“J’ai toujours travaillé à partir des dessins des autres”.
C’est ainsi que tu présentais ta fonction d’animateur. Roland Topor, avec lequel tu avais travaillé, affirmait d’ailleurs que la bande dessinée était une prolétarisation de l’artiste. Qu’aurait-il dit des animateurs ?… Faut les chier les 24 images / seconde, à l’époque des cellulos ! Une excellente école pour dessiner le mouvement, la vie.
Tu y excellais. J’étais très impressionné par ta virtuosité et ton extraordinaire bonheur de dessiner. Tu avais toujours le matos sur toi, une vraie boutique d’Art. Tu sortais des crayons, des feutres, des figurines... Je me demande comment t’arrivais à caser tout ça dans tes multi-poches.
Tu ne faisais pas que dessiner, tu photographiais aussi. J’ai encore des centaines de ces photos que tu as prises, un peu comme un journal de ces huit années où nous nous sommes vus presque tous les jours, et même plusieurs fois par jour. On se retrouvait dans les cafés de Belleville à refaire un monde dont l’état ne s’est pas amélioré grâce à nous ! Les habitués nous regardaient intrigués. Tu penses, un Juif et un Arabe, potes comme cochons qu’ils ne doivent pas manger !
Aux gamins, tu demandais quel était le personnage de Disney, d’Astérix ou de Lucky Luke, qu’ils préféraient. Tu avais saisi à merveille le style Disney, celui d’Uderzo ou de Morris. Tu les avais animés, tu les "tenais" à la perfection. Les gamins étaient ravis du cadeau. Parce que tu offrais, tu offrais sans cesse, tu adorais offrir. Tu étais généreux avec tes dessins.
On était faits pour se rencontrer à l’âge adulte. Toi avec ta barbe grise et moi avec mes cheveux blancs. On s’est reconnus. Enfants, on était pareils : partis de rien dans la grande aventure du dessin et de la narration.
Ton enfance, tu me la racontais sans cesse. Cette boîte à musique métallique que l’on t’avait offerte, la révélation ! C’est le dessin autour qui t’avait fait flancher : Pinocchio suivi par Jimini le Criquet ! C’était signé Walt Disney. Ce dessin t’avait rendu fou. Tu as appris à le dessiner.
À la mort de Disney, en décembre 1966, tu as pleuré en voyant la couverture du Paris Match dédiée à la mort de ton dieu : un superbe gros plan de Mickey, la larme à l’œil. "- Un dessin en couverture de Paris Match, tu te rends compte ?! D’habitude, la Une de Match, c’est une photo", que tu me disais... Et t’as eu une envie folle de la copier, de la dessiner, mais t’avais pas un sou pour acheter le journal. Alors, tu as fait la manche pour l’acheter et tu l’as eu ce Paris-Match. Tu en connais beaucoup toi, des dessinateurs qui aurait fait ça pour pouvoir dessiner ? Si c’est pas de la passion, ça, je ne vois pas ce que ça pourrait être d’autre.
Tu as longtemps œuvré dans l’animation : Astérix, Lucky Luke, Persepolis… Et la quille, la retraite ! Tu pouvais enfin te reposer et tu as décidé de faire de la BD. Tu as installé ta petite table lumineuse au fond du bistro et tu as fait l’animation gratos, parce que ça ramenait du monde. À commencer par moi. Tu aimais dessiner à plat. Tu ne supportais pas les tables inclinées. Une vieille habitude de l’enfance, des tables de cuisine en formica.
Tu bossais sur une BD et tu en étais le héros avec Nina, la petite Jack Russel et une fillette, Walisa, ton héroïne. Tu allongeais les planches à une vitesse bluffante. Tu décomposais ta planche en deux feuilles A3, à l’ancienne, comme le faisaient Uderzo ou Franquin pour tes idoles de papier. Superbe travail. Un album de plus de 80 pages. Mais tu n’en étais pas à tes premières armes. Dans les périodes de chômage -les animateurs bénéficiaient du statut des intermittents du spectacle et il ne se réalisait pas un dessin animé tous les jours- tous les studios n’étaient pas aussi généreux que les studios Idéfix qui vous rémunéraient même quand il n’y avait pas de boulot.
Tu avais déjà réalisé des BD. Des histoires courtes, des gags… Et un gros dossier où tu te racontais. Un extraordinaire témoignage du travail d’animateur comme on ne le pratique plus aujourd’hui. J’ai tout fait pour qu’il paraisse. J’ai dû menacer José Jover éditeur de Tartamudo, un ami de plus de cinquante ans pour qu’il l’édite. Comme tu détestais l’informatique, je t’ai appris à faire des "gris" sur Photoshop et tu t’en es très bien tiré. Le bouquin a été édité, que la plupart de tes admirateurs ignoraient.
Tu avais d’autres talents. Tu avais monté un spectacle, un one man show humoristique le temps d’une soirée. Tu écrivais aussi des chansons. Tu as voulu en faire un CD. Tu disais " - C’est pour laisser ça à mes enfants". De tes enfants, je ne connais que Déborah, Zoé et ton petit-fils, Elliot que je salue ici comme ceux que je ne connais pas.
Pour mettre tes écrits en musique, tu avais rémunéré un musicien alcoolique qui s’endormait dès qu’il était assis sur ton lit. Il a ronflé pendant plusieurs jours. Tu ne savais pas comment lui dire que tu allais devoir te passer de ses talents. Et moi, Je ne te croyais pas, alors tu l’as filmé pour me montrer... J’en reviens toujours pas.
Finalement, un autre s’y est collé. "Patrick chante Cohen", c’est le titre du CD. Tu en étais très fier. On s’est tous bien amusés ! On t’avait préparé une farce : Ton musicien jouait dans un bistrot bellevillois. Au milieu du concert, il t’a demandé de chanter... Et tu as chanté, mon salaud !
Je te montrais tout ce que je faisais. Ton avis était important à mes yeux. Je pourrais continuer ainsi longtemps mais il se fait tard et le bistro va fermer… Je sais que demain, ta chaise sera vide. Rassure-toi, je ne porterai pas ton deuil. Je continuerai à vivre, à m’amuser à être heureux et je sais que tu ne seras jamais très loin.
Adieu vieux frère
FARID BOUDJELLAL
Voir en ligne : LIRE L’HOMMAGE D’ACTUABD À PATRICK COHEN
Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.
Participez à la discussion