Qui aurait pu croire que le film Pierre-François Martin-Laval (PEF), Gaston Lagaffe, puisse connaître une telle « Bataille d’Hernani » ? Avant même sa sortie en salles (4 avril 2018), cette adaptation de l’œuvre-phare de Franquin, que nous avions pu voir très en amont pour notre part, les forums se sont mis à tourner en boucle.
Dès avril 2015, à l’annonce de la mise en chantier de cette adaptation, le forum de BDGest, connu pour ses posts insultants, annonçait la couleur : « C’est peut être réducteur, mais en ce qui concerne Gaston, je vais partir du principe, avant même le tournage, que ce film est d’ores et déjà une merde sans nom, en espérant faire fausse route du tout au tout. Comme ça je suis sûr de ne pas être déçu. » (Televeau, 06/04/2015).
Sur la page Facebook Les Amis d’ActuaBD.com, un certain Tomaz Anaka, apparemment amateur de chiens et de comics, écrivait dès le 24 mars 2018 : « Ce n’est pas rendre hommage à l’univers de Franquin quand on voit ce qu’ils en ont fait. Faudrait déjà que les persos ressemblent aux persos de la BD : Prunelle, Demesmaeker (la blague)..... et un Gaston prépubère sans gros nez ni sa grosse tignasse si caractéristique.... Ni fait ni à faire ni vu ni à voir. Je n’irai pas voir ce navet annoncé. Y a des œuvres auxquelles on ne peut s’attaquer car elles sont cultes. Là on est dans du business ! De la machine à fric cinématographique alors que Franquin ce n’est pas cela : c’est une machine [sic] d’imaginaire, de créations folles, absurdes, de dénonciations de problèmes de société, de comique de situation, comique de mots, running gags et j’en passe... alors quand je vois la pauvreté du scénar rien que dans la b-a, ce sera sans moi. »
En voilà donc qui n’ont pas vu le film, qui n’ont pas l’intention de le voir et qui, d’emblée, décident, pour le premier, par une curieuse mesure de précaution, que ce film sera une m…, tandis que le deuxième décide qu’à priori, on ne devrait pas l’adapter au cinéma une bande dessinée « culte ». C’est ce culte, cette bigoterie, qui me pose problème.
Une interview assassine
Le 3 avril 2018, dans un timing qui ne doit rien au hasard, Isabelle Franquin, la fille de l’artiste, donnait une interview au quotidien belge L’Avenir, où elle multipliait les qualificatifs vachards sur le film : « débile », « catastrophique », « désastre », « inqualifiable », fait pour renouveler « le cheptel des lecteurs » [sic, merci pour eux], par « appétit du lucre ».
Elle affirme par ailleurs que Gaston est « en quelque sorte, un personnage « mort »… » [re-sic], et se demande si PEF « n’a jamais lu un album de Gaston », tout en refusant de le rencontrer.
Pourtant, avant l’intervention d’Isabelle Franquin, la critique était bien partie : « Alors que deux récents longs métrages sur Spirou ont déçu les cinéphiles, considérait Radio Canada le 30 mars, cette première adaptation des aventures de Gaston Lagaffe est portée par la performance du jeune acteur Théo Fernandez, 19 ans. Révélé dans la saga des Tuche, il campe idéalement le héros indolent en pull vert à col roulé trop petit, jean trop court et espadrilles bleues sur chaussettes rouges. »
« Pull vert à col roulé trop petit, jean trop court, espadrilles bleues sur chaussettes rouges, écrivait Paris-Normandie le 31 mars, ce premier Gaston Lagaffe au cinéma joue sur une ressemblance physique frappante avec le héros de la BD, apportant une vraie légitimité à cette adaptation fidèle signée Martin-Laval, aussi bien dans la réalisation que le rendu à l’écran des plus célèbres gags du héros. Petits et grands y trouveront leur compte pour une fois dans ce genre cinématographique particulier. »
Sur ActuaBD, dès le 27 mars, on pouvait lire : « Le film de Pierre-François Martin-Laval alias Pef est rapide, enlevé, et arrache à chaque instant un sourire voire un rire. Les mômes présents dans la salle rigolent franchement. C’est un film grand public, destiné aux gamins ? Voire. L’adaptation est d’une grande subtilité et, après le changement de paramètre initial qui remet Gaston dans un cadre plus moderne, après que la mouette rieuse ait enlevé en piqué le complément capillaire de l’homme d’affaire, on constate que cette adaptation est d’une extrême fidélité. Jusque dans le détail, l’univers de Gaston est restitué, réinventé et parfois enrichi. »
Tout le monde n’est pas aussi laudatif : l’hebdomadaire belge Télémoustique juge, dans un numéro spécial consacré au gaffeur, le film « inégal ». Il l’aurait trouvé mauvais, du reste, on n’aurait rien trouvé à redire.
Effet de loupe
La sortie d’Isabelle Franquin ne laisse évidemment pas les médias indifférents. La violence de sa diatribe provoque soudain un effet de curiosité, de loupe médiatique. Les critiques de cinéma se retournent à bon compte. Le film a tout à coup « mauvaise presse », selon Patrick Cohen sur Europe 1.
Pourtant, depuis que l’on adapte des bandes dessinées à l’écran (en fait, depuis l’invention du cinéma : le premier film de fiction des Frères Lumière, L’Arroseur arrosé, a été tiré d’une BD créée 15 ans auparavant), peu ont laissé une véritable trace dans l’histoire au titre de « chef d’œuvre ». Beaucoup, en revanche, sont gratifiés de records d’audience flatteurs. Astérix comme Spider-Man ou les X-Men sont des abonnés aux premières places du box-office.
Alan Moore, dont les œuvres les plus importantes ont été adaptées au cinéma (V for Vendetta, From Hell, Watchmen, The League of Extraordinary Gentlemen…) a considéré que, comme artiste de bande dessinée, ces produits dérivés donnaient une mauvaise image de son travail. Et de décider que, désormais, il refuserait les chèques des producteurs. C’est une attitude digne. Comme dans le cas de Franquin, il avait vendu les droits patrimoniaux de ces œuvres. Étant régi par le droit anglo-saxon, il ne pouvait même pas exercer un droit moral.
Qu’Isabelle Franquin ait la même opinion, c’est tout-à-fait respectable. Mais jamais Moore ne se serait permis d’attaquer sans raison tel ou tel réalisateur, de donner son opinion sur un acteur, de dénigrer les autres licences, bref de se poser en autorité critique de cinéma. Chacun son style…
« Le journalisme est la fange infecte où se vautre la gloire » (Francis Picabia)
J’aime cette citation tirée de Caravansérail, car elle dit bien les choses. La machine journalistique démultipliée par celle des réseaux sociaux a cloué le film de PEF au pilori. Était-il pire que Les Profs, son précédent succès ? Non évidemment. Nous maintenons notre opinion : Gaston Lagaffe de PEF un bon film, drôle, bien écrit, malin dans l’adaptation, respectueux mais pas béat, soucieux d’abord de bien caractériser les personnages et de les mettre dans des situations comiques cohérentes. Le jeu des acteurs en particulier est très réussi. À charge pour chacun d’aller vérifier ces dires.
On l’a dit « surjoué », « caricatural »… Franquin ne l’était pas, caricatural, surjoué ? Comme j’ai pu l’écrire, il ne faut pas confondre l’œuvre et l’interprétation de l’œuvre. La bande dessinée et le cinéma sont des instruments totalement différents. Comment voulez-vous qu’il n’y ait pas de différence ?
Ici, les personnages sont « incarnés ». Le génie d’un Depardieu est de pouvoir passer, sans que cela ait l’air un instant ridicule, du rôle de Danton pour Wajda, à celui du gros bébé joufflu Obélix au souffle court pour Claude Zidi et Alain Chabat, à celui d’un maire de Marseille pour Florent Emilio Siri. De même pour Théo Fernandez qui est un Gaston bien ressenti et un réel espoir pour le cinéma français.
Ce qui frappe, c’est l’incohérence de la critique. Mathieu Charrier d’Europe 1 parle à la fois de la « trahison » par rapport à Franquin en ce qui concerne l’adaptation, tout en exigeant « une distance par rapport à l’œuvre », citant Alain Chabat, le réalisateur d’Astérix et du Marsupilami, en exemple.
Mettant en avant le succès du même Chabat avec Astérix et Cléopâtre (un film que déteste Albert Uderzo…), Patrick Cohen se pose la question avec humour : n’y a-t-il que Chabat capable d’adapter une bande dessinée ?
Esprit de chapelle. On en revient à la bigoterie.
Un cas d’école.
Ce Gaston restera à jamais un cas d’école qui montre à quel point la critique est aisée et l’adaptation d’une bande dessinée un art difficile.
Prenons l’exemple de celle de Simon Riaux dans Écran Large (9/4/2018). Il annonce d’abord que l’adaptation de la BD au cinéma est « un champ de ruines ». Pas une ruine en tout cas, car de Superman aux Schtroumpfs en passant par Astérix, ces licences ont plutôt enrichi leurs producteurs.
Chez lui encore, on est dans la métaphore religieuse. Il parle ces « grands emblèmes de la culture populaire » comme des « agneaux sacrificiels destinés aux prime times de chaînes boulimiques… » Il fait de Gaston un « comic-strip » [sic] dont on allonge la sauce scénaristique pour produire, selon ses mots, « un patchwork disharmonieux de sketchs grossiers ».
Un zeste d’argumentation politique au passage n’est pas inutile non plus pour biodégrader le film : « Gaston, écrit comme un héros de la start up nation au devenir de Youtubeur star n’est plus qu’un personnage secondaire (transformer un rêveur anar en obsédé du bio Macron-compatible fallait l’oser ») pour défendre « le concept et la dynamique de l’œuvre de Franquin. »
La sémantique est d’une violence extrême, et elle va crescendo. Le film est « criard », « odieux », offre des « œillades aux youtubeurs dignes de Christine Boutin dopée au vin de messe un jour de Pentecôte », « …tout dans le film respire un opportunisme rance... »
Et de conclure par cette étonnante prédiction : « Nul ne sait encore si le public se rendra en salles pour honorer ce Gaston Lagaffe, mais ce qui est sûr, c’est que les souvenirs de plusieurs générations de bédéphiles y ramperont pour mourir. »
L’argument de « la machine à fric cinématographique », avancée voici un mois dans les forums, est reprise aussi bien par Isabelle Franquin que par Les Inrocks. Coïncidence ou Google Search ?
Dans Le Point, Philippe Guedj n’est pas moins délicat. Cet amateur de comic-books qui est allé jusqu’à Hollywood recueillir la bonne parole de Stan Lee en personne écrit : « Depuis sa tombe, le génie dépressif doit fulminer d’éternels « rogntudju » en se retournant furieusement devant ce spectacle sans talent ni joie, sans effort ni risque. On connaît d’avance la contre-argumentation recuite des instigateurs de cet étron multicolore… »
Dépressif, Franquin ? Ce n’est pas l’avis de sa fille Isabelle qui bloque depuis des années la réédition des entretiens de son père avec Numa Sadoul, Et Franquin créa Lagaffe, précisément parce que le créateur de Gaston s’étend un peu trop sur ses idées noires.
Quant à Hugues Dayez, le Torquemada de la Radio Télévision Belge, l’homme qui avait prédit la faillite prochaine de l’administration de Tintin par Moulinsart il y a trente ans (on attend toujours…), à la fois critique de cinéma redouté et chroniqueur de l’histoire du Journal de Spirou dans l’hebdomadaire de Marcinelle, il s’attaque au jeu des acteurs : « …les acteurs en chair et en os qui singent Gaston, Moiselle Jeanne ou l’agent Longtarin nous semblent moins réels que dans les albums : ce sont des histrions mal attifés qui gesticulent en pure perte sans nous arracher le moindre sourire… »
Il ajoute : « Il n’y a rien à sauver dans ce film : beaucoup de trouvailles visuelles de Franquin ont été transposées (le hamac de Gaston, sa vieille voiture), mais aucune ne fonctionne ; toute la poésie s’est évaporée. L’image est laide, le montage est poussif, les effets spéciaux sont cheap. Pef a réussi une contre-performance historique : son film est un des plus atroces ratages dans une liste noire pourtant déjà longue d’adaptations de classiques de la BD franco-belge. Il se serait attaqué à un "Lucky Luke", il ne mériterait qu’un seul traitement : du goudron et des plumes. »
On peut s’étonner de la formulation extrême de ces expressions. C’est le propre de la bigoterie. Elle ne fait pas dans la nuance. Isabelle Franquin, la première, avait de toutes façons donné le ton…
Tous les médias ne sont pas dans ces excès. Télérama trouve le film « pas tout à fait comme l’annonçait la fille d’André Franquin, mais presque », transfère au réalisateur les défauts du gaffeur : « ...le cinéaste, qui partage avec son personnage la paresse plus que l’ingéniosité, raille trop gentiment la société de consommation et manque l’occasion de mettre le monde de l’entreprise sens dessus dessous » et semble sonner le glas d’un « humour Canal + », longtemps inspiré de la BD, qui avait jusqu’ici plutôt bien prospéré au cinéma.
Bouc émissaire ?
Il reste que, mêmes critiquées, avec des hauts et des bas dans leurs exploitations dérivées, les œuvres d’Hergé, de Peyo, de Goscinny & Uderzo ou de Morris n’ont pas eu à se plaindre de leurs adaptations cinématographiques : jamais leurs créations n’ont été autant diffusées, ni mondialement célébrées. Il faut dire que cette nouvelle adaptation souffre des échecs précédents, notamment ces Aventures de Spirou et Fantasio d’Alexandre Coffre, sorties en salles voici un mois, et accueillies dans l’indifférence tant critique que publique.
Le titre de l’article de Philippe Guedj dans Le Point s’intitulait : « Gaston Lagaffe : pitié, arrêtons le massacre ! » Il serait peut-être temps d’arrêter, en effet, cette chasse au bouc émissaire dont les bigots de toute engeance se sont faits une spécialité.
Entre la bigoterie des uns qui veulent le respect intégriste –et donc forcément impossible- de l’œuvre, trahissant par là-même le souhait de Franquin qui a fait ses débuts dans le cinéma d’animation de se voir, comme tous ses contemporains (Hergé, Uderzo, Morris, Peyo…), porté à l’écran, et une propension journalistique quelquefois abjecte à multiplier les mots d’auteurs pour mieux jouir du massacre d’une réalisation qui ne méritait pas autant d’indignité, il est difficile de ne pas prendre des coups. Sauf qu’on les aimerait plus subtils. Signalons au passage une nouvelle fois le statut particulier de la bande dessinée : quel roman adapté au cinéma a-t-il jamais connu une telle fureur ?
Le complexe du cinéma
Les Japonais et les Américains, les deux plus puissantes nations productrices de bande dessinée dans le monde, ont dépassé ce discours rétrograde depuis longtemps. Il n’est pas une saison où plusieurs séries de manga ou de comics ne défilent sur les écrans, que ce soit en salles, à la TV, en jeu vidéo sur des plateformes comme Netflix.
Il arrive à une certaine BD classique franco-belge ce qui lui était arrivé en 1934, lorsque Paul Winkler et Opera Mundi introduisirent avec Le Journal de Mickey (partenaire de Gaston Lagaffe, le film, tiens, tiens...) la bande dessinée moderne, faisant disparaître une certaine bande dessinée française devenue vieillotte.
Ce discours de pureté, tellement dans l’air du temps au point que certaines critiques du film assortissent leurs arguments d’allusions anti-macronistes, fait abstraction des grands enjeux de la bande dessinée d’aujourd’hui : la concurrence internationale, la nécessité de conserver des jeunes publics, le déploiement des univers fictionnels sur tous les supports. Heureusement, la nouvelle génération des créateurs, qui n’a pas le complexe du cinéma, je pense à la génération de la bande à Lastman ou à celle d’Ankama, a compris cela.
Le jour-même de la sortie de Gaston Lagaffe, La Mort de Staline adaptée d’une bande dessinée de Fabien Nury et Thierry Robin sortait en salle, sans que cela ne suscite de vagues. Cette bande dessinée qui parle de la Russie, créée par deux artistes français, est mise en scène par un réalisateur anglais au nom italien. L’avenir est là.
Les bigots qui prétendent défendre l’œuvre de Franquin sont comme ce Politburo comique qui n’a pas compris qu’une page de l’histoire était définitivement tournée.
(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Gaston Lagaffe de Pierre-François Martin-Laval, avec Théo Fernandez, Pierre-François Martin-Laval, Arnaud Ducret, Jérôme Commandeur, Alison Wheeler… En salle le 4 avril 2018.
Dessins d’André Franquin © Dupuis, 2018Retour ligne automatique
Photos : Arnaud Borrel © 2017 - Les Films Du Premier – Les Films du 24 – Tf1 Films Production – Belvision Avec la participation de TF1 et OCS. Tous droits de reproduction réservés
Participez à la discussion