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Thierry Martens - Mort d’un savant de la BD

Par Didier Pasamonik (L’Agence BD) le 29 juin 2011                      Lien  
Le décès de Thierry Martens a suscité de l’émotion auprès de ceux qui l’ont connu. L’homme a joué un rôle central dans la BD franco-belge au début des années 1970, pendant près de 20 ans. Rédacteur en chef, éditeur, scénariste, écrivain, c’était une personnalité entière qui ne laissait personne indifférent.
Thierry Martens - Mort d'un savant de la BD
Thierry Martens est "le bourreau" dans Ric Hochet. Un bourreau de travail, surtout...
Dessin de Tibet. (C) Le Lombard.

C’est l’histoire d’un petit garçon dont on retrouve la trace dans le Courrier des lecteurs de Petits Belges qui y fait part de sa passion pour la bande dessinée. Quelques années plus tard, il dirigera le Journal de Spirou.

Pour les familiers du petit milieu de la bande dessinée, cela sonnait comme un lieu commun : Thierry Martens, c’était une encyclopédie ambulante, "la" somme vivante de toutes les connaissances relatives aux éditions Dupuis, un monumental livre d’Histoire et d’histoires à lui tout seul. On peut en avoir un aperçu dans les anciennes intégrales des éditions Dupuis, consacrées aux grands classiques : c’est lui qui, sous le pseudonyme de "M. Archives", en écrivait tous les dossiers d’introduction, avec une incroyable érudition. Mais ses connaissances dépassaient largement l’éditeur de Marcinelle, il était l’un des grands experts de toute la bande dessinée que l’on qualifiait d’"Age d’Or", qu’elle soit européenne ou américaine, ou même dite "de kiosques de gare".

Il était aussi passionné de littérature populaire, dont il dévorait plusieurs volumes par jour, dénichés dans les brocantes qu’il adorait fréquenter, n’hésitant pas à franchir la Manche pour en trouver des exemplaires introuvables sur le continent. Il en rassembla et préfaça diverses compilations, sous le pseudonyme d’Yves Varende, et en écrivit même quelques titres à ne pas mettre entre toutes les mains, sous d’autres pseudonymes.

Il fut l’un des premiers à rédiger un mémoire sur la bande dessinée, premier travail de caractérisation de l’école belge de BD, à une époque où elle était encore considérée comme un divertissement pour enfants, sans aucun intérêt ni artistique, ni intellectuel. C’est suite à ce travail de fin d’études qu’il était devenu Rédacteur en Chef du journal "Spirou", Charles Dupuis ayant été impressionné par son érudition.

Rédacteur en chef de Spirou

Il fut un rédacteur en chef contesté (lequel ne l’a pas été ?), mais respecté. Il passait pour un ours alors que c’était surtout un grand timide. Mais dès qu’on parvenait à franchir cette barrière de froideur, on découvrait quelqu’un de passionné, qui pouvait se montrer généreux, et dont la gentillesse réelle contrastait avec des propos souvent très durs pour certains auteurs ou leur travail. Car il avait la plume facile, et elle pouvait être trempée dans du vitriol.

Tout le monde n’appréciait pas ses choix éditoriaux, ce qui lui valut pas mal de critiques. Qui culminèrent avec une véritable fronde en 1977, menée par Franquin et Delporte, qui créèrent Le Trombone illustré en réaction aux bande dessinées "musclées" qu’il publiait dans Spirou. Sa « mauvaise réputation » lui valut de devenir un personnage de Ric Hochet : « Le Bourreau »…

Mais il permit à une nouvelle génération de s’épanouir dans l’ombre de ces maîtres. Raoul Cauvin lui doit ses débuts de scénaristes à succès, comme il le rappelait dans nos pages : « Encore aujourd’hui, on le regrette à la rédaction. C’est grâce à Thierry que Pierre Tombal et Pauvre Lampil ont été publiés dans Spirou. Il a accepté ce que d’autres m’ont interdit. Je peux vraiment le remercier. »

Roger Leloup, François Walthéry, Frank Pé, Yslaire, Wasterlain, Geerts, Darasse,… lui doivent une impulsion décisive à leur carrière, même si, comme le dit Wasterlain, les réunions se faisaient au bistrot du coin –le Manderley- et qu’il fallait une vessie résistante pour le suivre…

Bernar Yslaire, l’auteur de Sambre : « Quand Thierry vous parlait, il regardait votre menton. Il m’a fallu quelque temps avant de comprendre que derrière l’imposant rédacteur en chef de Spirou, il y avait un grand timide, un peu désabusé et fort incompris, fidèle en amitié. Il avait un goût certain pour la provocation, et des formules lapidaires qui ont du en blesser plus d’un, alors qu’il voulait défendre la littérature populaire face au snobisme des années 1970. Moi, il m’a beaucoup aidé et toujours soutenu. Et puis c’est vrai, il avait l’alcool généreux. La première fois que je l’ai rencontré chez Jean-Marie Brouyère, j’avais 14 ans et il m’a ramené, saoul, chez mes parents, pour me donner un alibi… »

En 2008, pour la fête des 70 ans de Spirou au CBBD : Cinq rédacteurs en chef du journal prenaient la pose.
De gauche à droite : Frédéric Niffle, Alain De Kuyssche, Patrick Pinchart, Thierry Martens et Thierry Tinlot. - Photo : (c) Nicolas Anspach

La fin d’un règne

En dépit d’une fronde des grands auteurs à son encontre, sorte de combat carolorégien entre les anciens et les modernes, Franquin n’en éprouvait cependant pas moins de respect pour lui. Patrick Pinchart : « En 1987, lorsque je fus engagé comme rédacteur en chef de "Spirou", à l’arrivée d’une nouvelle direction, il me dit : "Surtout, interviens pour que Dupuis ne vire pas Martens !" Je n’eus pas à le faire, on connaissait trop bien la valeur de l’historien qu’il était. Mais, avec le temps, son rôle dans la maison diminua progressivement. De "M. Albums", il redevint "M. Archives", ne s’occupant pratiquement plus que du patrimoine de Dupuis. Il fut relégué dans un minuscule bureau trop petit pour y caser toutes ses précieuses archives, version marcinelloise du "placard". »

Thierrry Tinlot, ancien rédacteur en chef de Spirou : « J’ai eu l’occasion de côtoyer Thierry Martens pendant toutes mes années chez Spirou. Nous avons quitté l’entreprise ensemble : moi j’ai pris la porte… et lui sa retraite. Il était le fameux « M. Archive » et la mémoire vivante de Dupuis. Même si je n’étais pas franchement en phase avec lui sur ses opinions politiques, euh, très très tranchées et musclées, je reconnais que j’ai toujours eu un faible pour le bonhomme. Sous des dehors assez rustres, il cachait une grande timidité. Il va sans dire qu’il savait tout sur tout. Mais la raison pour laquelle je l’ai surtout respecté, c’est parce qu’il a fait de l’excellent boulot lorsqu’il était à la tête du journal de 1968 à 1978. Un vrai talent d’animateur et de découvreur de talents : la plupart des auteurs aujourd’hui classiques dans le catalogue ont été amenés par Martens. Hardy, Hislaire, Frank et toute cette génération d’auteurs. Mais c’était aussi quelqu’un qui, dès son passage à la tête du journal, a eu à cœur de valoriser les grands anciens (j’ai découvert Félix de Tillieux en supplément dans Spirou à cette époque). « Monsieur Martens », comme tout le monde l’appelait dans les bureaux, était vraiment un personnage haut en couleurs, et je suis content de l’avoir croisé. »

Il quitta Dupuis l’année de sa retraite, refermant le même jour, définitivement jura-t-il, les portes du monde de la bande dessinée. Il y conserva néanmoins quelques fortes amitiés.

On pouvait le rencontrer, chaque mercredi, dans un café proche de la Gare centrale de Bruxelles. Il était là, avec sa pipe, quelques chopes et quelques livres, entouré de fidèles qui le maintenaient au courant des petits et grands faits de la maison Dupuis. On ne se refait pas...

(par Didier Pasamonik (L’Agence BD))

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Code EAN :

En médaillon : Thierry Martens par D. Pasamonik.

Merci à Patrick Pinchart pour son concours.

 
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