Ses auteurs, Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault avaient déjà commis auparavant une autre biographie,Yvan Delporte, réacteur en chef (Dupuis), autour du timonier mythique des années d’or du Journal de Spirou dans les années 1960. Ce travail leur a donné de l’appétit et ils y ont trouvé, chemin faisant, mille et une anecdotes savoureuses sur une aventure éditoriale devenue mythique au point d’inspirer les auteurs de bande dessinée (cf. Gringos Locos de Yann & Schwartz). Aussi n’a-t-il pas fallu pousser beaucoup Serge Honorez et José-Louis Bocquet, les directeurs éditoriaux de Dupuis et plutôt bons connaisseurs de cette histoire.
"À la mémoire de Jean Dupuis et Jean Doisy", telle est la dédicace de l’ouvrage, et elle dit tout : les auteurs sont dans la réhabilitation du véritable créateur de Spirou : Jean Dupuis (1875-1952), imprimeur-éditeur à Marcinelle, ville-banlieue de Charleroi en Belgique, qui eut l’idée d’adjoindre un magazine jeunesse aux titres Les Bonnes Soirées (1922), un journal familial "féminin" bien pensant et Le Moustique (1924), son pendant masculin centré sur l’humour et la caricature, et Jean Doisy (1899 - 1955), romancier de la veine des Stanislas-André Steeman et autres Georges Sim, qui trouvera dans la rédaction en chef de Spirou l’emploi de sa vie.
La force de cet ouvrage réside dans ses documents : Christelle et Bertrand Pissavy-Yvernault sont allés fouiller les archives familiales des personnalités qui ont porté Spirou sur ses fonds baptismaux. Cartes d’identité, photos de jeunesse, correspondances,... les documents défilent, tracent la généalogie, composent la famille jusqu’à la création de Spirou par Jean Dupuis qui en établit la ligne éditoriale et qui en choisit le nom sur une liste soigneusement reportée sur son calepin.
C’est un dessinateur français né en Belgique, Robert Velter, déjà mis en vedette par le Journal de Toto, qui est sollicité pour créer le héros-vedette du journal. Il s’inspire d’un groom qu’il avait croqué alors qu’il naviguait sur L’Île de France dont les mousses de sonnerie qui apportaient messages et cigarettes, étaient costumés de rouge.
Mais la principale influence est la BD américaine dont Velter s’inspire et particulièrement le personnage de Perry Winkle de Martin Branner, connu en France sous le nom de Bicot, un dessinateur croisé sur un transatlantique et qui offrit à Velter d’être son assistant pendant deux ans à New York. Un hommage croisé entre Velter et Branner est d’ailleurs reproduit dans l’ouvrage.
Les aventures du personnage (nous en reparlerons car une intégrale est publiée en même temps que le présent volume) reproduisent les poncifs de leur époque. D’abord orienté vers la Belgique, le journal est royaliste, catholique et conservateur, et fasciné par les États-Unis qui est alors la Mecque de la bande dessinée de l’époque. D’ailleurs, aux côtés de production d’artistes débutants (le Tif & Tondu de Dineur), les planches de Chester Gould (Dick Tracy), Franck Buck (Ramenez-les vivants), Fred Harmann (Red Ryder) ou encore Siegel & Shuster (Superman) viennent apporter la touche de modernisme dont l’hebdomadaire avait bien besoin.
Trois papas et une maman
L’une des trouvailles de ce livre est d’établir la paternité complexe de la création du groom. Inventé par Jean Dupuis, son destin graphique n’est pas moins original, la modernité est au rendez-vous puisque Spirou est le produit, si l’on inclut Jean Dupuis, de trois papas et d’une maman ! Rob-Vel en est le dessinateur et son épouse, l’illustratrice liégeoise Blanche Dumoulin, en est sans doute la coscénariste avec son mari. Mais un assistant du nom de Lucien Lafnet, un peintre liégeois qui signe ses illustrations sous le pseudonyme de Davine, intervient dès la première planche et est même représenté sur celle-ci en train de créer le personnage du groom !
Lafnet décède en septembre 1939 en ayant lui-même assuré la réalisation de quelques planches de Spirou signées Davine, à ce moment un pseudonyme commun avec Blanche Dumoulin ?, sans que l’on sache exactement si elle intervint graphiquement sur les dessins. En avril 1939, dans une dédicace à Jean Doisy, Blanche Dumoulin signe encore du nom de Davine... Le mystère reste entier.
Autre figure fondatrice : Jean Doisy. Il semble qu’il n’ait pas eu d’influence sur le choix des bandes dessinées, domaine réservé du jeune Charles Dupuis. C’était un rédacteur en chef qui n’en eut jamais le titre, signant la plupart des rubriques du journal, dont celle du Fureteur. On lui doit la création du personnage de Valhardi.
La guerre va bouleverser le destin de Spirou. Mobilisé sur le front, Rob-Vel se repose sur son épouse qui a du mal à assurer les livraisons. Un certain Van Straelen assume l’intérim jusqu’à ce que Joseph Gillain ne reprenne le personnage avec brio à partir du 20 octobre 1940. Avec l’arrivée de la guerre, Jean Dupuis rejoint l’Angleterre avec toute sa famille, laissant son fils Charles gérer Spirou...
Très influencé par Hergé, Jijé va le dépouiller de son côté naïf et grotesque et lui imprimer une ligne éminemment moderne. Il devient l’homme-orchestre de l’hebdomadaire de la bonne humeur. Catholique assumé, il sauve la trésorerie de l’entreprise avec une biographie de Don Bosco qui est un succès de librairie, ceci en dépit d’une interdiction provisoire du journal par l’occupant.
La Libération arrive enfin. Le père-fondateur revient de Londres et Jijé, croulant sous le travail, rétrocède Spirou, entre-temps racheté par Dupuis à son créateur, à un jeune auteur venu du dessin animé : André Franquin.
Tintin dans Spirou ?
Le 16 octobre 1945, Paul Dupuis a rendez-vous avec Hergé. L’enjeu ? Publier Tintin dans Spirou. Tout le monde connaît l’implication de son créateur dans Le Soir Volé et les poursuites à son encontre pour "incivisme", c’est à dire pour collaboration. Mais un curé ami des Dupuis avait insisté pour que la rencontre se fasse. Jean Dupuis et son fils Paul considèrent que c’est une aubaine. Mais Charles Dupuis qui a prit du galon pendant la guerre refuse net. Lors de son rendez-vous, Paul Dupuis fait part de la décision à Hergé : ce sera non.
Un autre épisode de l’histoire de la bande dessinée belge commence alors...
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
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