Tanger, 1912 : le peintre Matisse, 43 ans, en proie au doute et à la morosité (suite à la mort de son père ,mais aussi à la montée de la "concurrence" cubiste) est venu goûter à la chaleur et au ciel bleu du Maroc. Pas de chance, il pleut... Longtemps.
À partir de cet épisode bien réel, Fabien Grolleau et Abdel de Bruxelles imaginent ce qu’a pu voir, ressentir, imaginer Matisse. Pas de biographie stricto sensu ici, mais, mieux encore, une sorte de biographie imaginaire. Ce qui laisse plus de marge de manœuvre en permettant, peut-être, d’atteindre une réalité plus profonde. On sait en effet a priori assez peu de choses sur ce séjour, mis à part sa rencontre avec une certaine Zorah et bien sûr, les peintures qu’il y a faites ou pensées, notamment ses célèbres Vues depuis la fenêtre. Quoi qu’il en soit, ce séjour a été un tournant qui a relancé Matisse et sa carrière, comme en témoigne le fameux Triptyque marocain de la collection Morozov [1].
Grolleau et de Bruxelles se sont surtout focalisés sur la rencontre avec Zorah dont ils ont fait une sorte de conteuse des Mille et une Nuits, à la différence près que ce n’est pas la menace de la mort qui la pousse à interrompre ses contes le soir venu, pour tenir en haleine son auditeur, et pour la maintenir en vie. Le conte est inséré dans la narration par un changement de mise en page, les cases très libres et colorées laissant la place à un gaufrier plus classique, avec le bleu pour couleur dominante.
On suivra ce conte parallèlement à la vie de Matisse à Tanger. S’entrecroisent l’histoire réelle et celle inventée par nos deux auteurs, le scénariste Grolleau en tête probablement. Cet entremêlement introduit une belle réflexion sur la vérité et le mensonge, qui fait d’ailleurs l’objet de l’avant-propos de l’ouvrage. Abdel De Bruxelles n’a pas cherché à faire du Matisse, ce qui est heureux, tout en ne s’interdisant pas de "citer" quelques-unes de ses œuvres, peintures ou collages, et quelques-uns de ses motifs favoris, comme les fenêtres ouvertes bien sûr, les fleurs, etc... On ressent par ailleurs un vrai plaisir chez Abdel de Bruxelles, auteur d’origine franco-marocaine, à restituer les paysages urbains ou ruraux du Maroc.
On ressort apaisé de la lecture et de la contemplation de cette BD, moins portée par un souci maniaque de reconstitution d’un épisode d’une vie, au demeurant très difficile à atteindre, que par une volonté de nous faire ressentir les émotions d’une des principales et si marquantes figures françaises de la peinture moderne.
(par Philippe LEBAS)
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A lire aussi sur ActuaBD les chroniques de quelques uns des nombreux ouvrages de Fabien Grolleau :
Ragoût aux truffes
Mémoires de quartiers
HMS Beagle, Aux origines de Darwin
et d’un d’Abdel de Bruxelles :
Dominos
[1] Visible à la fondation Louis Vuitton, jusqu’au 3 avril 2022