Comme un appel à la prudence, Marianne Lightle, sa femme et parfois sa coloriste depuis 38 ans, a déclaré par mail suite à ce décès, alors que la pandémie reprend des couleurs inquiétantes : « La Covid a volé la vie de mon mari et notre avenir. Nous portions des masques, respections les distanciations sociales, nous nous lavions les mains.… Cela apparut comme un rhume et c’est devenu la mort. » « Je n’oublierai jamais le sentiment d’impuissance de ne pas pouvoir le sauver », a-t-elle ajouté, alors qu’elle est maintenant elle-même affectée par la Covid-19.
« Un artiste trop sous-estimé... », « Il aurait dû être une star des comics... » Voilà les propos qui reviennent souvent quand on lit les commentaires à propos de Steve Lightle, même avant son décès ! Parce que, curieusement, Steve Lightle était assez peu connu des lecteurs, pour qui il était perdu dans la masse ; mais il est très reconnu depuis les années 1980 par une solide cohorte de fans, et les professionnels de l’industrie des Comics dont il a aussi imprimé les rétines. Tous ceux, donc, qui ont apprécié son style méticuleux et sa dynamique, comme sa narration qui, à ses débuts, se détachait de celle des autres.
Oui, Lightle avait tout pour devenir une star, bien qu’il n’ait jamais atteint ce statut de superstar. Comme certains autres artistes, qui, surtout dans les années 1990, lui ont damé le pion. Des dessinateurs principalement portés par une toute nouvelle influence au niveau du style : le manga et l’animation, tout en bénéficiant de l’arrivée de la colorisation numérique. Mais surtout parce que son dessin riche et précis demandait du temps, et qu’il a débuté à une époque, les années 1980, où on en accordait encore peu aux artistes du crayon. Certains produisaient deux à trois épisodes mensuels, voire plus, contre souvent un tous les deux mois aujourd’hui. Lenteur qui l’a confiné le plus souvent à la seule réalisation de couvertures, domaine où il était très recherché.
Né à Kansas City, le 19 novembre 1959, Steve Lightle est le dernier de quatre enfants dans une famille de la classe ouvrière. Il a toujours dessiné. Il découvre les comics grâce à son frère aîné, Sherman, qui a possède encore des numéros de Fantastic Four, Doom Patrol ou encore The Flash. Un copain lui fait connaître la "Légion des Super-Héros" qui deviennent vite ses héros préférés. Ses dessins se remplissent de ces personnages costumés du 31eme siècle, de l’éditeur DC Comics.
Adolescent, il décide de s’auto-publier, avec le désir de devenir le plus jeune artiste de l’industrie. Ambition contrariée. Dépité, il apprend qu’un certain Jim Shooter, futur éditeur-en-chef de Marvel Comics, sera scénariste pour la "Légion des Super-héros", oui "LA Légion", SA "Légion", à... 14 ans !
Peu importe, profitant des contacts noués dans le milieu du fanzinat, Steve Lightle commence sa carrière en tant que dessinateur en 1984, en illustrant une histoire de la série Black Diamond de l’éditeur AC Comics en 1984. Mais, diplômé du Johnson County Community College, Lightle, qui garde le goût pour la BD, trouve un emploi où il s’occupe du département publicitaire d’une petite entreprise. Il se marie.
La même année, remarqué par DC Comics à qui il a envoyé un dossier, il débute avec une histoire pour New Talent Showcase, Ekko, écrite par Rich Margopoulos. New Talent Showcase était une idée de DC pour donner une opportunité de se montrer à des scénaristes et dessinateurs en herbe. C’est son premier travail professionnel de bande dessinée.
Il dessine ensuite une petite histoire de Batman et quelques autres menus travaux qui font qu’on le remarque. Avant de se voir offrir, énorme promotion, de dessiner la "Légion des Super-héros", le deuxième titre le plus vendeur de DC après les "New Teen Titans", qui cassent la baraque.
C’est Karen Berger la très célèbre responsable éditoriale, notamment pour ses succès avec le novateur label Vertigo, connue pour son œil très sûr, qui lui propose -à lui ce quasi inconnu- de dessiner la "Légion des Super-héros" ! Série qui vit alors l’une des grandes périodes de son histoire sous la plume Paul Levitz.
Très enthousiaste, Karen Berger est très encourageante. Surtout pour ce projet dont elle a la charge et qui voit "Légion des Super-héros" passer au format "Baxter" : une édition plus luxueuse réservée au marché des librairies spécialisées. Berger assure à Lightle que DC lui fournirait autant de travail qu’il pourrait en gérer.
Bien vu. Le jeune dessinateur brille par ses mises en page. Et la qualité, la précision de ses illustrations, comme aussi sa gestion des ombres. Les lecteurs l’adorent, qui écrivent toujours pour se plaindre que Lightle n’est pas suffisamment souvent au dessin de la série.
Car oui, même s’il cherche des méthodes pour avancer plus vite, l’artiste méticuleux peine à dessiner tous les épisodes de la "Légion" : seulement une douzaine d’épisodes en deux ans. Il se voit souvent remplacé par d’autres. Le sentiment de culpabilité le ronge, il préfère donc se contenter de faire les couvertures de la série, tout en se dirigeant sur des projets plus adaptés à sa cadence. Pourtant Lightle est toujours aujourd’hui considéré par de nombreux fans de la "Légion" comme l’un des artistes définitifs de la série.
Entre 1987 et 1988, incité par quelques promesses de l’éditorial, Lightle dessine, toujours pour DC, les cinq premiers numéros de la relance de "The Doom Patrol", la super-équipe qui, dit-on, inspirera fortement Stan Lee et Jack Kirby pour la création des X-Men, chez le grand concurrent Marvel Comics.
Promesses non tenues par DC... Lightle part, passablement contrarié. Il arrive chez Marvel, où on l’avait remarqué aussi. Toutefois, pour DC Comics, d’allers en retours au fil du temps, il a également travaillé, à son rythme, sur des personnages tels que Batman, Flash et Wonder Woman.
Chez Marvel, en revanche, au moment de cette arrivée-surprise, les responsables pensent qu’il était sous contrat exclusif avec DC Comics. Mais non, il est libre ! Alors aussitôt la nouvelle tombée, Lightle reçoit sept appels coup sur coup : les responsables éditoriaux de l’éditeur de Spider-Man et des Avengers se l’arrachent !
Le dessinateur choisit de travailler pour Bob Harras, superviseur des séries.... qui tournent autour des X-Men ; le best-seller du moment, véritable raz-de-marée qui a grandement relancé l’intérêt pour les comics, et sauvé l’industrie !
Il dessine donc un numéro de "X-Factor", puis devient l’artiste de couverture sur "Classic X-Men" à partir du numéro 30, en février 1989. Fascicules qui reprennent les épisodes iconiques des mutants vedettes Marvel Comics.
Cependant Lightle continue à faire des couvertures pour la "Légion" chez DC, et quelques pages pour des séries anthologiques. D’ordinaire, chez ces deux majors des comics, on n’apprécie pas, mais alors vraiment pas, que l’on travaille simultanément pour les deux éditeurs en même temps. Lightle semble mériter une petite entorse à ces grands principes.
Ainsi, l’artiste au style pourtant très marqué DC Comics, qui aura toujours la réputation de faire partie de ceux qui ne cherchent jamais de travail, et pour qui chaque emploi arrive directement de rédacteurs qui le poursuivent de leurs assiduités, travaille ici et là pour des travaux, forcément, courts et ponctuels. Comme dessinateur, scénariste parfois, encreur au coup de pinceau très net, et, bien sûr, artiste de couvertures. Pour des comics aussi variés que Spider-Man, Wolverine, Daredevil, Avengers, Quasar, Power Pack, Conan the Barbarian chez Marvel.
Encore un retour chez DC au milieu des années 1990. Années où il semble manquer le coche du grand succès attendu, alors que les jeunes loups issus de Marvel comics, ceux cités plus haut, ont renversé la table, pour le meilleur et surtout pour le pire. Rappelons qu’en 1996 Marvel fit faillite.
Chez l’éditeur de Batman et Superman, il dessine, après quelques travaux succincts, (lenteur toujours !), une quarantaine de couvertures pour le comics The Flash. De 1997 jusqu’en 2000.
Avec entre autres son travail sur les pages de Red Sonja en compagnie du légendaire scénariste Roy Thomas, Lightle a toutefois trouvé le temps dans ces années de participer à l’éphémère aventure du petit éditeur indépendant spécialisé dans l’adaptation des œuvres de Robert E. Howard : Cross Plains Comics.
En 2001, il décide de voler de ses propres ailes, alors que l’industrie se remet à peine d’une énorme crise, et fonde sa propre structure éditoriale dédiée à la vente de ses pages et de ses créations : Lunatick Press. D’ailleurs Matthew, le fils de Steve Lightle avait posté ce message sur le compte Facebook de son père : « Ce matin, mon père est décédé d’un arrêt cardiaque. Je tenais à vous remercier tous pour votre amitié pour mon père, et aussi vous demander si vous êtes un contributeur de Patreon d’annuler votre compte. »
Il y développe la série Justin Zane, dont il était particulièrement fier, Peking Tom ou Catrina Fellina.
Il revient encore chez DC pour travailler sur la "Légion" lors des deux décennies des années 2000. Prudent toute sa carrière, il a gardé du travail dans la publicité, ou des studios de création de jeux vidéo.
À qui la faute ? Steve Lightle est passé à côté du destin de star des comics qui lui était promis. Mais il méritait un coup de chapeau de circonstance. L’encombrant virus de la Covid-19 qui, lui, joue les superstars ou plutôt les supervillains, l’a cueilli de manière foudroyante et fatale, quasiment le crayon à la main, alors qu’il était encore plein de projets et d’enthousiasme, et que, comme tout le monde, il faisait attention. Suffisamment, pensait-il. Pas de meilleur rappel à la prudence, Croyons-nous, alors que certains esprits partout s’échauffent.
Pour aider la famille Lightle à payer les factures de la prise en charge médicale de Steve et autres dépenses, une collecte de fond a été organisée.
Satané virus qui se plait à jouer les mutants vedettes...
(par Pascal AGGABI)
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