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Thierry Gloris & Cyrielle 1/2 : « En France, on a besoin de mettre les gens dans des cases ou de faire des catégories. »

Par Florian Rubis le 11 août 2010                      Lien  
Croisés lors de Japan Expo 2010, Cyrielle et Thierry Gloris nous parlent de Tokyo Home (Kana). Leur album jeunesse de 221 pages est influencé par le shôjo (manga pour les filles), et surtout des lectures longtemps cultivées par sa dessinatrice. Mais les deux auteurs ne souhaitent pas forcément se voir assimilés à la mouvance du global manga ou de sa version francophone, le « manfra »…
Thierry Gloris & Cyrielle 1/2 : « En France, on a besoin de mettre les gens dans des cases ou de faire des catégories. »
« Tokyo Home » (couverture)
© Thierry Gloris, Cyrielle & Kana, 2010

Ce projet est-il né de votre rencontre ou, hypothèse de ma part, est-il lié à la proclamation de 2009 « année du shôjo » chez Kana ? Voire est-ce que cela n’a rien à voir et considérez-vous davantage Tokyo Home comme une œuvre jeunesse ?

Thierry Gloris : En fait, cet album a connu une vraie aventure ! Au tout départ, je devais rentrer chez Dupuis pour bosser au journal de Spirou. Avec Cyrelle, nous avions élaboré un projet relatif à de petites histoires se déroulant dans ce cadre : du franco-belge, situé dans une école. C’était sympa et fun. Puis Dupuis s’est fait racheter par le groupe de Dargaud et tout a été « gelé ». Il a fallu faire autre chose. Moi, j’ai fait des albums franco-belges à droite, à gauche. Mais, chez Dargaud, il y avait une collection où l’on publiait Alta Donna [de Mathieu Mariolle et MiniKim, colorisation de Pop, Dargaud, 2008, N.D.A] et il s’agissait pour nous d’y sortir trois albums, à peu près au même format, en 125 pages, en jeunesse. Nous pouvions choisir : en noir et blanc ou en couleurs. Nous avons opté pour le noir et blanc, parce que c’était trois euros de moins sur le prix d’achat. Pour les gamines et les gamins, c’était intéressant. C’était vraiment une belle collection jeunesse. Cependant, elle est plus ou moins morte, si j’ai bien compris, alors que nous avions déjà réalisé un album et demi, prêts à sortir les trois albums assez rapidement.

En résumé, après Dupuis, avec qui je n’ai pas vraiment bossé in fine, puis Dargaud et sa collection de 125 pages qui ne fermait boutique, nous avons été présenté ce projet chez Kana car je désirais réellement faire des récits jeunesse, tout en sortant du 46 pages standard. Ça a bien marché tout de suite. L’éditrice, Christel [ Hoolans, des éditions Kana, N.D.A], a surtout accroché très rapidement sur la thématique.

Études pour le personnage de Julie, héroïne de « Tokyo Home »
© Cyrielle & Kana

J’ai surtout réalisé ce livre pour ma fille de 10 ans, à qui je lui ai d’ailleurs dédicacé. Lorsque j’ai fait Le Codex angélique [avec Mikaël Bourgouin, Delcourt, 2006, N.D.A.], il s’agissait d’un récit fort sombre, pas vraiment indiqué pour les enfants. Et donc, à l’école :

« – Qu’est-ce qu’il fait ton papa ?

– Il fait des livres.

– Et quoi comme livres ?

– Ben, je sais pas, je ne peux pas les lire… »

Alors, je lui ai dit : « Je vais te faire un livre ! » Enfin, une série. Je suis parti de cette idée-là, ce qui a abouti à cet album.

Du coup, la réalisation de cet ouvrage tenait-elle plus à une motivation familiale qu’à une orientation vers le manga ? Car, Thierry, on vous connaissait auparavant plutôt comme un scénariste de franco-belge, voire pour des engouements se rapportant en supplément davantage aux comics. Faut-il y voir là l’influence de votre partenaire dessinatrice ?

TG : Il y a corrélation. Déjà, en tant que scénariste, je fais toujours un album, une série, soit au sujet historique, soit même le plus mainstream possible ou imaginable, à condition que le sujet me touche. Il faut que je trouve un intérêt, quelque chose à creuser en moi. Pour ce coup-là, j’ai vraiment fait un album pour ma fille, sur le thème : « Qu’est-ce que la différence ? »
Il y a toujours de petites histoires à ce propos dans une cour d’école. Je rejette telle copine parce qu’elle n’aime pas « machin » ou car elle a des nattes. Enfin, des trucs absurdes de gamins. Tout cela m’énervait, mais c’était de son âge. Alors, je lui ai donc dit : « Je vais te faire un album sur la différence. Car la différence, c’est un plus ! »

En outre, comme ma famille est métissée, je voulais vraiment lui expliquer cette influence-là.

Pour m’adresser à elle, donc en jeunesse, il fallait trouver une thématique qui l’intéresse. Et c’est vrai que le Japon l’attire énormément. Elle lit des mangas, comme une gamine de dix ans. Donc, je me suis dit : « On va travailler sur le Japon ! »

Ensuite, j’en ai parlé à Cyrielle et j’ai découvert qu’elle était une passionnée par ce pays, et qu’elle adorerait le traiter dans un récit. Donc, même si nous n’en avions pas réellement parlé à la base, Tout a coulé de source

Cyrielle (portrait)
© Florian Rubis, 2010

Cyrielle : Le projet était super sympa ! Mais, plutôt que du manga, c’est de la bande dessinée. Au niveau de la mise en pages, c’est beaucoup plus dynamique. En revanche, nous ne voulions pas spécifiquement une narration qui ressemble à du manga ! Thierry me donne le scénario prédécoupé et, là-dessus, je dessine les planches.

TG : En franco-belge, je donne souvent des indications de plans. Alors que là, avec Cyrielle, il s’agit plus d’effets ou d’implications que je suis allé chercher, personnellement, dans le roman graphique français. Ce sont mes lectures. Par exemple, il y a un truc très bête : à un moment donné, l’héroïne reçoit sa lettre de rupture. Tout le décor qui s’estompe, au fur et à mesure, honnêtement, c’est un truc que j’ai « repompé » sur le Journal de Fabrice Neaud. Enfin, j’avais le souvenir de cet album-là. Il m’avait vraiment marqué et, graphiquement, je me suis dit que c’était génial !

D’autant que, à mon avis, lui-même l’avait peut-être déjà « repiqué » d’après le travail d’un mangaka (je sais qu’il est passionné de narration japonaise). Et moi, c’est venu par lui, et non par le Japon. Je me suis dit que c’était intéressant de l’utiliser. Donc, j’en avais parlé un peu avec Cyrielle, qui l’a interprété…

À la base, y-a-t-il eu, quand même, des voyages au Japon ? D’où vient l’inspiration ?

C : Moi, j’ai grandi avec le manga. Petit à petit, je me suis vraiment intéressée au Japon et à sa culture en règle générale, par delà le manga. Effectivement, je me suis déjà rendue au Japon. J’en ai donc une certaine connaissance, ainsi que des relations entre les Japonais, de leur façon de fonctionner. Je parle un peu la langue. Le Japon, c’est donc une partie de moi qui transparaît dans mon travail.

Y compris au niveau du graphisme et de l’aspect esthétique : ne pourrait-on pas, éventuellement, les rapprocher du shôjo ? Peut-on dire que vous cultivez un côté kawaii [mignon, N.D.A.] ou pas du tout ? Comment le ressentez-vous ?]

C : À une époque, je dessinais vraiment très manga : j’avais un style du type avec de grands yeux. Puis j’ai fait une école dans laquelle c’était mal vu et j’ai dû changer totalement. Je me suis cherchée pendant des années pour arriver au style auquel je suis parvenue à l’heure actuelle. Je ne pense pas avoir un style manga, ni un style franco-belge bien défini. Je pense que c’est un mélange des deux. C’est moi : un peu de France, un peu de Japon. Et voilà ! Mon dessin, c’est moi.

Les clichés cultivés par Julie lors de son arrivée au Japon (« Tokyo Home », p. 6)
© Thierry Gloris, Cyrielle & Kana, 2010

Un style hybride ?

C : Je ne cherche pas à faire à la façon de… Ça vient tout seul. C’est venu comme ça. On sent que les deux cultures s’y rejoignent. Ça fait un truc particulier.

Vous considérez-vous comme quelqu’un appartenant à la mouvance de ce que l’on appelle le global manga, voire sa version en langue française, le « manfra » ?

C : Oui et non. Parce qu’en France, on a besoin de mettre les gens dans des cases ou de faire des catégories. Pour moi, je ne le ressens pas de cette façon. Je n’ai pas l’impression de faire partie de cette génération-là. Personnellement, je suis amoureuse du Japon, pas forcément du manga. J’en lis beaucoup moins qu’avant, en sélectionnant mieux mes lectures, car il y a vraiment un tri à faire. Non, je n’ai pas cette sensation de faire partie de cette génération-là.

Je sais ce qui me plaît, car effectivement, j’aime le Japon. J’ai envie d’en parler, de raconter des histoires là-dessus. Cependant, je ne cherche pas à faire à la manière de… Ou à devenir mangaka. Ça n’est pas le but !... Je cherche à être moi, tout simplement.

En même temps, à la lecture, on retrouve des codes similaires. De qui viennent-ils : du scénariste, de la dessinatrice ?

C : C’était aussi le but de l’histoire. Julie, l’héroïne, débarque dans un pays où, en arrivant, elle a des clichés dans la tête. L’intérêt, c’était, justement, de la mettre face à la réalité, de casser ces clichés petit à petit ; de les prendre et de les modifier afin de mieux comprendre ce qu’elle vit et ce qui lui arrive. Alors, on s’en est servi pour faire l’histoire. Après, il est vrai que j’ai une culture assez importante du manga. Donc, forcément, ça se ressent, parfois malgré moi !

(par Florian Rubis)

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Code EAN :

En médaillon : Cyrielle et Thierry Gloris, lors de Japan Expo 2010 © Florian Rubis, 2010.

Lire notre article présentant l’actualité de Thierry Gloris.

Tokyo Home – Par Thierry Gloris & Cyrielle – Kana – 221 pages, 15 euros

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