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Sophie Ansel : "Ils m’ont parlé de l’enfer qu’ils vivaient, après être sorti de l’enfer birman"

Par Thierry Lemaire le 19 septembre 2012                      Lien  
On pensait connaître le problème birman alors que l'on n'en avait vu que la partie émergée. [Lunes birmanes->art13695], de Sophie Ansel et Sam Garcia aborde la situation dramatique des candidats à l'exil. Un parcours ahurissant de violence, dont la destination finale réserve à ces miraculés un sort moins enviable que dans leur pays d'origine. Un récit effarant qui souligne un peu plus les conditions de vie déplorables des Birmans.

La visite d’Aung San Suu Kyi en France fin juin a replacé sous le feu des projecteurs de l’hexagone le problème de la démocratisation de la Birmanie. Jusqu’au récent film de Luc Besson, la popularité de la nouvelle députée birmane fait énormément pour que le pays garde espoir dans un avenir sans junte militaire. Toutefois, certaines facettes de cette société nous restent inconnues. Le sort abominable des Birmans qui fuient le pays en est une. Sophie Ansel a choisi de briser le silence.

Avant de connaître la Birmanie, vous aviez une grande expérience du Sud-Est asiatique.

Oui, j’ai vécu et travaillé en Malaisie, pas mal voyagé en Thaïlande. Je suis arrivé en 2001 et j’ai arrêté mon travail là-bas en 2005. En 2006, j’ai passé plusieurs mois en Birmanie. Après, je suis retournée en Malaisie. Et puis j’ai encore fait quelques aller et retour entre 2007 et 2009.

La découverte de la Birmanie, ça a commencé comme un simple périple touristique.

Oui, j’avais décidé de n’avoir aucun plan de voyage et de laisser le hasard des rencontres guider mes pas. Du coup, quand je suis arrivée en Birmanie, je n’ai pas commencé par visiter les endroits touristiques. Je voulais découvrir le pays à travers la vie quotidienne de ses habitants.

Une facette que vous ne connaissiez pas du tout quand vous travailliez en Malaisie ?

En fait, je n’avais jamais réfléchi à la Birmanie. Je ne m’étais pas posé de questions sur la vie là-bas. Je ne m’étais pas non plus posée de questions sur la clandestinité en Malaisie. Je vivais dans un monde complètement parallèle à celui que j’ai découvert par la suite.
Sophie Ansel : "Ils m'ont parlé de l'enfer qu'ils vivaient, après être sorti de l'enfer birman"
Comment vous avez réussi à être en contact avec la population birmane ? On imagine que ça ne doit pas être si facile.

Les gens sont très gentils. C’est facile d’être en contact avec eux. Après, on s’autocensure pour ne pas parler politique avec eux, parce qu’on sait que ça peut les mettre en danger. Eux aussi évitent le sujet. Et puis le fait que je sois une femme voyageant seule leur donne envie de m’aider. La relation est facile. Après, il y a des lieux où les touristes n’ont pas accès. Une fois, j’ai pris un bateau et lors d’une escale, je me suis retrouvée dans un village où je n’aurais pas dû être. Mais le bateau était déjà parti. Je me suis retrouvée au poste de police. Ils m’ont signifié qu’ils allaient me faire attendre très longtemps en gardant mon passeport pendant deux heures. Moi, je leur ai signifié que j’avais tout mon temps. Finalement, je me suis retrouvée dans un hôtel birman un peu pourri. Et je ne savais pas que j’étais en quelque sorte en résidence surveillée. Je suis partie faire un tour et quand je suis revenue, tout le monde était affolé. Du coup, le soir, j’avais une escorte de policiers. Et c’est d’ailleurs la seule fois où je ne me suis pas sentie en sécurité…

Quelles étaient vos motivations pour aller en Birmanie ? Simplement découvrir le pays ou bien aviez-vous déjà une petite idée derrière la tête ?

Déjà, j’avais décidé d’arrêter ma carrière dans le marketing. Je voulais réfléchir autrement à ma vie et au monde qui m’entourait. Après avoir économisé un peu d’argent pour arrêter et avoir du temps pour voyager, je suis partie avec l’idée vague de faire un tour du monde. Etre sur la route, prendre des notes, des photos.

Et la Birmanie, c’était la première étape.

Oui, qui aurait pu m’emmener vers d’autres pays. Mais j’ai appris tellement de choses en Birmanie, j’ai eu tellement de belles rencontres, alors que le pays est dirigé par une dictature. Je me suis posée beaucoup de questions par rapport à la liberté, par rapport à ce que vivaient ces gens qui n’avaient souvent rien et qui vous donnaient tout. J’ai trouvé quelque chose que j’avais envie d’approfondir. Je n’avais pas envie de survoler. La Birmanie, c’est plein de pays, d’ethnies, de langues et de cultures différents. J’avais aussi envie de comprendre ça.

Vous avez choisi de raconter la Birmanie par un fil rouge qui est très original et inconnu du public français, ce sont les Birmans qui fuient le pays. Il y a aussi la vie dans la campagne, qu’on ne connaît pas. Comment en êtes-vous venue à ces thèmes ?

Ce qui m’a séduit, c’est aussi ces montagnes, ces traditions, ces gens qui voudraient être en harmonie avec les lieux mais qui se font confisquer leurs terres par l’armée. Mon voyage m’a amené dans ces villages. J’ai rencontré par hasard une famille dans l’Etat Taishin, en essayant de retrouver la trace d’une Birmane que j’avais croisée dans un train. Les membres de cette famille m’ont parlé de leur fille qui était partie en Malaisie et dont ils n’avaient plus de nouvelles depuis deux mois. Il y avait une histoire avec la police mais ils n’avaient pas bien compris. Et comme je devais rentrer en Malaisie, j’ai pris les contacts et j’ai essayé de la retrouver. Ça a été pour moi l’occasion de rencontrer une communauté de réfugiés de différentes ethnies. Et l’occasion d’en savoir plus sur la situation et leurs motivations.

La parole était plus libre, évidemment.

Tout à fait. Du coup, c’était incroyable. Plein de gens voulaient parler, parce que personne ne s’intéressait à leur cas. Et ils m’ont parlé de l’enfer qu’ils vivaient, après être sorti de l’enfer birman. Ah bon, en Malaisie ? Pourtant, j’y ai vécu pendant 4 ans. J’étais révoltée envers moi-même pour n’avoir jamais réfléchi à ça, à vivre dans un monde parallèle. Et donc, ils m’ont raconté leurs conditions de vie. Et au fur et à mesure, je me suis rapprochée de certains d’entre eux. J’en ai vu qui ont été arrêtés, d’autres qui m’ont appelé à l’aide en me disant qu’ils étaient dans le camion des relahs. Finalement, la clandestinité amène une autre forme de dictature, mais plus difficile à dénoncer.

Et avant, il y a un sacré chemin de croix.

Beaucoup ont vécu des choses terribles en Birmanie, puis durant leur fuite. Beaucoup ont été arrêtés en chemin, vendus comme quasi esclaves sur des bateaux de pêche ou des plantations pendant des mois, des années. Et après, ils arrivent en Malaisie dans un autre enfer, paniqués, dans des squats. Puis ils sont arrêtés, et conduits dans des centres de rétentions où les conditions de vie sont terrifiantes. Ce sont des paysans pour la plupart, souvent jeunes, et ils n’ont ni l’éducation ni les armes pour réagir de la bonne manière et trouver une issue. Et autour d’eux, il y a tous ces gens qui profitent de leur fragilité.

On se rend compte qu’en Malaisie ou en Thaïlande, les Birmans qui fuient ne sont pas loin d’être considérés comme des sous-hommes.

J’ai beaucoup de témoignages de Birmans qui remarquent qu’ils sont invariablement regardés de haut. Historiquement, il y a toujours eu des petites tensions entre ces peuples. Et puis le fait que ces pays ne leur reconnaissent pas le statut de réfugiés, c’est déjà un problème. On peut ajouter la corruption d’officiers qui en profitent, et qui jusqu’à peu n’étaient pas punis pour leurs exactions.

Alors, cette histoire a pris plusieurs formes avant de devenir une bande dessinée.

J’ai commencé par prendre des photos, j’ai pris plein de notes. J’ai monté le tout en un diaporama de 40 minutes que j’ai montré en festival de voyageurs. Mais j’avais vraiment envie de raconter toutes ces histoires, tous ces témoignages. J’ai fait un documentaire de 13 minutes pour l’émission 66 minutes sur M6.

Et pourquoi avoir voulu faire une bande dessinée ?

Je connaissais Joe Sacco et quelques bédéreportages, et je trouvais que si je voulais montrer ce qui m’avait le plus effrayée dans cette histoire – dans les jungles en Malaise ou en Thaïlande par exemple avec ces réfugiés qu’on parque comme du bétail – la bande dessinée était le meilleur moyen pour montrer vraiment ce qui se passe. J’ai écrit un long résumé et j’en ai parlé avec l’éditeur. Il m’a présenté Sam et ses dessins. On s’est très bien entendus, tout de suite. Il percevait très bien ce que je voulais exprimer, tout en s’appropriant cet univers. J’ai adoré travailler avec lui. On a fait un gros travail de documentation, à partir de mes très nombreuses photos et vidéos, et de celles d’autres documentalistes.

Il n’a pas été sur place ?

Il connaît un peu la Malaisie. Mais pas la Birmanie. Maintenant, il en connaît nettement plus. Plein de petits détails. Il a reconstitué les maisons de thé, les hommes en longi, les montagnes de taishin, etc.

Vous n’aviez pas d’expérience de création de bande dessinée. Comment ça s’est passé pour le découpage ?

Je lui envoyais un découpage en décrivant chaque case. Mais il pouvait adapter à son goût en regroupant des cases ou en modifiant certaines choses. Ce qui m’a permis de m’aguerrir de mon côté. J’avais des idées assez précises, mais en même temps, elles ont évolué avec Sam. C’était très instructif. Surtout pour un projet long comme celui-là.

Quels sont vos prochains projets ?

Je continue, sur un sujet plus délicat.

Plus délicat que la conditions des réfugiés birmans !? Qu’est-ce que ça peut bien être ?

Je m’intéresse à une ethnie un peu taboue en Birmanie, les Rohingyas. Je suis en train d’enquêter. C’est une ethnie que les Birmans ne reconnaissent pas comme une ethnie birmane. La junte au pouvoir a légiféré pour leur retirer la nationalité birmane. En ce moment, il se passe des choses assez atroces dans leur état.

(par Thierry Lemaire)

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