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Sophie De Mesmaeker : « Jidéhem et Franquin travaillaient en symbiose »

Par Charles-Louis Detournay le 4 juillet 2019                      Lien  
La fille et l'épouse de Jidéhem ont retrouvé les toutes premières planches de "Ginger", en couleur directe ! De quoi proposer une exposition hors-normes. Sophie De Mesmaeker en profite pour revenir sur la collaboration de son père avec Franquin, ainsi que les questions financières liées au patrimoine.

Âgé de 14 ans, Jean De Mesmaeker, qui signe déjà JDM, conçoit son premier personnage, Ginger : un gros bras élégant à la Lemmy Caution dont Jidéhem était un grand fan. Dans l’enthousiasme de sa jeunesse, il réalise une centaine de planches en couleur directe. Croyant bien faire, le jeune apprenti, élève à Saint-Luc, ignore que ces planches en couleurs ne pourront pas être reproduites avec les moyens techniques de l’époque.

Qu’à cela ne tienne, Jiji - c’est le diminutif amical que lui donnera sa femme, repris plus tard par l’ensemble de ses amis et confrères - se présente à la rédaction d’Héroïc-Albums et dépose la centaine de planches sur le bureau de son éditeur Fernand Cheneval. Épaté par le talent du jeune garçon, Cheneval l’embauche à la condition qu’il recommence les planches au trait. Travailleur infatigable, Jidéhem s’exécute et opère des modifications au découpage qui améliorent encore la qualité de son travail pourtant déjà très au point. Jidéhem publiera au moins sept récits dans Héroïc-Albums au cours des années 1956 et 1957, sa carrière est lancée et il a tout juste 20 ans.

Le futur Jidéhem est encore loin d’imaginer qu’un an plus tard il entamera une collaboration avec André Franquin, qu’il deviendra l’un des piliers de l’école de Marcinelle et que sa propre fille, Sophie, deviendra sous son crayon l’un des personnages emblématiques du journal Spirou.

En attendant, cette centaine de planches en couleurs directes sont rangées, puis oubliées... jusqu’à ce que son épouse, Gwendoline De Mesmaeker, et sa fille, Sophie De Mesmaeker ne les retrouvent. Avec Philippe Capart (La Crypte tonique), elles vous invitent à visiter l’exposition consacrée à ces toutes premières planches de Jidéhem. Un voyage plein d’émotions dans les travaux prometteurs d’un jeune dessinateur surdoué.

Sophie De Mesmaeker : « Jidéhem et Franquin travaillaient en symbiose »

Sophie De Mesmaeker, comment est né le projet d’exposer les premiers travaux de votre père, Jidéhem ?

Lorsque mon père nous a quittées il y a deux ans, ma mère et moi, nous nous sommes replongées dans son travail, ses planches, ses dessins originaux… En faisant le tri, nous avons retrouvé ces planches en couleurs de Ginger, soigneusement emballées, qui constituaient le prélude à sa carrière de dessinateur, ainsi qu’un éditorial inédit intéressant que nous avons souhaités présenter au public.

Nous sommes étonnés de l’état de conservation des planches ?!

Oui, elles n’ont jamais été manipulées, ni publiées, les couleurs sont magnifiques, éclatantes. Il faut savoir que Ginger est un projet éditorial qui lui tenait vraiment à cœur et dont il prenait grand soin.

Donc, votre père âgé de 17 ans se présente à la rédaction d’Héroïc-Albums...

Oui, mon père y rencontre Fernand Cheneval, l’éditeur, qui lui donne sa chance tout en lui demandant de recommencer les planches présentées car mon père avait réalisé le coloriage directement sur les originaux, et les moyens techniques de l’époque ne permettaient pas de les reproduire idéalement.

Mon père a collaboré aux deux dernières années d’Héroïc-Albums. Il est très vite devenu un incontournable : son travail était plébiscité par les lecteurs et des lettres à son attention parvenaient à la rédaction. Ma mère et moi avons le projet de réunir l’ensemble de ce matériel publié dans Héroïc-Albums pour en réaliser un ouvrage, mais pour l’instant aucune date de parution ne peut être avancée. Chose amusante, bien avant de connaître mon père, ma mère le lisait déjà Héroïc-Albums...

En décembre 1956, Héroïc-Albums s’arrête, que fait ton père ?

Mon père prend rendez-vous aux éditions Dupuis, où il rencontre Charles Dupuis qui lui conseille, sans plus d’explications, d’aller voir André Franquin. C’est comme ça qu’un jour de 1957, il se retrouve rue du Brésil, dans l’atelier de Franquin.

Franquin l’embauche-t-il comme assistant salarié ?

Non, mon père travaille sous le statut d’indépendant, comme Franquin d’ailleurs. Par ailleurs, je préfère le terme de collaborateur à celui d’assistant, car cela réduit son rôle. Lorsque Franquin et mon père se rencontrent en 1957, il se crée une symbiose entre eux, mon père et lui se sont beaucoup apportés, ça collait vraiment entre eux et cette collaboration a duré plus de 10 ans, pratiquement sept jours sur sept ! Ils ont énormément travaillé pour soutenir le rythme des parutions hebdomadaires et satisfaire les commandes qui affluaient sans cesse. L’atelier de la rue du Brésil comprenait également un troisième collaborateur, Jean-Jacques Verbruggen qui faisait des couleurs sur mesure et avait été rebaptisé "Phumiphon" en raison de sa ressemblance avec un roi thaïlandais.

Votre père a-t-il encore le temps de travailler à ses propres productions ?

Non, car dès qu’il rejoint Franquin, mon père travaille essentiellement sur Gaston. C’est lui qui va dessiner les quatre cents premiers gags du personnage, qui sont signés de la main des deux auteurs, mais mon père réalise 90% du travail et les contrats attestent de cette collaboration.

J’aimerais le dire à l’adresse de certains galeristes qui tentent à toute force d’en faire des originaux de Franquin. Lors de récentes rééditions, certaines retouches Photoshop font même disparaître la signature de mon père, ce qui nous choque profondément, ma mère et moi.

L’atelier de la rue du Brésil est-il fréquenté par d’autres personnes ?

L’atelier était avant tout un lieu de travail, Roba y a travaillé un temps assez court ainsi que Marcel Denis. Yvan Delporte y passait également de temps en temps. Les visites, c’est surtout à la maison où nous habitions à Uccle : je devais avoir 6 ans et je voyais débarquer Tillieux, Will, Franquin, Morris, Peyo sans oublier Roba qui était mon parrain. Une joyeuse bande de grands gosses !

Nos familles étaient très liées, nous partions en vacances ensemble. C’était vraiment merveilleux ! Puis nous partagions d’autres moments plus difficiles, comme la mort de Maurice Tilllieux et sa femme peu de temps après, ce qui nous avait tous profondément bouleversés. Je me souviens aussi des premiers pas de Walthéry.

Chez Dupuis à cette époque il y avait une joyeuse ambiance, les auteurs s’entraidaient. Par exemple lorsque Roba avait un job de publicité et qu’il était un peu surchargé, il le refilait carrément à mon père. Tout se faisait un peu comme ça, et sans se prendre au sérieux.

Faisons un bond dans le temps si vous le voulez bien : vous nous avez raconté que dans les années 1980, les auteurs-phares de Dupuis avaient sollicité un rendez-vous en raison de problèmes fiscaux ?

Oui, au milieu des années 1980, certains auteurs de Dupuis, dont mon père, ont pris rendez-vous avec le ministre des finances de l’époque pour lui faire part de leurs difficultés fiscales. A cette époqu,e leur notoriété est considérable, la BD belge étant vantée à l’étranger dans tous les guides touristiques, au même titre le chocolat ou la bière. Bref, il leur paraissait légitime d’aller chercher un peu d’aide auprès d’un ministère.

Le problème est le suivant : en Belgique, l’auteur de BD n’a pas de statut, il est juste indépendant comme l’épicier du coin. Sauf que l’auteur de BD est souvent lié à un éditeur et tributaire de la façon dont il gère votre travail.

À un moment en France, l’auteur de BD bénéficiait du statut de travailleur de presse qui leur assurait notamment une retraite ?

Oui, c’était l’idée qu’ils souhaitaient soumettre au ministre. À l’époque en Belgique, le droit d’auteur était considéré comme un revenu du travail, et pas encore un revenu mobilier comme c’est le cas actuellement. Toujours est-il que les albums se vendaient par centaines de milliers d’exemplaires, mais qu’il fallait payer les charges de ses revenus du travail. Les lois sociales explosaient ; mon père et ses amis étaient tous très inquiets ! Je me souviens de discussions interminables à la maison, nous étions bien loin de la joyeuse période d’insouciance…

Et finalement, comment se passe ce rendez-vous chez le ministre des finances ?

Vous êtes bien assis ? Le ministre leur a tout simplement conseillé d’aller s’installer dans un pays plus favorable fiscalement.

Drôle et cynique à la fois !

Oui, il n’est pas sorti beaucoup de solutions de cet entretien avec le ministre, le caractère patrimonial en Belgique compte peu. L’une des conséquences est qu’un jour, un bon Samaritain se présente chez de grands auteurs pour racheter les droits de personnages et leur permettre de payer des arriérés fiscaux. Tant et si bien qu’aujourd’hui, certains ayants droits n’ont plus aujourd’hui qu’un droit moral sur les œuvres.

Et votre père pendant ce temps-là ?

Mon père était un passionné et il continuait tant bien que mal son activité. Mais la bande dessinée évoluait : un petit commerce se mettait en place avec de nouvelles pratiques, comme la dédicace sur feuille volante, les ex-libris… On assistait à la naissance des premiers galeristes, et l’on commençait à vendre des planches originales : l’esprit bon enfant était remplacé par un petit monde économique parallèle. Je me souviens de dédicaces à la Foire du Livre où il n’y avait que des enfants dans les files d’attente. Aujourd’hui, ce sont des adultes qui viennent aux dédicaces. Je me sais que certains obtiennent les adresses de dessinateurs et vont jusqu’à ouvrir les poubelles en bas de chez eux à la recherche d’un bout de croquis. Conscient du phénomène, mon père avait pour habitude de déchirer ses croquis en petits morceaux ; Franquin avait même acheté une déchiqueteuse...

Dans la dernière expo consacrée à Gaston Lagaffe à Beaubourg, le travail de votre père est mis en valeur. Cela vous a touchée ?

Oui, bien sûr, ainsi que ma mère ! Je remercie les concepteurs de cette exposition qui ont eu la volonté de ne pas minorer le travail de mon père sur les quatre cents premiers gags de Gaston. Je crois qu’il est temps de remettre mon père a sa juste place en ce qui concerne son apport à Gaston, même si cela doit déplaire à ceux qui veulent réécrire l’histoire à des fins mercantiles.

Propos recueillis et texte : Stéphane Goblet.

(par Charles-Louis Detournay)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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Code EAN :

Exposition Premiers cartons ! Jidéhem époque héroïque, jusqu’au 21 juillet prochain à la galerie Bortier, entrée rue Saint-Jean 17 ou rue de la Madeleine 55 à 1000 Bruxelles.

L’exposition est ouverte tous les jours de 13h à 17h jusqu’au 21 juillet, ce qui vous donnera aussi l’occasion de rencontrer Sophie Demesmaeker qui vous accueille dès l’entrée.

Soutenez l’exposition

La crypte tonique a consacré un bel ouvrage au travail de Georges Beuville dans le journal Tintin. Il est toujours en vente

Toutes les photos de l’exposition sont : Stéphane Goblet.
La photo en médaillon est : DR.

 
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5 Messages :
  • Formidable interview qui remet les pendules à l’heure pour ce qui concerne les premières centaines de gags de Gaston.

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  • Sophie De Mesmaeker : « Jidéhem et Franquin travaillaient en symbiose »
    4 juillet 2019 13:35, par Van Vaerenbegh Olivier

    Pour compléter, l’exposition s’accompagne d’une publication de La Crypte Tonique exclusivement disponible ici : https://fr.ulule.com/premiers-cartons/

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  • Il est difficile de faire la part de Franquin et de Jidéhem sur les 400 premiers gags de Gaston. C’est une réelle collaboration où Franquin était davantage sur les personnages et Jidéhem sur les décors.
    Franquin a pris totalement cet univers en main au gag 446. On le voit aussitôt car les décors deviennent plus baroques. Et cela s’amplifie par la suite au point de perdre un peu de colonne vertébrale.
    La période où Jidéhem travaillait avec Franquin sur les décors de Spirou est ma préférée. Car il y avait l’imagination débordante des situations et des images dans des décors extraordinaires, parfaits de rigueur et de construction.
    Jidéhem est avec Roger Leloup et Will, le meilleur décoriste de la BD franco-belge. Son soutient à Franquin fut déterminant et à permis à celui-ci d’atteindre des sommets tout en travaillant très vite ! Il a surtout apporté une structure qui fut extrêmement bénéfique au dessinateur de Spirou et on peut penser que l’arrêt de leur collaboration fini par pousser Franquin à abandonner, même inconsciemment, le personnage titre du journal.
    Nous retiendrons leur très belle camaraderie, telle qu’évoquée ici par sa fille, et leur splendides albums pour le plus grand plaisir des lecteurs.

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    • Répondu par Sergio Salma le 6 juillet 2019 à  21:48 :

      Il est très facile au contraire de voir qui a fait quoi. Il suffit de regarder les phylactères . Jidéhem a beaucoup dessiné et encré à mon avis des scénarios très dessinés où Franquin définissait le mouvement . Un très très grand nombre de tous les premiers gags et cartoons ,on voit que Jidéhem était livré
      à lui-meme. Ils ont improvisé une collaboration. Franquin sur des centaines de gags est le scénariste et Jidéhem le dessinateur complet personnages et décors. Et avec le temps on voit que Franquin reprenait un peu plus à chacune des étapes. Très choquant en effet d’appeler
      Jidéhem assistant.

      Et donc dans cette interview on apprend que Franquin avait une déchiqueteuse. Glups.

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  • J’avais réalisé une interview en 2011 de François Walthéry à ce sujet.
    https://www.actuabd.com/Walthery-Il-ne-faut-pas-sous

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