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TRIBUNE LIBRE À Didier Pasamonik : De quoi les super-héros sont-ils le nom ?

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 23 août 2019                      Lien  
Sollicité pour préfacer une anthologie de super-héros Marvel, le Pulitzer Prize Art Spiegelman s’est fait refuser son texte pour avoir osé mettre en perspective l’évolution des superhéros avec la politique internationale actuelle. Une situation de plus en plus banale qui confirme un effet d’autocensure généralisée qui ne prend même plus la peine de se dissimuler.

De cela, nous vous en avons récemment relaté l’anecdote. En fait, cette histoire est symptomatique d’une réalité : n’importe quel symbole est aujourd’hui monté en épingle, tourné en dérision, retourné, vidé de sens en un temps record. Telle est la résultante du fact checking  : l’information d’abord, la réflexion ensuite.

Or, les qualités essentielles du 9e art : sa science de la simplification et sa capacité à caractériser ses personnages sont précisément celles que recherchent aujourd’hui les médias. Un sujet aussi complexe que la relation entre les États-Unis et la Chine est liquidé en trois minutes au 20h ou sur la longueur d’un tweet. L’information est atomisée en petites particules facilement assimilables qui rebondissent sans cesse, un encas pour le temps de cerveau des consommateurs avant de lui fourguer la seule information qui rapporte : la publicité.

TRIBUNE LIBRE À Didier Pasamonik : De quoi les super-héros sont-ils le nom ?
© Marvel Studios

Un toon à la Maison blanche

Les communicants d’aujourd’hui sont très au point sur cette nouvelle sophistique. L’ironie de Dada ou des Situationnistes a inauguré une longue lignée de créations déconstructives -parfois qualifiées de « post-modernes »- qui a largement prospéré dans la société, de la BD à la TV, au stand up : de Gotlib à Marsault, des Guignols de l’info à Dieudonné, une certaine contre-culture jouisseuse et jouissive des années 1980 s’est transformée en machine à détruire les valeurs. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux  » prophétisait Guy Debord dans La Société du spectacle (1967).

L’homme de Marvel qui finance Donald Trump ne s’y trompe pas : le président des USA est un héros parfaitement caractérisé, grimaçant comme le Joker, pratiquant l’humour dans la terreur. On connaît la punchline de l’ennemi de Batman : « Why so serious ? ».

En 1946, Hitler tente de recruter Superman dans son club de surhommes. En vain...
© DC Comics

La mèche du locataire de la Maison Blanche n’est pas blonde comme celle de Tintin, elle est orange comme un bec de canard. Son visage tiré et botoxisé à l’excès est simple à caricaturer : Trump est un toon parfait. Sa cohérence, c’est l’incohérence, mais son agenda politique est organisé comme celui de Marvel, dans une suite de coups d’éclat aux objectifs très clairs et au scénario bien huilé. Pour Disney-Marvel, comme pour Trump, le mot d’ordre est «  Make Captain America Great Again. » Exit le naïf appel à la mobilisation de Joe Simon et Jack Kirby combattant avec leurs petits poings pour une cause humaniste.

Éloge de la complexité

Dans le texte qu’il proposait en introduction à ces classiques du comic-book, Art Spiegelman soulignait combien la diaspora clinquante de héros musclés en collants du Golden Age avait consacré ses premières heures à combattre le mal qui gangrénait le monde, principalement les dictatures fascistes et communistes : « [ils] ont fait surgir une mythologie de superhéros, quasiment des dieux, mais des dieux laïques pour conjurer des faits politiques tels que la Grande Dépression ou la Seconde Guerre mondiale… »

Aujourd’hui, la mythologie de papier venue d’Amérique procède à un étrange dialogue avec les religions révélées qui déchirent l’humanité. Elle est son double. La déferlante ultra-formatée des super-héros qui déboulent en salle (déjà 23 films Marvel au compteur pour un investissement moyen de 200 millions de dollars chaque, soit au total 5 milliards d’investissements et 13 Milliards de recettes, c’en est écœurant), s’accompagne d’une montée en puissance d’une doxa qui, elle aussi, rejette la réflexion, la complexité, et même pire : la liberté de conscience.

© DC Comics

L’une et l’autre se posent en parangons de la vraie foi. Ce nouvel ordre moral, idéologique et commercial, dont les supers-héros sont les chevau-légers, s’impose clairement en censurant Netflix, Twitter ou Facebook, en plaçant au même niveau l’essentiel et le futile, en anesthésiant ou en écartant tout discours qui transgresserait une règle morale unilatéralement proclamée comme universelle. Comme les religions en quelque sorte.

"V For Vendetta" par Alan Moore et David Lloyd
© DC Comics

Qu’est-ce qu’Alan Moore ou Art Spiegelman (un promoteur de la judéité qui se réclame paradoxalement de la laïcité) ont apporté à la bande dessinée ? Une faculté de penser. C’est pourquoi, face au déferlement des toons qui prolifèrent sur les écrans, il sera toujours urgent de les relire.

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Illustration en médaillon : © DC Comics

 
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3 Messages :
  • Voici un édifiant et lucide état des lieux en même temps qu’un indispensable signal d’alarme envers notre cher médium, qui plus est américain ! Celui-là même qui par la lecture des aventures de super-héros a permis à des générations de gamins de s’évader au plus haut et même pour certains d’apprendre à lire (ce fut mon cas).
    Encore une fois en cette période de "repos estival", le texte de la TRIBUNE LIBRE de Didier est savant, terriblement clairvoyant et informatif, toute l’âme d’Actua BD ! Merci.
    Car où est-il le Super-héros Indigène d’Amazonie en lutte contre les forces de Bolsonaro en train de brûler son peuple et sa terre ?
    A vos plumes et pinceaux chers collègues citoyens du monde !
    KM

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  • Pourquoi parler d’autocensure ? Spiegelman ne s’est pas censuré lui-même mais d’autres s’en sont chargés... Le fait que la censure passe par des voies détournées et non plus par une institution publique dédiée ne signifie pas qu’elle est auto-administrée, anticipée, intégrée.

    Il s’agit bien d’une censure qui ne dit pas son nom. Et ce faisant, ses objectifs, ses cibles et ses critères ne sont pas franchement déclarés et sont la source potentielle de toutes les dérives discrétionnaires. Cette censure larvée semble bien plus dangereuse que celle qui dit son nom et elle n’est pas moins réelle.

    Pour ceux qui ne connaissent pas encore, la série "Dans la tête d’Alan Moore" d’Arte est édifiante quant à la relation ambiguë, mais pas toujours à sens unique, entre super héros et politique, tout particulièrement les deux premiers épisodes de la série : https://www.arte.tv/fr/videos/RC-014342/dans-la-tete-d-alan-moore/

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