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Tchang a rejoint Hergé (2)

Par Patrick Albray le 7 octobre 1998                      Lien  
Tchang Tchong-Jen est décédé le 8 octobre 1998.
Ce vieux monsieur qui s'est éteint dans l'anonymat était un mythe. Une légende. C'est ce Chinois qui convainquit Hergé, en 1934, alors qu'il entamait "Le Lotus Bleu" dans la même tonalité caricaturale que ses albums précédents, de se documenter afin de donner une représentation réaliste de la Chine.

On a retrouvé la trace de Tchang !

Sans se douter que son vieil ami le recherchait, Tchang se trouvait à Shangaï, en République populaire de Chine. Après des années de petits métiers imposés par le Grand Timonnier pour rééducation, il avait été réhabilité. Devenu sculpteur officiel de l’Etat, il dirigeait l’Académie des Beaux-Arts. Il ignorait tout de la carrière d’Hergé, et du prodigieux succès de Tintin.
Jusqu’à ce jour de mars 1975, quand il reçut une visite qui allait bouleverser sa destinée (extrait de "Hergé, portrait biographique", Sterckx et Smolderen, Casterman, 1988). Monsieur Wei.

"- Monsieur Tchang, dit-il d’un ton cérémonieux, j’ai reçu des nouvelles de mon frère qui habite aujourd’hui encore la Belgique. Vous avez bien fait certaines études en Belgique avant la guerre ?
- Oui, dit Tchang, qui se relève sur un coude, les yeux arrondis d’étonnement.
- Est-ce que vous avez fait la connaissance, là-bas, d’un auteur très célèbre qui produit des histoires en images pour les enfants...
Monsieur Wei tourne son papier vers la lumière de la bougie et fronce les sourcils :
- Un certain Herg...
- Attendez, dit Tchang en levant une main.
Et le sculpteur saisit un pinceau sur la petite table à côté de sa paillasse, le trempe dans l’encre, et calligraphie cinq lettres en caractères occidentaux.
- Hergé ! déclare-t-il fièrement.

Il s’est assis dos au mur, et regarde à présent son visiteur d’un oeil brillant de plaisir :
- Il était mon ami. Son vrai nom, Remi.
- C’est exact, dit monsieur Wei en scrutant son propre papier. Eh bien, Monsieur Tchang, vous ne mentez pas en disant qu’il était votre ami. Ce monsieur Hergé, depuis des années, cherche à vous retrouver. Il en a parlé récemment avec mon frère à Bruxelles, et celui-ci a pensé qu’il s’agissait peut-être de Tchang Tchong Jen, le sculpteur qui avait accepté de le parrainer lors de sa conversion au catholicisme, il y a plus de vingt ans. Il m’a demandé de prendre un contact préliminaire avec vous, afin de s’assurer qu’il s’agissait bien du même homme. Moi-même je ne connaissais plus votre adresse, j’ai dû vous rechercher dans les registres communaux, mais je suis heureux que cet effort n’ait pas été vain.
Monsieur Tchang, vous allez d’ici peu recevoir une lettre de votre vieil ami...

Lettre à Tchang

"Le 1er mai 1975

Mon cher Tchang,

Quelle joie de pouvoir, après de si nombreuses années, écrire de nouveau ces trois mots : mon cher Tchang !
Vous ne pouvez pas savoir avec quelle émotion j’ai appris, par M. Wei, ici à Bruxelles, que vous connaissiez son frère, que vous viviez à Shanghaî et que vous étiez un sculpteur célèbre !
Et lorsqu’il m’a remis, il y a quelques jours, l’enveloppe, écrite par lui-même, où figuraient votre nom et votre adresse, je me suis cru transporté quarante ans en arrière, tant cela m’était resté familier.
Quarante ans, oui, à peu de chose près. C’est peu de
temps avant la Seconde Guerre mondiale que vous avez regagné votre pays. Je vous raconterai plus tard comment cela s’est passé pour nous. Pas trop mal, vous le voyez, puisque nous voici toujours vivants et en bonne santé ! Moi, j’ai toujours continué à composer mes livres pour la jeunesse. Jusqu’à présent, j’ai publié vingt-deux albums de Tintin. Et je viens d’en terminer un vingt-troisième, qui sortira sans doute l’année prochaine.
Par courrier séparé, je vous en envoie deux : « Le Lotus bleu », celui auquel vous avez si gentiment collaboré et qui, depuis, a été réédité en couleurs, et « Tintin au Tibet », qui est sorti en 1960.
Voilà donc quinze ans que cet album a été publié et vous verrez comment Tintin finit par retrouver son ami chinois Tchang, celui qu’il a connu dans « Le Lotus bleu » !

N’est-ce pas une curieuse anticipation de ce qui vient de se passer dans la réalité ? Moi non plus, je n’ai jamais perdu l’espoir de vous retrouver un jour et de vous exprimer à la fois ma fidèle amitié et ma sincère reconnaissance.
Je dis bien ma reconnaissance. Pas seulement pour l’aide que vous m’avez apportée, à l’époque, dans mon travail, mais aussi, mais surtout pour tout ce que, sans le savoir, vous m’avez apporté. Grâce à vous, ma vie a pris une orientation nouvelle. Vous m’avez fait découvrir des quantités de choses, la poésie, le sentiment de l’unité de l’homme et de l’univers. Je vous vois, je vous entends encore m’expliquer la vie d’un arbre qui se trouvait derrière notre maison, un jour que vous étiez venu nous rendre visite, à ma femme et a moi.
Grâce à vous enfin, j’ai découvert - après Marco Polo ! - la Chine, sa civilisation, sa pensée, ses arts et ses artistes. En ce moment-même, je suis plongé dans le Tao-tö-king et dans Tchouang-Tseu, et c’est à vous que je le dois !
Je viens de vous parler de ma femme, que vous avez connue. Nous nous sommes séparés en 1960 et nous sommes actuellement en instance de divorce. Mais nous sommes restés en bons termes et elle m’a prié de se rappeler à votre bon souvenir et de vous transmettre ses amicales pensées.
 Pour en revenir à la Chine que vous m’avez fait découvrir et à la part inconsciente que vous avez prise dans mon évolution je venais, quelques jours à peine avant d’avoir de vos nouvelles, de prendre une décision : celle d’apprendre le chinois !
Vous ne pouviez pas prévoir, n’est-ce pas, pas plus que je n’aurais pu le faire, que notre rencontre aurait entraîné de telles conséquences !
Voilà surtout ce que je voulais vous dire dans une première lettre. Faut-il ajouter que je serais infiniment heureux d’avoir de vos nouvelles. Au cas où vous auriez un peu oublié votre fiançais, vous pouvez m’écrire en anglais. Ou même en chinois : je ferai traduire en attendant d’être capable de le faire moi-même !
Et si vous pouviez me faire parvenir l’une ou l’autre reproduction de vos oeuvres, vous me feriez un immense plaisir.

Avec ma vieille, fidèle et solide amitié.

Hergé"

(par Patrick Albray)

Cet article reste la propriété de son auteur et ne peut être reproduit sans son autorisation.

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