On en juge en constatant l’inflation ahurissante des scénarios non-originaux. Si l’on devait enlever de la liste des parutions :
- ceux qui reprennent des séries ou les personnages abandonnés par leurs auteurs d’origine ;
- les séquelles (par exemple « le fils de », « la jeunesse de », « le petit X » et autres) ;
- les biographies et biopics (y compris familiaux) ;
- les adaptations de romans à succès, de classiques, de films ;
- les récits tels quels d’événements historiques ;
- les récits tels quels d’actualité ou de faits-divers ;
- les autobiographies…
… il ne resterait plus grand-chose dans la production BD de notre époque.
Toutes ces catégories dominantes aujourd’hui ont en commun que leurs auteurs n’ont pas à faire un usage excessif de leur imaginaire personnel. Ils s’appuient sur ce qui leur est extérieur.
Certes, de tout temps, les auteurs ont utilisé ces truchements, et cela a donné des chefs d’œuvre qu’il serait mal avisé de contester. Mais quand cela devient l’essentiel d’un domaine, on peut s’inquiéter. Ce désolant manque d’originalité, de renouvellement, de créativité, ressemble à une résignation généralisée à la facilité.
Ajoutons que, par ailleurs, certains genres se complaisent dans une éternelle répétition des clichés, avec des scènes cent fois vues, des personnages tous semblables (filles déshabillées et gros cons flanqueurs de coups de poings, elfes, dragons et autres stupidités néo-médiévales).
Ce qui interroge alors, c’est le constat parallèle de l’inflation du nombre de scénaristes, autrefois l’exception, alors qu’y faire appel est devenu la règle pour les dessinateurs. On peut en tirer des interrogations pas forcément cohérentes entre elles :
la crise de l’imaginaire est-elle d’abord celle des dessinateurs qui, n’ayant plus d’idées, ont besoin d’une béquille narrative ?
ce métier de scénariste est-il devenu si facile que même les moins doués se lancent dans cette activité, pourtant peu lucrative (sauf stakhanovisme) ?
la valorisation patrimoniale récente de stars classiques du scénario (Goscinny, Charlier, Moore, Christin…) a-t-elle révélé des vocations massives ?
les sujets-même, qui ne nécessitent pas un imaginaire démesuré, rendent-ils cette activité accessible à tous et toutes, d’où une arrivée massive en période de grand chômage ?
Mais ceci est contradictoire avec le fait que d’excellents scénaristes, pas tous âgés, sont sur le marché. Même si certains se sont laissés happer par le phénomène décrit ci-dessus, ils ont produit en parallèle des histoires réjouissantes d’originalité. On ne peut donc que déplorer de les voir céder parfois à plus de facilité.
Il est aisé de voir que l’élément rémunératoire joue en cette affaire un rôle majeur. Il est clair que reprendre une série qui marche, sans avoir à faire d’effort pour élaborer ce succès, est tentant. Comme est tentante la perspective de pouvoir vivre enfin de son travail. La gloriole y-afférente n’est pas à négliger non plus.
Ce qui aux yeux du vulgaire peut alors passer pour un semblant d’excuse, passera aux yeux des gens de goût pour une faute aggravante. Un artiste ‒ puisqu’aujourd’hui le moindre tâcheron revendique cette appellation de prestige ‒ est quelqu’un qui élabore un univers personnel, qui ne saurait ressembler à aucun autre. Nul ne peut le reprendre après lui, nul ne peut l’imiter avec crédibilité (ou alors c’était un univers médiocre). Seulement le plagier, voire le parodier (ce qui est un autre genre). Cela n’exclut pas le travail en commun avec un autre auteur, ni un travail collectif, mais ce sont d’autres démarches élaborant des univers communs ou collectifs.
Cet univers élaboré peut/doit se nourrir du réel, des événements, de l’Histoire (comme des autres sciences), des personnages ayant existé, des œuvres qui ont précédé, mais cela ne doit pas se faire dans la copie, le démarquage, la répétition, le plagiat.
Je ne peux croire que tant de crayons habiles, que tant de raconteurs subtils puissent prostituer leurs talents à l’hypnose du succès prévu d’avance, du rejet du risque et de la facilité-reine. Je crois plutôt que les sollicitations alléchantes mais trompeuses de marchands, fort éloignés des défis de l’art, servent de fidèles soldats du veau d’or ; que leurs promesses enjôleuses enfument ces malheureux et malheureuses comme un excès de haschich ou d’opium un soir de fête post-confinement.
Oui, la faute est évidemment aux pires manipulateurs de l’édition ! Les éditeurs les plus commerciaux, les moins sensibles à la création de haut niveau !
Alors, ressaisissez-vous ! Laissez tomber ces BD mollasses, sans idées perso, ces reprises à la mords-moi-la-case et ces biopics juste bons pour Hollywood ! Du neuf ! Des idées ! Des personnages du XXIe siècle ! Des histoires qui nous clouent au mur au lieu de nous rappeler le déjà-vu ! Et finissez-en avec l’obsession commerciale de la série ! Les vraies réussites de ces dernières années étaient des one-shots. L’affaire du Covid-19 bouleverse nos habitudes. Profitez-en pour tout changer, c’est le moment !
(par Yves FREMION)
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Photo en médaillon : Sophie Vigneau.
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