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Stéphane Blanquet : des "Guimauves" à plein crocs (électriques)

Par Frédéric HOJLO le 28 juin 2017                      Lien  
Stéphane Blanquet irrigue différents champs artistiques depuis les années 1990. Le dessin, le fanzinat et le 9e Art sont bien sûr ses domaines de prédilections, mais il s'intéresse aussi au théâtre, à l'animation, à la photographie et à tout ce qui peut toucher à l'art contemporain. Les éditions Cornélius ont choisi, avec "Guimauves", de nous redonner accès à une myriade de ses bandes dessinées, révélatrices de son univers, son style et ses évolutions.

Un dessin de Stéphane Blanquet se reconnaît au premier coup d’œil. Il a certes eu des imitateurs, mais c’est en pure perte que l’on voudrait le singer - même s’il est chaudement recommandé de s’en inspirer. Son univers, dérangeant en diable, et son style, à la fois brut et très travaillé, demeurent atypiques. Et le fait que l’artiste ne se cantonne pas à la bande dessinée contribue à brouiller les pistes et à enrichir une recherche souvent à la limite du déséquilibre.

Stéphane Blanquet ne semble surtout pas du genre à faire des concessions. Ses thèmes ne sont pas en vogue ? Son graphisme exubérant, presque effrayant, détonne dans un paysage éditorial qui tend chez certains commerçants à s’uniformiser ? Il n’en a cure. Il a un sillon à creuser, un monde à peupler, une humanité à révéler à elle-même. Ses personnages difformes ou psychotiques, ses histoires macabres, ses décors foisonnants troublent, déstabilisent, angoissent. Mais ils renvoient toujours aux tréfonds de l’âme humaine.

Le succès médiatique paraît être le cadet de ses soucis. Heureusement, car il aurait probablement bien du mal à obtenir le même écho que d’autres. Il faut dire que chez lui le lecteur ne se voit rien offrir. Pas de joli roman graphique à faire dépasser du sac de plage. Pas de prêt-à-penser vaguement moraliste. Mais une œuvre à laquelle il faut se confronter. Il faut être attentif aux détails, apprécier la composition et ne pas craindre les retours en arrière. Il faut accepter les effets de miroir - entre les histoires, entre le livre et le lecteur, entre l’auteur et son univers - quitte à se dire que si nous ne sommes pas si aimables que nous voulons bien le dire, il en va de même pour n’importe qui.

Stéphane Blanquet ne flatte pas les désirs de gentillesse des lecteurs. Chez lui, un adolescent attardé n’est pas un poète un peu fleur bleu mais un tueur en puissance, pervers polymorphe dont l’infinie tristesse empêche de le condamner définitivement. Un enfant harcelé n’est pas une pauvre victime de son entourage brutal et inique, mais un cafard. Juste un cafard. Il n’est pas dit que le pêcheur fera sa repentance et aura son pardon. Une tare est indélébile : il faut l’assumer.

Stéphane Blanquet : des "Guimauves" à plein crocs (électriques)
Guimauves page 91 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 92 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 93 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 94 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 95 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017

Stéphane Blanquet publie ses dessins depuis plus de vingt-cinq ans maintenant. Souvent auto-édités au départ, ses travaux ont paru dans divers fanzines et graphzines : PLG, Last Gasp Comics & Stories, Chacal Puant, La Monstrueuse... Ils ont aussi participé aux beaux jours d’éditeurs indépendants parmi les plus importants : Cornélius bien sûr, qui publie le recueil dont il est ici question, mais aussi L’Association, United Dead Artistes, Drozophile, Alain Beaulet éditeur ou encore, tout récemment, Les Crocs électriques. Une seule entorse à ce parcours, comme un sacrifice incontournable sur l’autel du mainstream : un épisode de la série Donjon, dirigée par Joann Sfar et Lewis Trondheim chez Delcourt. Et encore, ce Donjon Monsters tome 4 : Le noir seigneur (2003) reste sans doute un des plus sombres de la série.

Ces Guimauves, éditées ce printemps par Cornélius, sont à la fois une reprise et un prolongement, prenant des airs d’anthologie sinon d’œuvres complètes. Le premier Guimauve - au singulier cette fois-ci - datait de mai 1997. Stéphane Blanquet y regroupait pour Cornélius plusieurs de ses histoires courtes, fournissant à la collection Paul un de ses volumes phares, aux côtés notamment des Mitchum de Blutch. Dans une pagination relativement limitée (32 pages), les auteurs pouvaient s’y exprimer au format "comix" et se laisser aller à toute sorte d’expérimentations narratives et graphiques. Le projet d’un numéro deux de Guimauve avait bien été lancé, mais en vain.

Guimauves n’est donc pas une suite. Reprenant la totalité du volume de 1997, l’éditeur y adjoint une belle quantité de récits courts - parfois d’une seule page - et d’illustrations s’échelonnant de 1994 à 2010. La majorité date de la fin des années 1990 alors que seulement quelques dessins et deux récits ont été créés au XXIè siècle. Guimauves est par conséquent représentatif d’un travail datant d’une vingtaine d’année : une véritable immersion dans un imaginaire alors en pleine construction.

Résumer chacune des vingt-cinq histoires - sans compter les illustrations en pleine page et les cabochons - de cet ouvrage n’aurait pas grand sens. Rappelons simplement que l’auteur y échafaude un plan sûrement diabolique pour empêcher l’humanité de se satisfaire de bons sentiments et de loyaux services. Les mutations abondent et les mutilations inondent les pages. Les meurtres n’y sont pas que de sang froid et les manipulations peuvent être gratuites.

Rares sont les auteurs à posséder un univers aussi sombre - et à fournir au lecteur une si petite bougie pour s’y éclairer. Les corps, tout en restant humains, se tordent. Les végétaux et les animaux gagnent une vie surnaturelle. Les familles s’entretuent ou se passent à la casserole. Les difformités et les peurs rappellent le monde de Charles Burns. Mais les livres du dessinateur américain paraissent presque pâlichons en comparaison des récits de Stéphane Blanquet.

Guimauves page 105 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 106 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 107 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017
Guimauves page 108 © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017

Guimauves permet certes de se confronter à cet espace mental si particulier. Mais il nous offre aussi la possibilité de mieux comprendre les évolutions graphiques et narratives de Stéphane Blanquet. Son trait se fait tantôt épais, tantôt plus fin. Ses histoires varient de la linéarité la plus simple à l’originalité la plus subtile. Récit en boucle, en spirale, en échos - récit muet, récit bavard, récit au langage imaginaire. Le dessinateur tente et réussit, s’exerce et se perfectionne. Il en vient peu après à des expériences rarement égalées, comme La nouvelle aux pis (Cornélius, 2001) ou La vénéneuse aux deux éperons (Cornélius, 2006).

Par au dessus dessous © Stéphane Blanquet / Les Crocs électriques 2017

Un bon dans le temps. En 2016 et en compagnie de Jessica Rispal, Stéphane Blanquet fonde Les Crocs électriques. Sa mue s’est poursuivie. Il dessine toujours, peut-être plus que jamais, même s’il ne s’en est pas contenté. Comme nous le découvrons dans Par au dessus dessous (2017), son trait ne s’est pas assagi, mais sa narration est de plus en plus libre. Certains diront peut-être que ce n’est plus de la bande dessinée. Qu’importe ! S’affranchissant des codes - des contraintes - traditionnelles du récit, le dessinateur poursuit son exploration de la noirceur du monde et de l’âme. Chaque image évoque la peur ou l’angoisse, le sexe ou la mort. Et pourtant, l’ensemble reste bien moins effrayant qu’un journal télévisé un soir d’hiver.

Les Crocs électriques : qu’est-ce à dire ? Une "performance-action éditoriale à dose électrique", nous disent Jessica Rispal et Stéphane Blanquet. Imaginée à l’été 2016, fondée à l’automne de la même année, cette maison d’édition ambitionne de publier cent livres en un an - un livre tous les trois jours, dans une production "soutenue, incontrôlable". Des ouvrages soignés, peu chers. Des livres d’artistes, provocants et chatoyants. Un défi qui tient presque du happening. Les Crocs électriques : mettre les doigts dans la prise et mordre l’art. Comme un dessinateur qui veut échapper à l’ennui ?

Guimauves © Stéphane Blanquet / Cornélius 2017

Voir en ligne : Le site de l’auteur

(par Frédéric HOJLO)

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Code EAN : 9782360810956

Les pages présentées en illustration de cet article sont issues à l’origine de : La Monstrueuse #1, Chacal Puant, 1997 (pour les pages 91 à 95) & Comix 2000, L’Association, décembre 1999 (pour les pages 105 à 108).

17 x 24 cm - 144 pages couleur - couverture cartonnée avec jaquette américaine - collection Pierre - parution le 1er juin 2017 - commander ce livre chez Amazon ou à la FNAC.

Consulter le site de l’auteur et son projet éditorial "Les Crocs électriques".

Visionner une rencontre avec l’auteur, datée de 2016, à l’occasion de son exposition lors du festival Pulp (reportage de la chaîne Arte).

 
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