantino. Mais la présence de deux des sectateurs les plus ardents du cinéma bis dans l’équipe ne suffit pas à ramener Sin City du côté du cinéma. » [1] Et le chroniqueur cinéma du Monde de conclure péremptoirement : « La vanité du projet serait totale s’il ne permettait pas de constater à quel point le cinéma et la bande dessinée, arts nés en même temps et nourris des mêmes siècles, sont irréductibles l’un à l’autre.  »

Sur ce dernier point, Sotinel fait sans doute lui-même péché de vanité. Pourtant, il voit juste : entre Tarantino et Miller, il y a plus qu’une identité de vue. Le séquençage en épisodes de Kill Bill, son ton référentiel et son permanent métissage esthétique en étaient une démonstration. Aussi, le fait que le réalisateur de Pulp Fiction rende hommage à Miller en venant tourner une séquence dans son film ne nous étonne pas. Quant à Roberto Rodriguez, il est un de ces jeunes talents qui ont décidé, comme Tarantino, de prospérer en marge d’Hollywood, exaspérés par une pratique des studios qui abâtardit toute démarche artistique par un formatage aussi stérile que frustrant.

Sin City de Miller et Rodriguez (2005)
Une esthétique qui marque l’histoire du cinéma.

Nous, amateurs de BD, nous sommes satisfaits. Voici enfin un film qui respecte l’esprit de la BD et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est plutôt réussi. Cela dit, s’il a des limites -et c’est là que Sotinel se trompe dans son analyse- c’est à Miller qu’il les doit. On sent bien que le critique du Monde reproche principalement la violence outrée du film et l’idéologie qu’elle sous-tend. Grâce à une esthétique originale, elle s’impose avec un brio arrogant. Le discours de Miller tient à peu de chose, en fait : le monde est devenu un cloaque pestilentiel dans lequel la nature humaine ne peut plus s’exprimer que dans la noirceur. Au-delà de ce postulat, son film, comme ses BD, tournent à vide. A côté, la réflexion quasi téléologique et l’humanisme militant d’un Alan Moore passent pour une lubie de vieil hippie que l’on soupçonne d’avoir trop fumé de moquette.

Batman, antidépresseur ?

Batman Begins
de Chris Nolan (2005)

D’ailleurs, si l’on examine bien le script du dernier Batman pourtant inspiré de la BD de Frank Miller, Batman : Year One, on peut y lire une esquisse, bien faiblarde, de contre-argumentation. Batman plaide assez mollement pour une certaine forme d’humanisme qui a été celle du Hollywood de l’âge d’or. Mais les temps ont changé, le gendre idéal en tweed Ronald Reagan a fait la place à la brute en muscles Schwarzenegger.

Batman Begins soutient mollement la comparaison avec les précédentes adaptations de Tim Burton, dont le kitsch burlesque doit beaucoup aux prestations de Danny DeVito et de Jack Nicholson. Dans ces films-là, l’humanité était grimaçante, mais encore pitoyable. L’empreinte de Miller sur le film de Christopher Nolan est incontestable, mais celui-ci, grâce à un retour aux canons du personnage opéré par un tour de passe-passe psychanalytique sans mystère, arrive à rendre le personnage de Batman intègre et humain. Batman, rappelons-le, ne dispose pas de super-pouvoir : sa force, il la tire de ses qualités physiques, de son intelligence, de son argent et de la mythologie qu’il est amené à construire pour impressionner ses adversaires.

Ce James Bond mâtiné de Largo Winch et de Zorro renoue avec l’optimisme du héros de Bob Kane. Un optimisme qui fut nécessaire pour se redonner de la vigueur face au monstre nazi qui avait dévoré l’Ancien Monde. Le premier mérite du film de Nolan est de ne pas faire basculer Batman du côté de la Force Obscure. Chez Nolan, le monde est certes corrompu mais pas irrécupérable. Une logique qui va à l’encontre de l’idéologie millerienne, machine à broyer indéfiniment du noir qui ne génère que de la déprime.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Crédits photographiques : DR, Warner Bros, Pan Européenne Edition (pour Sin City), Comic-book Legal Defense Fund pour la photo de Miller et Eisner. Illustrations : Batman © DC Comics. Sin City © Dark Horse Comics

[1in Le Monde du 20 mai 2005.

 
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