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Stéphane Miquel & Loïc Godart (Le Joueur) : « Les romans de Dostoïevski ont enflammé notre jeunesse ! »

Par Charles-Louis Detournay le 1er décembre 2010               Le Joueur) : « Les romans de Dostoïevski ont enflammé notre jeunesse ! »" data-toggle="tooltip" data-placement="top" title="Linkedin">       Lien  
La collection Noctambule continue de nous livrer des pépites libérées après une maturation certaine. Cette adaptation du Joueur de Dostoïevski en est une nouvelle preuve, en mettant en scène les passions et prisons de l’âme humaine.

Noctambule est la collection d’adaptation littéraire de Soleil. Au lieu de courir les titres, sa directrice Clotilde Vu préfère laisser les auteurs choisir pleinement leurs cadres de travail, pour rajouter leur vision à celle du romancier.

Stéphane Miquel & Loïc Godart (<i>Le Joueur</i>) : « Les romans de Dostoïevski ont enflammé notre jeunesse ! »
Il est aujourd’hui question du Joueur de Dostoïevski : le romancier y dépeint une famille d’aristocrates russes, attendant que leur grand-mère décède pour toucher l’héritage qui les sauvera de la ruine. Ils patientent tous, passant d’une station balnéaire à l’autre, jouant pour tromper le temps et croire que la chance leur sourira. Entre passion dévorante du jeu et appel de l’amour, le jeune Alexeï louvoie, ne parvenant pas à lire les cartes que lui a tirées le destin.

Afin de mieux se faire une idée de la profondeur de cette adaptation, nous sommes partis à la rencontre de leurs auteurs : Stéphane Miquel ancien journaliste et photographe, écrivain pour la bande dessinée depuis quelques années, et Loïc Godart à qui nous devons déjà L’Anatomiste, déjà coscénarisé par le même Miquel.

Dans cette collection Noctambule, vous êtes le second duo à vous lancer dans l’aventure de l’adaptation littéraire, après Cromwell & Catmalou pour Le Dernier des Mohicans. Selon vous, quels sont les avantages et inconvénients de travailler à deux dans cette optique ?

Loïc Godart : L’avantage, c’est de pouvoir mieux répartir les postes et d’être d’autant plus responsables, l’un travaillant pour l’autre. Ça donne une obligation vis-à-vis de l’autre, que l’on ne se donnerait pas forcément en travaillant tout seul.

Stéphane Miquel : Oui, parlons surtout des avantages. Certains sont majeurs, notamment quand les rôles sont parfaitement définis (un scénariste / un dessinateur) : chacun apporte dans sa partie sa sensibilité, son identité, et son originalité pour enrichir l’adaptation. C’est une chance d’être surpris par l’apport de l’autre. Ça s’est passé ici, presque constamment. Les inconvénients surgissent uniquement lorsque l’ego s’emmêle ou empiète sur les prérogatives de l’un ou de l’autre. Quant on a confiance dans le « talent » de l’autre, c’est à la fois motivant et gratifiant.

Le travail d’adaptation littéraire est un exercice à part entière. Quels sont les choix que vous avez d’emblée posés pour cadrer votre travail ?

Stéphane Miquel : L’autre ambition de départ consistait à mettre surtout en lumière les ambiguïtés et les tourments des personnages. De travailler sur leur psychologie. La trame a été respectée : notamment le glissement du héros, Alexeï de la passion amoureuse vers la passion du jeu. Enfin, l’idée d’un découpage du récit en trois actes s’est rapidement imposée : Faites vos jeux/Les jeux sont faits, rien ne va plus/ Impasse, perds et meurs.

Loïc Godart : Nous voulions également privilégier le respect de l’époque et éviter de jouer la carte du spectaculaire dans la mise en scène, ce n’est pas une histoire de super-héros !

Stéphane Miquel : D’autres choix se sont imposés au fur et à mesure de la construction de la BD : le travail sur le cercle, l’organisation des séquences clés comme l’arrivée de la grand-mère, etc. Tout cela vient peu à peu. Ma première lecture a d’emblée fait naître des « scènes obsessionnelles », des scènes que j’ai visualisées immédiatement et qu’il fallait absolument, impérieusement, placer dans l’album. Elles peuvent paraître anodines aux lecteurs mais elles structurent fortement le récit : je pense par exemple aux scènes dans la gare de Roulettembourg, dans le square autour du manège, ou encore sur le bateau…

Le nombre de livres adaptables est vaste, vous avez pourtant choisi une œuvre plutôt complexe et pas toujours facilement abordable. Défi ou volonté de surprendre ?

Loïc Godart : C’est juste un bouquin que j’aimais beaucoup. Après, c’est sûr que c’est un gros morceau. Sur ce genre de roman, il faut rester au service de l’œuvre : il y a tout dedans, c’est l’œuvre qui vous dicte ce qu’il faut faire.

Stéphane Miquel : C’est Clotilde Vu, notre éditrice et directrice de la collection Noctambule qui a eu l’idée de nous réunir autour d’un projet commun. Loïc a proposé Le Joueur. J’ai sauté à pieds joints ! Crime et châtiment, Les Démons, les Frères Karamazov… Tous ces romans monstres ont nourri – voire enflammé (si, si) ma jeunesse. Alors évidemment, adapter Dostoïevski, comment refuser ? Par chance, Le Joueur n’est pas le plus imposant des romans du grand Russe. C’est un livre charnière dans son œuvre, car après lui, Dostoïevski s’attaquera à ses grands chantiers que je viens de citer. Le défi, s’il y en avait un, consistait surtout à mettre en scène le livre, réussir l’adéquation entre forme et fond : travail sur le cercle, sur le zéro, mais aussi soin porté au cadrage, à la valeur des plans…

Votre récit tourne autour d’une double scène qui introduit et conclut votre album. Était-ce la plus belle composition à choisir pour cette adaptation en bande dessinée ?

Stéphane Miquel : La bande dessinée est le langage idéal, plus encore que le cinéma par exemple, pour tenter ce type de découpage. C’est vrai que le roman n’est pas construit de cette manière. C’est une des libertés que notre adaptation a prises : ouvrir et fermer le livre sur une scène en miroir, qui constitue une boucle.

Loïc Godart : Adapter un roman en BD, c’est mettre des images sur des mots, des sentiments, des perceptions. L’image récurrente de la BD, c’est le cercle, il était intéressant de retrouver ça dans le découpage.

Stéphane Miquel : Cercle de la roulette, cercle du zéro annoncé par le croupier, cercle du jeu, cercle familial : c’est la figure centrale effectivement du roman, sa part symbolique et métaphysique même. On a cherché sans cesse à utiliser cette figure. En faisant se répondre prologue et épilogue, mais aussi dans la construction même de certaines séquences, de certaines planches, voire de certaines cases. Les lecteurs attentifs pourront repérer cela : en théorie, si nous n’avons pas trop mal réussi notre coup, c’est un album où tout « tourne »…

L’intrigue se noue, se dénoue puis se renoue progressivement, au contraire d’autres histoires qui ne forment qu’un seul bloc. Cela donne-t-il plus de rythme au récit ?

Loïc Godart : Ça lui donne un côté plus réaliste surtout, les personnages vont et viennent, montent et descendent, ils sont tous un peu perdus et naviguent à vue, les phases de dépression sont souvent entrecoupées par des phases d’euphories.

Stéphane Miquel : Pas d’archétype, pas de caricature chez Dostoïevski. L’homme et la vie sont là : dans leurs tourments, leurs travers, leurs vicissitudes. Grandeur et bassesse se côtoient sans cesse, comme en chacun de nous. Son œuvre ausculte, autopsie ce combat intérieur permanent entre nos aspirations contraires et contrariées. Les personnages sont en permanence ramenés à ce qu’ils ont de plus misérable. Le réalisme est là : tout est conflit. Rien n’est linéaire, attendu, cousu de fil blanc.

Comment avez-vous travaillé le choix des personnages ? En parallèle à leur description dans le roman, pour que le lecteur puisse comprendre d’un coup d’œil à quelle personnalité il a affaire ?

Stéphane Miquel : Très vite, il m’est apparu qu’il fallait les conserver tous. Je veux dire : tous ceux qui constituent la cellule (le mot n’a jamais été mieux choisi : la famille est ici une prison) familiale. Car leurs tourments se répondent les uns, les autres. La folie du jeu de la grand-mère entraîne celle d’Alexeï. La passion d’Alexeï éclaire la sagesse d’Astley. L’immaturité du Général interroge celle d’Alexeï, etc. C’était le premier choix à faire : ne sacrifier aucun des personnages dits secondaires. Ensuite, ce n’est pas la description des personnages qui est utile, mais leurs actions. Adapter, c’est d’abord sélectionner toutes les séquences où les personnages agissent, donnent à penser par leurs actes. Enfin, et c’est la force de l’image, on peut effectivement grâce au dessin, en travaillant sur les regards par exemple, donner rapidement à saisir les caractères, leur part de folie, de générosité, de passion.

Loïc Godart : Je suis parti sur certains stéréotypes, ça permet de faire avancer l’histoire un peu plus vite, et puis j’aime bien donner aux personnages des faciès caricaturaux voir grotesques.

Stéphane Miquel : Grâce au travail de Loïc, les trognes révèlent les trognons ! Il y a du grotesque, oui, car les personnages souvent le sont - et nous le sommes tous d’ailleurs quand la passion est en jeu - presque jusqu’à la caricature, oui, mais sans jamais y sombrer. J’adore évidemment ça : origine belge oblige ! Ensor, les Gilles de Binche, etc. Quand on a des affinités avec la Belgique, on baigne là-dedans. Le grotesque, ça nous connaît… Mieux : ça nous enchante !

Dans le Joueur, on aborde deux grandes passions et gouffres de la nature humaine : ainsi Alexei se consume d’amour avant de ne plus vivre que pour et par le jeu. Était-ce ainsi que vous vouliez apporter de la lumière sur ces deux thématiques ? Qu’un homme éperdu d’amour peut se livrer sans retenue à d’autres "passions" comme celle du jeu ? Ou qu’elles sont justement inconciliables ?

Stéphane Miquel : Oui, il me semble qu’avoir un tempérament passionné, c’est par nature pouvoir sombrer et dans la passion amoureuse (qui est exactement l’opposé de l’amour véritable : dans la passion, on n’aime que soi et pour soi, l’ego règne partout, le don à l’autre n’existe pas ou si peu) et dans d’autres passions, notamment celle du jeu. Est-ce que l’on peut vivre les deux simultanément ou est-ce qu’elles s’excluent ? Difficile à dire. Ici, clairement, Alexeï glisse de la passion amoureuse à la passion du jeu. La seconde exclut et remplace la première. Pourquoi ? Parce que dans sa relation amoureuse, obsessionnelle, passionnelle à Polina, Alexeï obtient ce qu’il voulait : elle finit par s’offrir à lui. Quel intérêt désormais à ses yeux ? Le Joueur est, me semble-t-il, un grand roman sur l’immaturité : Alexeï est un enfant. Il ne conçoit pas de ne pas obtenir ce qu’il désire. Une fois qu’il l’a, il s’en désintéresse… Mais pour le jeu, c’est impossible. Ce que l’on conquiert vous échappe le coup d’après. Le cercle vicieux par excellence.

Loïc Godart : Le personnage d’Alexeï est complexe en ce sens, car il est plein de frustrations, de par son statut, son manque de fortune, et à la fois mu par de grandes aspirations, ce qui lui « permet » de se situer au-dessus des autres. Ce qu’il souhaite avant tout, c’est posséder la fortune, Polina, mais une fois qu’il a tout ça, plus rien n’a de sens. Le jeu lui permet de gagner bien sûr, mais il lui permet aussi de tout perdre, et de devoir se « refaire ».

Stéphane Miquel : Et il finit par jouer pour éprouver cette sensation. Perdre, se perdre, éprouver le vertige masochiste de l’humiliation, puis la sensation unique de gagner à nouveau, c’est-à-dire de renaître… Jouer, pour Alexeï, c’est lancer un défi au destin. Une quête autrement plus exaltante à ses yeux que de s’attirer les faveurs d’une femme… Dostoïevski, on le sait, fut lui aussi un joueur obsessionnel. Il a vécu ce que l’on appelle communément l’enfer du jeu. Il écrit Le Joueur en pleine crise de roulette aiguë. Et lui aussi a connu, dans sa vie personnelle, une passion pour une Polina. Le Joueur est donc un de ses romans les plus autobiographiques. Mais il a fini par échapper à sa passion du jeu. Comment ? D’abord en trouvant l’amour, le véritable. Ensuite en s’abandonnant à un appel plus impérieux que tous les autres : celui de l’œuvre. Dostoïevski n’a sans doute jamais cessé de vouloir, par la passion amoureuse, comme par le jeu, échapper à son destin, à sa mission : écrire.

En plus du jeu, le roman met en lumière les différences entre les peuples. J’ai l’impression que vous avez parfois plus insisté sur les rapports troubles des personnages et sur l’addiction au jeu que sur cet aspect. Parce qu’il est moins contemporain à l’heure actuelle ?

Loïc Godart : Parce que Dostoïevski était un personnage que l’on pourrait qualifier de xénophobe, ce n’est pas son trait de caractère le plus appréciable.

Stéphane Miquel : Sur la xénophobie et l’antisémitisme de Dostoïevski, il y aurait effectivement beaucoup et long à dire… Mais pour répondre plus précisément, oui, il y a eu volonté délibérée de renoncer à ce thème. Il reste quelques charges contre les Français, les Allemands, quelques notations sur le caractère russe, mais bien moins effectivement que dans le roman. L’époque a changé, bien sûr. L’Europe aussi, fondamentalement. Et il fallait de toute façon faire des choix : faire toute sa place à la caractérisation des personnages et à leurs tourments.

Votre adaptation joue beaucoup sur les couleurs et la lumière, pour donner de la profondeur aux sentiments des personnages. Comment avez-vous travaillé ce point ? En passant progressivement de la lumière à la pénombre ?

Loïc Godart : Le travail de couleur, même s’il a été réalisé dans un second temps a été réfléchi dès le noir et blanc avec des aplats de noirs de plus en plus présents, l’idée était d’enfermer Alexeï dans un éternel hiver où les seuls moments de chaleur, de passion, ne se manifesteraient que dans les salles de casino et dans les scènes avec Polina. La couleur a ici un but didactique.

Stéphane Miquel : Il fallait faire évoluer les personnages, les rendre difficiles à cerner. Leurs traits évoluent au fil de la BD. Leur souffrance intérieure trouve une traduction physique, visuelle - comme c’est le cas dans la vie, évidemment. Pour moi, cette évolution visuelle des personnages, ajoutée au travail sur la couleur, lui aussi évolutif, sont même l’un des enjeux majeurs de l’adaptation…

Quels sont vos futurs projets ? Une autre adaptation de concert ? Ou des travaux séparés ?

Loïc Godart : Je travaille actuellement sur une série d’albums pour Quadrants se situant pendant la Guerre de 14 avec Aurélien Ducoudray au scénario, et je co-scénarise également un album intitulé Le Gecko avec Nicolas Courty et Paul Frichet au dessin, à paraître en 2011 chez Akileos. Plus différents projets avec Jean-Christophe Deveney qui ne sont pour l’heure qu’au stade de l’écriture, du coup ça fait déjà pas mal de choses pour s’occuper l’esprit.

Stéphane Miquel : Continuer, évidemment. Notamment pour la collection Noctambule. C’est un bel écrin, cette collection est portée par une vraie identité visuelle, une grande exigence éditoriale. Le Joueur est arrivé après le très beau travail de Riff sur Mac Orlan, ainsi que celui de Cromwell & Catmalou sur Fenimore Cooper. Et les autres titres s’annoncent, eux aussi, originaux et différents. Tout ça motive et donne plaisir à replonger.

(par Charles-Louis Detournay)

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